Je reste là sur le haut des marches du perron bien décidée à ne pas laisser entrer cette opportune. Je mets mon cerveau en marche et commence l'interrogatoire.
« Qui êtes-vous, madame et que faites-vous ici ? Savez-vous que vous êtes dans une propriété privée ? On n'atterrit pas chez les gens comme ça sans invitation. »
« Hèèè ! Pardon madame. Le gros français là, c'est pas à moi que vous allez parler tout ça parce que je ne comprends rien. Tout ce que je sais, c'est que vous allez prendre l'enfant de votre mari et moi je m'en vais. Il faut dire à votre mari Kenneth ou Kenneth là, que c'est bien de jouer avec les filles des autres mais que maintenant le jeu est fini et qu'il faut qu'il s'occupe de l'enfant qu'il a mis dans le ventre de ma fille. »
Cette femme que j'ai face à moi semble avoir toute sa tête. Elle est vêtue d'un kaba et de babouche sans confiance aux pied. Elle a sur la tête cinq grosses nattes à peine cachées par un foulard noir.
« Mama, prenez l'enfant, moi je m'en vais. », insiste t-elle.
Là, elle me fout cette enfant dans les bras et commence sa course vers le portail. Pas le temps de regarder l'enfant, il faut que je comprenne ce qui se joue là et je n'ai pas l'intention de laisser filer cette intruse. J'appelle donc Harane et lui demande de bloquer le portail pour qu'elle ne puisse pas s'enfuir. Il parvient à l'arrêter et la ramène vers moi. Je regarde la dame qui commence à pester.
« C'est quoi encore ! Vous savez d'où je viens, là où vous me bloquez là ? Pardon, moi j'ai fait ma part oh ! Prenez maintenant pour vous. »
Elle se met à vociférer en se débattant pour que Harane lui lâche la bride. Je fais signe à Harane de l'emmener s'installer à la table dans le jardin. Je rentre dans la maison avec l'enfant dans les bras pour aller chercher une bouteille d'eau et une bouteille de bière pour offrir à l'importune, histoire qu'elle parle et me déballe son histoire sans réticence.
En allant dans vers le jardin, j'ai le temps de poser le regard sur l'enfant que je porte. À vue d'œil, elle doit avoir 6 mois. Mais ce que je ne peux ignorer, c'est la ressemblance frappante entre Kenneth et cette petite. On dirait sa photocopie crachée. Merde, comment est-ce possible ?
J'arrive dans le jardin. Harane est là, posté derrière la dame et lui bloque les épaules pour l'empêcher de s'enfuir. La dame s'assagit quand elle me voit poser la bouteille de REGAB sur la table.
« Je préfère la Castel, mama. Mais bon, la Regab ça ira. Est-ce que je peux en avoir une deuxième ? », me fait-elle.
Je demande alors à Harane d'aller chercher une deuxième bouteille de Regab dans le réfrigérateur. Il nous l'apporte et la dame illumine alors son visage d'un grand sourire.
« Ah ça ! Ma fille avait raison. Elle m'a dit que le Kenneth là, vraiment, il connaît les bonnes choses. Je comprends pourquoi cette maboule lui a donné son con, gratuitement. »
« Maman, vous êtes chez moi ici. S'il vous plaît, parler bien, d'accord. »
« Oh, ma fille pardon oh ! Le voyage a été long ; là où tu me vois là, je viens de Mouila. Tu vois un peu la chose. Ça fait 2 jours que je suis ici à Libreville pour chercher la maison là où vous habitez. »
L'enfant que je porte dans les bras est dans un état lamentable. Les ongles à ses doigts sont longs et très sales. Ses vêtements, sont simplement des haillons. Elle porte un tee-shirt rouge déchiré et un slip bleu déchiré. Ne parlons pas des chaussettes vertes qui laissent échapper ses deux pouces. Elle a de longs cheveux crépus tout sale et emmêles. La petite émet alors un cri tellement strident, et je comprends qu'elle doit avoir faim.
« Ah, Mugetu, y a plus le kounou, oh ! Tu manges trop ! »
« C'est ce que vous lui avez donnez à manger ? Quel age a t-elle ? »
« Elle a 9 mois. Elle mange les bedoum et le kounou. Elle aime aussi le tropic et un peu la galette au chocolat. On mélange tout ça écrasé dans le bol et elle mange. »
Je suis dépassée en entendant cela. Depuis quand nourrit-on un bébé avec des aliments achetés à la vendeuse popo du coin ?
« C'est ce que vous donné à un bébé ? »
« Mama, regarde ! C'est pas à moi que tu vas faire la leçon d'histoire ou de grammaire, oh!Je ne suis pas aller à l'école. Donc, l'enfant mange ce que les autres enfants mangent à a maison. Là où tu me vois, j'ai mes 7 gosses à nourrir. Mon fils Paul Albert qui avait trouvé un petit bricole à Port-Gentil là-bas comme soudeur en mer, la société vient de fermer. Les petites miettes là qu'il nous envoyait chaque mois, c'est ça qui nourrissait le troupeau que j'ai dans la maison. Mon mari Athanase, il reste assis au bar, tous les jours que Dieu fait, pour finir les petites miettes qu'il gagne là-bas dans la brousse où il travaille comme vigile pour la société qui coupe le bois là ! Mon petit commerce de bananes sur la route, ça marche et jour, le lendemain ça ne marche pas. Donc, pardon, ne fais pas la dictée ; j'ai cassé le bic au CE2 »
Je me demande ce que j'en ai à foutre qu'elle ait abandonné l'école en CE2. Bref, je réfléchis un instant et me demande qui appeler pour régler cette affaire. Mon beau-père et ma belle-mère sont en week-end à Douala. La grand-mère est à Paris depuis une semaine. Il y a bien la tante Marthe. Mais comme c'est une péteuse de plombs qui cogne avant de parler, je préfère m'abstenir. Kenneth est sorti à 7 heures pour aller à son match de foot organisé par sa boite pour la fête des pères. Je prend le téléphone et appelle Shannelle.
