J'en avais vu des cadavres, des morts violentes, dans ma longue carrière de policier, mais je ne pouvais m'y habituer. Des hommes, des femmes, et même, l'horreur suprême, des enfants, souvent dans des positions bizarres, de celles qu'on ne prend jamais dans la vie, comme des pantins de chiffon qu'on laisserait choir avec indifférence ; mais tous, dans leur regard figé, semblaient envoyer le même message « Qu'est-ce que je fous là, c'était pas mon heure... ». Après avoir mis des recouvre-chaussures pour ne pas polluer les abords immédiats de la voiture, je me suis approché de la Chrysler Conquest rouge de 1988. C'était un modèle ancien, mais encore très prisé des amateurs de belles voitures. Celle-ci était rutilante et semblait neuve. La vitre du côté conducteur par laquelle j'essayais de voir à l'intérieur était couverte de sang et d'un liquide blanchâtre assez repoussant. Je suis passé de l'autre côté et, après avoir enfilé une paire de gants en latex, j'ai ouvert la portière, ce qui m'a permis de mesurer l'horreur de la scène. Une femme était au volant, le haut du corps penché en avant, le visage tourné vers la gauche. Le siège baquet en cuir noir légèrement enveloppant avait maintenu le corps, l'empêchant de basculer sur le côté. La ceinture de sécurité était défaite. Vêtue d'un jean et d'un T-shirt blanc, la victime paraissait d'âge moyen, la quarantaine environ, des cheveux blonds que le sang avait rendus poisseux. Sa boîte crânienne était à moitié arrachée. Était-ce un suicide, un meurtre ? Bien qu'il n'y ait aucune règle, j'imaginais mal une personne mettant fin à ses jours dans un pareil cadre. Mais après tout, cette femme avait très bien pu vouloir se donner la mort à cet endroit précis, qui avait peut-être pour elle une signification particulière ; elle n'en avait plus rien à faire à présent, mais pour l'enquête il allait falloir creuser, on ne peut pas savoir ce qui peut se passer dans l'esprit de quelqu'un qui en arrive à cette extrémité. La personne n'a-t-elle en tête que la volonté farouche de sa propre destruction, ou a-t-elle, ne serait-ce qu'une fraction de seconde, un réflexe de survie qui l'empêcherait d'aller au bout de sa folie ? Le nombre important de suicides ratés me faisait penser qu'heureusement cela devait être souvent le cas. Cependant, sans toutefois écarter cette hypothèse du suicide, ma longue expérience de scènes de crimes me disait que cette femme avait été victime d'une agression brutale qui s'était terminée par un meurtre.
La police scientifique allait débarquer rapidement et photographier la scène sous tous ses angles, avant d'entrer en jeu avec leurs espèces de cotons tiges à prélèvement d'ADN et autres pinceaux et poudre magnétique pour les relevés d'empreintes. C'était eux qui allaient, de toute façon, nous donner les premiers éléments pour orienter notre enquête. Ils allaient pouvoir conclure rapidement s'il s'agissait d'un suicide ou d'un meurtre. Mais avant qu'ils n'entrent en action, je voulais fixer la scène dans mon esprit, avant que la moindre chose ne soit bougée. Je me reculais légèrement pour avoir une vue d'ensemble. S'il s'agissait bien d'un meurtre comme je le pensais, ce que je voyais était exactement la dernière vision de la scène de crime que le tueur avait eue en partant. Je l'imaginais jetant un dernier coup d'œil pour s'assurer que rien ne serait susceptible de nous mettre sur sa piste. À première vue, il n'y avait rien pour attirer le regard d'un passant. Le hasard a voulu qu'un promeneur cherchant à rattraper son chien s'approche de la voiture et se rende compte de l'horreur de la scène. Cela donnait l'impression d'un assassin, très maître de lui, prenant son temps pour s'assurer que tout paraisse « normal ».
Il n'y avait pas d'arme sur la banquette ni sur le plancher de la voiture, et au vu de la blessure occasionnée, l'arme ne devait pas être un petit calibre qui aurait pu filer entre les sièges ! Ceci évidemment confirmait mon impression première, me faisant éliminer la thèse du suicide en accréditant en revanche celle d'un meurtre.
