Je sortis un biberon de mon sac. L'eau mettait une éternité à chauffer, et je comptais les secondes, les yeux embués de fatigue. Mon reflet dans le miroir au-dessus du bureau me renvoya une image pâle, des cernes creusées, les cheveux en désordre. Je savais que je ne tiendrais pas longtemps toute seule. Pas dans cet état.
La bouilloire cliqueta enfin. Je sursautai comme si une alarme s'était déclenchée. Mes mains tremblaient un peu. Je versai l'eau dans le biberon, ajoutai la poudre, secouai doucement. Je m'approchai du lit, le cœur en vrac. Elle avait les paupières mi-closes, une joue contre le tissu de mon manteau. Je caressai doucement ses cheveux. Si doux, si fins.
- Tu n'as rien demandé à tout ça, hein ? soufflai-je.
Elle ouvrit les yeux. Deux petites billes bleutées, pleines de vie.
- Voilà, mon amour... doucement...
Ses petites mains s'accrochèrent à mon doigt. Elle téta doucement le biberon que je lui tendis, sans quitter mon regard. J'eus l'impression qu'elle lisait en moi, qu'elle savait tout, même si elle ne savait encore rien. Même si elle ne parlait pas.
Dehors, les volets mal fermés laissaient passer un filet de lumière grise. Bruxelles s'éveillait sans bruit, dans un murmure humide de pluie fine. Le genre de matin qui pèse. J'eus envie de rappeler Yoan, mais je me ravise. Inutile de lui créer des problèmes dans son couple. Inaya... ce n'était pas juste de la jalousie. C'était autre chose. Une agressivité camouflée sous de faux sourires. Elle défendait son territoire comme une louve. Et moi ? Moi, je n'avais jamais voulu de Yoan. Je voulais juste un peu de soutien. Une oreille. Quelqu'un pour me dire que je n'étais pas folle d'avoir fui. Mais on m'avait claqué la porte au nez.
Alors maintenant, je n'avais plus qu'une seule option : m'en sortir, par moi-même. J'attrapai un bout de papier, après être allée prêter un stylo à l'accueil. Je griffonnai quelques lignes. Des idées, des noms... Mon doigt glissa sur le clavier de mon vieux téléphone. Je relis le message que j'avais laissé à Yoan.
« Besoin de toi. Tu peux m'aider ? »
Je finis par poser mon téléphone sur la table, les yeux fixés sur le message. Je déglutis, le cœur lourd. C'était ridicule. Je m'étais battue toute ma vie pour être indépendante, forte, capable de tout surmonter seule. A quel moment ai-je raté l'objectif ?
Je restai figée là, assise sur le bord du lit, une jambe encore posée à moitié sur le tapis élimé, le silence, troublé uniquement par le ronronnement lointain du radiateur. Soudain, La vibration de mon téléphone s'y est mêlée. Je sursautai, puis je vis le nom de Yoan s'afficher sur l'écran. Mon cœur fit un bond dans ma poitrine. Un frisson d'angoisse m'envahit, mais je savais que je devais décrocher. Pour savoir où j'en étais, et si vraiment il pouvait m'aider.
Je pris une inspiration, appuyai sur le bouton et portai le téléphone à mon oreille.
- Lindsay !
- Yoan ! répondis-je, une pointe de nervosité dans la voix.
Il y eut un silence, comme si les mots se cherchaient. Puis enfin, il reprit :
- Je... je ne sais pas ce que tu attends de moi, mais... tu... vas bien ?
J'étais loin d'être « bien ».
- Je suis... fatiguée. Mais ça va, j'ai juste besoin de... savoir qu'il y a encore quelqu'un qui se soucie de moi.
Un autre silence. Puis Yoan, presque avec soulagement :
- Bien sûr. Je suis là. Dis-moi ce que tu veux que je fasse.
Je fermai les yeux un instant, me laissant envahir par cette vague de soulagement. Il y avait eu des moments où j'avais cru que je pouvais tout gérer, mais là, je voyais à quel point j'étais désemparée.
