Le lendemain, Paul vit entrer dans sa chambre un homme d'une cinquantaine d'années, grand, avec un air doux. Mugnier le présenta.
- Le docteur Marsan est un spécialiste de la traumatologie crânienne et des cas d'amnésie. Je lui ai parlé de ce rêve sur la jeune fille de la chambre trente et d'autres petites choses. Ton cas l'intéresse.
Paul ricana, il s'y attendait. La visite de la commissaire l'avait pris par surprise. Elle s'était montrée gentille et puis elle était si belle qu'il avait baissé sa garde. À sa décharge, c'est vrai qu'il se déplaçait dans le brouillard. Il avait parfaitement reconnu la fille en question, mais c'était si vieux que c'en était presque irréel.
- J'imagine qu'il veut observer mes réactions quand je rentrerai chez moi.
- C'est exactement cela, répondit Mugnier, surpris d'une telle perspicacité, mais pas seulement. Tu as perdu la mémoire et cependant, tu as fait deux citations latines et une en allemand. C'est...
- ... Très troublant pour un scientifique.
- Les troubles mémoriels sont fréquents après un choc violent. En l'occurrence, c'est plus qu'un choc violent, mais un très grave enfoncement de la boîte crânienne, théoriquement mortel. Que tu sois vivant est donc incompréhensible. Mais il y a plus. Tu as subi une longue phase d'agnosie.
- De quoi ?
- L'agnosie est l'incapacité de reconnaître ce qui est perçu alors que les organes sensoriels restent intacts. Tu étais aveugle alors que tu n'aurais pas dû l'être. Tu ne pouvais pas parler, alors que rien ne s'y opposait. Ta mémoire reste bloquée, alors que, selon la commissaire, tu es très différent du Paul Duval qu'elle a connu.
Paul préféra se taire.
***
Le taxi quitta Lyon-Sud pour Oullins, petite ville toute proche. Paul était conscient que Marsan guettait ses moindres réactions. Quand ils empruntèrent la rue du Perron et passèrent devant un beau portail de style renaissance, le taxi ralentit intentionnellement, il s'y attendait.
- Lisa Gauthier, la jeune fille de la chambre trente, est ici. Vous souvenez-vous d'elle ?
- Je devrais ? C'était elle, ma copine ?
- Je ne sais pas si on peut le dire ainsi, vous l'avez persécutée au point qu'elle a tenté de se suicider. Elle va mieux à présent.
Paul n'eut aucune réaction, cela viendrait en son temps, quand il serait seul
Le taxi continua sa course et s'arrêta devant un grand portail peint en vert.Marsan appela par l'interphone, le portail s'ouvrit. Un parc apparut, avec à gauche un immense garage aux grandes portes en bois ornées de fers ouvragés, et juste à côté un jardin d'hiver et un petit bassin où flottaient des nénuphars. Le pavillon était au fond. Sur le porche attendait une vieille femme au sourire légèrement crispé. Émilie avait dû être briffée car elle resta muette, seuls ses yeux parlaient, ils disaient sa joie. Elle s'effaça pour laisser entrer les deux hommes.
Paul resta stupidement planté au milieu d'un hall gigantesque qui desservait des pièces étroitement fermées. Il ne savait où aller. Émilie interrogea Marsan du regard, il lui fit un signe. Elle ouvrit celle de droite. Elle donnait sur un salon austère. Il y avait un miroir, quelques tableaux, un ameublement cossu, mais vieillot. Les stucs au plafond évoquaient un confort bourgeois, désuet. Trois revues traînaient sur une table basse, des hebdomadaires financiers. Émilie était déçue.
- Tu ne reconnais rien ?
- Non.
Paul ne disait pas la vérité. Il avait parfaitement reconnu le portail et le charmant pavillon bourgeois du 19e, mais il n'en avait jamais poussé la porte, d'où son étonnement devant ces pièces à l'ameublement vieillot.
- Les amnésiques souffrent de leur perte d'identité, est-ce votre cas ?
- Non, je suis juste curieux. À propos, vous êtes psy, bien sûr.
- Oui.
- Vous voulez réparer ma tête ?
- Je ne le dirais pas comme ça, mais oui, sachant que rien ne peut se faire sans votre accord.
- Que vous n'aurez pas.
- Pourquoi ?
- Je n'aime pas les psychiatres, c'est comme SOS dépannage, on ne sait jamais ce que ça va coûter.
- Si vous dîtes cela, c'est que vous avez peur, murmura Marsan d'une voix douce, calme, impénétrable.
- Aquila non capit muscas5
Marsan sursauta, on lui avait parlé de ces citations latines, d'où sortaient-elles, que se passait-il dans ce cerveau traumatisé ?
- Vous vous sous-estimez.
***
Marsan était bien placé pour savoir qu'il ne faut pas forcer la résistance d'un malade, il fit taire sa curiosité, donna des conseils en ce sens à Émilie et prit congé. Émilie et Paul se retrouvèrent face à face.