L'habitacle était maculé de taches de sang. La vitre du côté conducteur et le bord gauche du pare-brise, étoilés par l'impact de la balle qui avait continué sa course après avoir traversé la tête de la victime, avaient recueilli la quasi-totalité de la matière cervicale. Le sol de la voiture n'était qu'une flaque immonde de sang qui commençait à coaguler. J'essayais d'imaginer l'agression ; la position du cadavre et la blessure béante semblaient indiquer que l'assassin devait se trouver assis sur le siège avant, l'arrière étant de toute façon trop étroit et très difficile d'accès sur ce genre de véhicule. À en juger par la partie arrachée du crâne, le meurtrier avait dû tirer juste derrière l'oreille certainement au moment où la victime lui tournait la tête peut-être quand la malheureuse essayait de s'enfuir, ce qui pouvait expliquer que sa ceinture de sécurité ne soit pas bouclée. Une véritable exécution. C'est à ce moment-là que j'ai aperçu son sac à main fermé, intact, dépassant de dessous le siège du côté passager. L'examen d'un sac de femme est en général très révélateur de la personnalité de sa propriétaire. C'est certainement pour cette raison qu'ouvrir le sac d'une dame m'a toujours semblé une immixtion dans sa vie privée, voire intime. Il ne me serait jamais venu à l'idée de regarder dans celui de mon épouse. À côté des objets classiques, mouchoirs jetables, brosse à cheveux, tampons hygiéniques, téléphone portable, le sac à main contenait des produits de beauté coûteux, un rouge à lèvres de grande marque, un magnifique poudrier laqué et un parfum haut de gamme, suggérant le niveau social élevé de la victime. Tous ces objets, accessoires de beauté, paraissaient presque anachroniques et même tristes auprès de cette femme sans visage. L'analyse de son téléphone portable devrait pouvoir nous dire si elle n'avait pas reçu un appel pouvant expliquer sa présence dans ce lieu insolite. Par ailleurs, le portefeuille renfermait une coquette somme en billets, ce qui semblait indiquer que le vol n'était pas le motif du crime. Elle portait des bijoux de valeur, un collier, un bracelet et des bagues, ce qui confirmait cette hypothèse. Dans son portefeuille, il y avait également, au milieu de nombreuses cartes de crédit et de cartes de magasins, son permis de conduire. Il était établi au nom de Joan McCall, 41 ans. Ce nom m'était familier, je savais que c'était celui d'une personne connue. La Joan McCall, à laquelle je pensais, avait souvent fait la couverture de plusieurs magazines, ce qui d'ailleurs m'a permis de l'identifier immédiatement en voyant la photo sur son permis de conduire. Il s'agissait bien de l'épouse de Peter McCall, un des plus gros promoteurs-entrepreneurs de la côte Est des États-Unis. J'ai tout de suite compris qu'en raison de l'identité de la victime, cette enquête allait être délicate. J'entendais déjà le capitaine me demander d'agir vite, mais également de veiller à ne pas trop exposer cette famille connue à l'appétit rapace des journalistes. Enquêter avec « circonspection », sans faire trop de vagues...
L'équipe de la police scientifique est arrivée rapidement sur les lieux. Je les connaissais pour la plupart, mais je me suis présenté à celui qui semblait diriger et que je voyais pour la première fois.
- Lieutenant Mike Perugiano, police criminelle, section homicide. Je viens d'arriver et c'est moi qui vais mener cette enquête.
- Docteur O'Callaghan. Bonsoir lieutenant.
La poignée de main était ferme, le regard franc, ce gars m'a plu immédiatement. C'était un homme dans la force de l'âge, avec les cheveux aussi roux que pouvait le laisser prédire son nom irlandais. Je savais que j'étais destiné à le revoir et qu'une bonne partie de mon boulot, du moins au début, se ferait en collaboration étroite avec lui.
- Vous avez déjà pu faire quelques constations lieutenant ?
- Il semble que le suicide soit à écarter. Il s'agit sans aucun doute d'un meurtre. Il n'y a aucune arme dans la voiture.
Le légiste s'est penché, a observé le cadavre et a immédiatement confirmé ma conclusion.
- De toute façon, le point d'impact du coup de feu, légèrement à la droite de l'occiput, nous fait à coup sûr écarter la thèse du suicide ou alors la dame travaillait dans un cirque comme contorsionniste ! Il est probable que la victime a vu son meurtrier sortir son arme et a essayé de s'enfuir, ce qui expliquerait que la blessure se situe à cet endroit du crâne.