- J'ai juste besoin de savoir que tu es prêt à m'aider. Pas à me juger, pas à poser des questions. Juste à... être là.
Il souffla, et je sus à cet instant qu'il comprit. Il savait que ce n'était pas juste une question de « m'aider ». Il y avait autre chose, quelque chose de plus sombre, de plus profond...
- Je serai là, Lindsay. Où que tu sois, quoi que tu fasses, je te promets que tu n'es pas seule.
Je laissai échapper un petit rire, faible mais sincère.
- Merci, Yoan. Je suis à Bruxelles. Je... je suis partie de chez moi.
Une Semaine Plus Tard
Inaya Mertens
Je suis entrée dans l'appartement de Yoan sans prévenir. J'avais le cœur qui battait trop vite, la gorge serrée. La pluie m'avait trempée sur le chemin, et mes cheveux collaient à mon visage. Mon trench dégoulinait encore. Je l'ai enlevé d'un geste maladroit, l'ai balancé sur le dossier de la chaise de l'entrée, et je suis allée droit vers la chambre. Mon instinct me hurlait que quelque chose clochait. Et j'avais raison. Elle était là. Assise dans son salon. Comme chez elle. Comme si moi, je n'existais pas.
Une bouffée de chaleur m'a traversée de la nuque au ventre. Une colère sourde... viscérale. Je me suis dirigée vers la chambre, et je l'ai trouvé là, lui. Yoan. Calme. Trop calme. Je suis restée debout, les bras croisés, encore trempée, à respirer fort. Lui était assis au bord du lit, en jean et t-shirt noir, l'air fatigué. Presque coupable. Il se frottait l'arrière de la tête, comme chaque fois qu'il ne savait pas comment dire les choses. Ses yeux n'osaient pas se poser sur moi.
- Tu te fous vraiment de moi Yoan ?
Il a levé les yeux vers moi, comme si ma présence n'était qu'un détail.
- Elle a des problèmes avec son mari, Inaya. Elle est venue chercher de l'aide.
- Et alors ? En quoi cela te concerne ? Dis-moi. C'est toi qui lui as choisi cet homme ? Pourquoi n'est-elle pas rentrée dans sa famille si elle tente de fuir sa maison ? C'est ce que moi j'aurais fait en tout cas.
Il s'est levé lentement. Il n'était pas si grand par rapport à moi, mais à ce moment-là, j'avais l'impression qu'il me regardait de haut.
- Déjà tu te calmes Inaya. Cela devient redondant à force. Lindsay est mon amie. Si elle a un problème et s'est déplacée jusqu'ici je me devais au moins de l'écouter.
- L'écouter ? répétais-je impassible. Qu'elle veut te dire quoi ? Je ne pense pas que tu ais l'intention de l'héberger chez toi pas vrai ? L'écouter pourquoi ? Qu'est-ce que cela va changer pour elle ? Alors, si elle a un problème d'argent, tu lui donnes et puis c'est tout. Pas besoin qu'elle vienne jouer la comédie ici.
- Tu crois ça ? Lindsay n'est pas une comédienne. C'est une personne. C'est mon amie. On a été en couple. Cela n'a pas marché, certes. Mais... Et c'est quelqu'un qui compte pour moi. Et toi, ton petit délire paranoïaque, j'en peux plus. T'es pas la seule à avoir des émotions, Inaya.
Je ne suis pas dans la foutaise moi. Depuis le début je n'ai pas voulu lui dire que Lindsay avait appelé il y a une semaine car je sais ce que cela signifierait pour lui. Je ne m'attendais pas à ce que cette idiote soit aussi persistante. Le désespoir engendre des réactions inespérées dit-on. Et tel a été son cas.