Énervé à l'avance, il comprit qu'il n'échapperait pas à la logorrhée habituelle. Elle lui expliqua, pour la nième fois, qu'elle connaissait tout son passé, qu'elle lui avait donné l'amour dont il avait été privé, soigné ses premières blessures, consolé ses échecs et tenté de le protéger quand était venu le temps des bêtises. Tout y passa, sa petite enfance, ses couches-culottes, ses premiers pas, ses caprices. Le fait qu'ils étaient toujours seuls tous les deux, que c'est elle qui lui avait servi de véritable maman pendant que sa mère voyageait d'un bout à l'autre du monde et que son père amassait de l'argent à la pelle. Elle savait tout de lui, au moins jusqu'à ce que commencent ses folies. Après, il lui avait tout caché.
Paul était incapable de répondre aux regards chargés d'amour, aux sollicitations muettes, pour la bonne et simple raison qu'il n'avait jamais perdu la mémoire, bien au contraire, mais les souvenirs qui l'envahissaient n'étaient pas ceux qu'attendait la vieille dame. Il avait vécu dans cette rue, marché sur ce trottoir. Il avait fait ses études secondaires dans le lycée où la jeune fille de la chambre trente avait repris les siennes.
Autant changer de sujet et en apprendre plus sur les propriétaires de cette maison.
- Pourquoi tous ces voyages ?
- Ton père était une sorte de collectionneur, il parcourait le monde pour racheter des voitures exceptionnelles. Lui-même roulait dans un coupé Mercédès qu'il venait de s'offrir. Il est à toi maintenant. Tu veux le voir, il est de toute beauté.
Paul la suivit jusqu'au garage. Une élégante voiture de sport, noire, racée, aux chromes discrets, mais qui ajoutaient une touche de noblesse, semblait l'attendre. C'était irrésistible. Il s'installa au volant. Contente de sa réaction, Émilie lui proposa de la suivre dans le bureau de son père.
***
C'était une pièce toute en longueur, remplie de classeurs à rideaux et d'une table de travail assez sobre. Une petite porte, dans un angle, donnait sur un minuscule w.c. décoré d'un tableau représentant un homme au visage lisse, sans l'ombre d'un sourire. « Ton père », lui dit-elle.
Paul se souvenait très bien de son vrai père, de ses yeux rieurs sous des sourcils en bataille, de sa gentillesse inépuisable, de sa fantaisie, de son goût immodéré des voyages lié à une incapacité pathologique à être heureux quelque part, infirmité qu'il lui avait transmise, avant que Paul ne se découvre une passion pour le jardinage.
- Pourquoi le tableau est-il dans les w.c. ?
- Il dissimule un coffre-fort mural.
- Qui contient ?
- Je ne sais pas. Ton père était très secret sur ses affaires, mais il était riche, très riche. Regarde.
Émilie lui désigna un premier classeur à rideau. Paul y découvrit une avalanche de dossiers. Il en choisit un au hasard : Espace quatre-vingt.C'était une résidence au nord de Lyon, sur une terrasse dominant le Rhône, Duval père y possédait deux appartements.
Il ouvrit un autre dossier. Les Moidonsétaient une forêt de cinquante hectares dans le Jura. Suivaient les titres de propriété d'autres biens fonciers et immobiliers : trois étangs dans la Dombes loués à des sociétés de pêche, d'autres appartements, des garages. Visiblement, l'homme aimait diversifier ses placements.
- Les dossiers de l'entreprise ne sont pas là.
- Parce qu'il y a une entreprise !
- La Duval's dreamcar. Ton père a fait fortune en rachetant, un peu partout, des voitures ayant appartenu à des célébrités. Il les faisait rapatrier dans son garage de Brignais, où une équipe de spécialistes les restaurait. Puis il les revendait dans son agence de la rue de la République.
- Bigre ! Et il a réussi de jolis coups ?
- Il a racheté la Cadillac Ville Estate Wagond'Elvis Presley, et l'a revendue le double. Idem pour la Lamborghini Miurade Johnny Hallyday, elle lui a rapporté pas mal d'argent.
- Que les années soixante ?
- Non. Un hasard lui a permis d'acquérir la Delaunay-Belleville 1910du tsar Nicolas II, il est allé la chercher directement à Moscou, c'est là qu'il a eu l'idée de racheter la Packard 12de Staline, sa voiture préférée. Il paraît que c'est à son bord qu'il a observé les ruines du Reichstag dans Berlin en ruine.
- Incroyable ! Et toutes ces voitures ont été revendues ?
- La ZIL-114de Brejnev est encore en magasin, ainsi que la Horch 853 Sport Cabrioletde Goering. Le grand regret de ton père est de ne pas avoir pu racheter la Lincoln Continentaldécapotable de John Kennedy, elle est au musée Henri Ford.
- Je peux ouvrir les tiroirs du bureau ?
- Tout est à toi maintenant.
Paul en doutait profondément. Vivait-il un rêve ou un cauchemar ? Allait-il se réveiller ? La gentillesse d'Émilie, sa tendresse, l'amour visible qu'elle lui portait lui fit du bien. Ça ne dura pas. Le tiroir central contenait un pistolet dans son holster. Il le sortit.
- Qu'est-ce que c'est que ce truc ?
- Un glock.
- Pour quoi faire ?
- Rester en vie.