Selon ses premières constatations, température apparente du corps, état de coagulation du sang et début de rigidité cadavérique au niveau de la nuque et de l'articulation mandibulaire, l'heure de la mort ne devait pas remonter à plus de quatre ou cinq heures.
- On va prendre toutes les photos lieutenant, et on pourra ensuite examiner le corps de plus près.
La séance photo dura environ une vingtaine de minutes pendant que le reste de l'équipe essayait de récolter, dans la terre humide, un maximum d'indices autour de la voiture. Ils avaient moulé dans du plâtre une trace de pas et une trace de pneu qui semblaient fraîches.
Une bâche blanche avait été déroulée tout autour de la scène de crime pour la protéger de la vue et de toute intrusion intempestive. La nuit était complètement tombée, et une équipe avait installé toute une série de lampes halogènes qui éclairait la scène à giorno. C'était dantesque de voir cette tête à moitié arrachée sous cette lumière crue. Cela me donnait envie de vomir.
Deux autres collègues arrivés sur les lieux n'en menaient pas large non plus.
- Ma parole, on lui a tiré dessus avec un bazooka ! a remarqué l'un d'eux avec un haut-le-cœur et détournant la tête.
Personne n'a relevé sa boutade qui devait plus l'aider à se donner une contenance qu'à essayer de faire sourire son entourage.
Le responsable scientifique s'est avancé vers moi pour me dire que la séance photo était terminée et qu'on pouvait maintenant examiner le cadavre avant de le faire transférer au centre médico-légal du comté. Le mélange de sang et de matière cervicale avait formé une colle infâme qui retenait le reste de la tête au volant. Le légiste qui avait repéré l'endroit de l'impact de la balle sur la boîte crânienne, confirma mon hypothèse que le tireur devait être assis à côté d'elle et lui avait tiré dessus au moment où elle tournait la tête, la balle l'atteignant à la base droite du crâne. Selon lui, le meurtrier n'avait pas tiré à bout touchant, mais devait avoir son arme à environ quinze ou vingt centimètres de sa tête. Il m'a fait remarquer des traces très larges de brûlure juste sous le point d'impact, ce qui l'a quelque peu intrigué. Il y avait toujours des traces quand un coup de feu était tiré de près, mais dans ce cas précis, la brûlure était beaucoup plus importante qu'à l'accoutumée. Il allait analyser tout cela en détail. Il m'a expliqué que la balle, après avoir fait éclater la boîte crânienne à l'impact, avait provoqué, de façon classique, une projection de fragments osseux vers l'intérieur du crâne, se comportant comme des projectiles secondaires, entraînant littéralement l'explosion de toute une partie de la tête. La balle elle-même, ralentie après avoir brisé l'os et arraché les chairs, avait été déviée et était ressortie pour aller étoiler le pare-brise sur la gauche. Il a fallu tirer assez fort pour relever ce qui restait du crâne collé au volant par les cheveux blonds ensanglantés de cette pauvre femme. Le léger bruit sourd de succion a failli me faire gerber. C'est au moment où le corps a été basculé en arrière sur le dossier du fauteuil que je l'ai vue, délicatement posée sur la cuisse droite de la victime. Je suis resté sans dire un mot comme tétanisé. Elle était là, immaculée, sans une seule tache de sang au milieu de ce carnage, bien en vue sous la lumière crue des projecteurs. Non, ça n'allait pas recommencer... elle semblait me narguer. Je ne pouvais la quitter des yeux. Je l'avais vue à quatre reprises sur des scènes de crimes violents. C'était sa signature, celle du tueur en série que j'avais poursuivi quatre ans auparavant sans jamais parvenir à l'identifier et bien sûr encore moins à l'arrêter. J'avais devant moi cette image de la Vierge Marie qui avait bouleversé ma vie. Depuis quatre ans, la police vivait dans la crainte que le tueur récidive, mais les meurtres avaient cessé et depuis je n'avais plus revu cette image. Et aujourd'hui, elle était là... « Il » était de retour. Bien que l'enquête fût toujours ouverte, je pensais, j'espérais que je n'allais plus en entendre parler, mais le cauchemar allait reprendre. Ce moment me semblait irréel, totalement anachronique, avec l'image de cette Vierge au regard si doux, dans un environnement apaisé, au centre de cette scène horrible, d'une femme à moitié décapitée baignant dans son sang. Et là, tous mes démons, toutes mes craintes, tous mes doutes, tous mes échecs sont remontés à la surface.