J'aurais dû échanger son numéro avec n'importe quelle autre personne insignifiante sur le téléphone de Yoan. Venir de si beau matin voir mon homme et la croiser elle qui discute tranquillement avec lui dans son salon c'est inadmissible. D'autant plus qu'il ne m'avait pas prévenu qu'elle était là. Je ne crois pas non plus que c'était par oubli. Il a volontairement omis de me mettre au courant de la situation, c'est certain. Il sait très bien ce qu'il fait.
- Si elle compte tant que ça, alors qu'elle dorme dans ton lit, tant qu'on y est. Mais qu'elle ne vienne pas squatter ton salon, chez toi, comme une pauvre petite martyre. Elle n'est pas une enfant. Elle connaît la ville, elle n'est pas débile. Elle a eu à habiter ici pour ses études. Elle peut se débrouiller. Si tu tiens vraiment à moi, Yoan, dis-lui de partir.
- Depuis le début tu transfères ton insécurité de la relation sur Lindsay. Je te vois faire. Mais je supporte seulement car, je m'étais dit que c'était sûrement de ma faute et que je ne te mettais pas assez en confiance. Mais là tu exagères. Je ne te parle pas de me mettre en couple avec elle mais de l'aider. L'AIDER, Inaya. Tu comprends ce que je dis au moins ? Ou c'est trop par rapport à ce que ton orgueil peut te permettre ?
Ce n'est pas juste elle. C'est tout ce qu'elle représente. L'autre. Celle qu'on choisit à ma place. Celle qu'on garde en mémoire alors que je suis là, moi. Entière. Fidèle.
- J'ai très bien compris Yoan. Ceci dit je ne vois pas l'intérêt de la garder chez toi. Donne lui un peu d'argent. Elle saurait se retrouver. Si vraiment tu ne veux pas quelque chose avec elle, s'il est vrai que tu n'espères pas qu'elle ressorte avec toi, tu devrais me le prouver. Qu'elle s'en aille d'ici.
- Elle a un bébé, Inaya. Tu es folle ? Tu veux qu'elle aille dormir sous un pont ?
- C'est ton bébé, peut-être ? Tu l'as mis au monde ? Non ? Qu'est-ce que cela peut te faire si elles crèvent toutes les deux ? Qu'elle prenne sa bâtarde de fille et qu'elle dégage de CHEZ MON MEC.
Il a fermé les yeux un instant, les poings crispés.
- C'était juste à titre d'information. J'ai voulu être respectueux avec toi, mais là... là, tu dépasses toutes les limites. Tu viens de prouver que tu ne méritais pas autant.
- Et il est où le respect ?
Il a voulu faire le fou avec moi en me tournant le dos pour sortir. Comme si je ne méritais même plus son regard. J'ai vu rouge. Je l'ai suivi, énervée, jusqu'au salon. Je m'en fous carrément que l'autre bonne femme me voit autant en colère. En venant ici, elle devrait bien se douter que cela n'allait pas être la joie pour moi. Je n'allais pas l'inviter à s'asseoir à ma table et chanter en chœur tous les trois pour des retrouvailles heureux.
Depuis la minute où on s'est eu au téléphone, il était clair que je ne voulais pas d'elle chez mon mec. Et, elle est quand même venue. Cela sent comme un air de défi pour moi. Et Yoan refuse de le comprendre.
J'ai senti ma respiration devenir irrégulière. Une montée de panique, mélangée à cette rage qui me bouffait de l'intérieur. Je l'ai suivi dans le salon.
Elle était encore là. Lindsay. Assise dans un coin, un gilet large sur les épaules, les joues pâles, un regard fuyant. Je l'ai ignorée.
- Yoan ! Tu crois que je vais rester là, comme une plante verte, pendant que tu te transformes en héros pour elle ?
Il s'est retourné si violemment que j'ai cru qu'il allait hurler.
- Inaya, je te jure que si tu continues... je te fous dehors. C'est clair ?
Je me suis figée. Les mots m'ont coupé le souffle.
- Qu... quoi ?
J'ai balbutié, mes yeux s'écarquillant.
- Tu me fous dehors ? Pour elle ? Tu me vires, là, maintenant, alors qu'elle est là ?
Il a tellement crié en parlant que même Lindsay a sursauté. On se mesurait du regard lui et moi. Je ne voulais pas lâcher prise. Mais au fond de moi mon cœur se déchire. Je n'ai pas bougé. Il ne parlait plus. Il me regardait comme si j'étais une inconnue. Et là... j'ai compris. Ce n'était pas juste une querelle. C'était une rupture qui ne disait pas encore son nom.
Je finis par ramasser le peu de dignité qu'il me restait en constatant amèrement qu'il n'était pas près de céder et je quitte sa maison sans un mot de plus. En partant, je dépose sa clé sur le canapé en m'assurant que mon geste ne passe pas inaperçu. Cela ne l'a pas fait réagir pour autant.
Je suis tellement déçue de Yoan. Qu'on soit en présence de son ex ne l'a même pas empêché de me manquer de respect. Et comment elle va me respecter à son tour ? Du vrai gâchis. Plus d'un an et demi de relation. Tout ça est bon pour la poubelle. Une perte de temps énorme. Comme je la hais à cet instant précis ! Tout ça c'est sa faute. Elle a le don de débarquer dans les moments imprévus et gâcher la vie des gens.
Je devais aller bosser. Dans l'état où j'étais, obligée de retourner chez moi attendre que ça passe. J'ai appelé Carmen afin qu'elle s'occupe de reporter mes rendez-vous de la journée à une date ultérieure. Ce n'est que tard dans l'après-midi que j'ai eu le courage de me présenter au bureau. Et même là encore, la concentration m'a fui comme la peste.
A chaque fois je n'arrêtais pas de me demander ce que bien pouvait être en train de faire mon homme avec la fameuse Lindsay fourrée chez elle. Mon esprit s'imaginait plein de scène des situations probables entre eux deux. Il m'est venue à l'esprit de gâcher leur plan car dans ma tête, s'ils n'avaient pas couché ensemble, ils finiront par le faire bientôt. Et je ne pouvais pas laisser cela arriver.
Je parie que Lindsay a fugué de chez elle vu le peu de choses qu'elle avait avec elle. Et si tel a été le cas, son mari sera sûrement très ravi de savoir où se trouve sa femme. Je décide donc de passer par Kyra. C'est mon amie, je ne devrais pas l'utiliser à mes fins. Mais là, il y a urgence. Si je ne réagis pas, je risque de perdre mon homme.
Je l'appelle, le téléphone sonne. Elle met du temps à répondre. J'avais déjà prévu d'appeler son mari quand cette dernière me rappelle.
- Salut Naya ! Désolée. J'ai raté ton appel. J'étais avec un client. Tu vas bien ?
Je commence à pleurer.
- Ça ne va pas ma belle. Je viens de rompre avec Yoan.
Aaliyah soupire.
- C'est quoi encore cette fois ?
- ...
- Ma puce. Arrête, toi aussi. Tu te fais du mal.
Yoan et moi, on s'est quitté tellement de fois que c'est devenu du n'importe quoi aux yeux de mes proches à chaque fois que je leur annonce une rupture avec lui. Je perds toute crédibilité à chaque fois que je prononce la phrase « je vous jure que cette fois c'est la dernière ».
- Tout était tranquille entre nous. On se lovait comme le fait tout couple normal. Puis ce matin, qui je retrouve en allant chez lui ? Son ex. Il me raconte des histoires à dormir debout. Comme quoi elle n'était là que parce qu'elle avait besoin d'aide. Et... Lindsay. Tu t'imagines baby ? Son ex était bien calé dans sa maison au petit matin.
- Wait, wait. De quel Lindsay que tu parles là ?
- Argh ! J'oublie toujours que c'est ta belle-sœur.
- Attend baby. Je te rappelle.
Et là, je suis sûre qu'elle ira en parler à son frère. Et ce dernier, comme je le connais viendra récupérer sa femme. Débarrassée, je le serais d'elle... enfin.
- Hors-jeu ma belle !