En l'attendant, je continue de questionner la dame qui me semble avoir la quarantaine à peine. J'ai sorti deux yaourts du réfrigérateur et suis en train de nourrir le bébé qui avale comme si elle était affamée depuis des jours. Quand je fini par lui donner un biberon de jus pour bébé, c'est la fête sur son visage.
« Ah, ma petite Mugetu, tu manges les vraies choses, hein non ? », lui dit sa grand-mère.
La dame s'adresse à sa petite-fille comme on le ferait à un enfant qui va en maternelle.
« Comment s'appelle ce bébé ? Où est sa mère ? Où est née l'enfant ? Qui vous a dit que Kenneth est le père ? »
« Elle s'appelle Bibiche. Sa mère est à Mouila. Elle est née à Mouila. Et je sais que ton mari est son père parce que ma fille a gardé sa photo. N'est ce pas il est passé par Lambaréné un jour, l'année dernière ? Il était avec beaucoup de gars. Ils se sont arrêtés dans un bars là qu'on appelle le commando. Ma fille travaillait là-bas. Les garçons les ont pris en show avec ses copines en leur offrant à boire et tout. Après, ils sont passé au lit tous les deux. Elle a la photo dans son téléphone. Et puis, la semaine dernière on a lu l'Union (le quotidien national). Ça parlait de la société là qui fait je ne sais plus quoi avec les ordinateurs et puis les téléphones. Elle m'a montré la photo et on a lu en bas le nom de Kenneth Nzamba. Ah ! on a seulement bien regardé la photo qu'elle a fait avec son téléphone et puis la photo qu'ils ont mis là dans L'UNION, et on a su que c'était lui. C'est comme ça que je suis allée supplier ma sœur Maroga qui travaille à la poste à Mouila pour qu'elle me paie le passage en voiture jusqu'à Libreville. Je ne peux plus rester souffrir là-bas avec l'enfant là, alors que son père a l'argent et puis une maison climatisée à Libreville. »
« Maman, vous avez emmenée l'enfant à Libreville pour l'abandonner ici ? », lui dis-je.
« Ma fille, je t'ai dit de ne pas me parler fort, oh ! Ma récolte de tarot cette année n'a rien donné parce que les éléphants sont venus tout détruire dans ma plantation. Il faut me comprendre. Quand ton mari a trempé son pinceau dans le saut de ma fille, il n'a pas mis les capotes pourquoi ? Il a la grande maison, on parle de lui dans L'UNION et il ne connaît pas utiliser les capotes ? Voici les conséquences. Faut prendre votre enfant, moi je vais partir.Mais je finis d'abord mes bières. »
Ca ne ressemble pas au Kenneth que je connais de faire ce genre de chose. Quand bien même le visage de la petite ne laisse aucun doute qu'en a sa parenté avec lui, je mets tout cela en doute car j'ai vraiment, mais vraiment du mal à y croire.
« C'est la fêtes des pères. On m'a dit ça dans le taxi. Il va faire la fête avec sa fille. », fait elle avant de s'envoyer une rasade de bière.
J'entends alors les jumelles qui crient depuis leur chambre. Je remets alors la petite Bibiche dans les bras de sa grand-mère qui esquive le geste en poussant sa chaise en arrière.
« Mama, pardon. Prend pour toi. C'est plus mon fardeau. J'ai fini mon travail. »
Elle est bien décidé à ne pas garder cette petite. Je la regarde complètement attéré. En même temps, j'ai du mal à la condamner. La vie doit être difficile pour elle. Mais de là à venir abandonner sa petite-fille à des inconnus !!!
Je suis sauvée par l'arrivée de Shannelle qui nous rejoint dans le jardin en portant les jumelles dans ses bras.
« Bonjour Urielle. Je suis arrivée aussi vite que j'ai pu. Je pense que ces deux princesses ont très faim. »
« Bonjour Shannelle. Assied-toi. Je vais leur chercher leur biberon. »
Je reviens avec les biberons des petites que Shannelle garde dans ses bras.
« Alors, je t 'écoute. Tu as bien de la chance de m'avoir eu à temps. Je m'apprêtais à rejoindre Euphrasie pour assister à la messe à St Pierre. Tu as une invitée, a ce que je vois ? »
« Oui, comme tu le constates. Madame ici présente vient nous abandonner sa petite-fille, que je tiens dans les bras. », dis-je.
Sur le coup, Shannelle est frappée par l'état général de la petite.
« Elle a des teignes sur la tête, Urielle. Regarde là, elle semble malnutrie. A quand remonte son dernier bain ? Est-elle vaccinée ? »
« Tu poses beaucoup de questions auxquelles je n'ai pas encore de réponse mais tu n'as pas encore posée la bonne question. Sais-tu pourquoi cette petite est là ? »
Ma belle-sœur regarde la petite de plus près et me dit :
« Ce n'est pas possible ! C'est un canular. Ce n'est pas possible. »
« Oh ! Mais que si, c'est possible. C'est votre enfant. Je suis venue la laisser dans la maison de son père. Bibiche aussi a le droit d'avoir un père, comme les deux princesses là qui boivent les beaux biberons pleins de beaux petits dessins ! Elle aussi a le droit aux petits pyjamas avec les dessins de princesses là. Moi, j'enlève le corps. Papa Kenneth n'a qu'a venir, oh ! », fait la fameuse grand-mère.
« Qui êtes-vous, madame ? Comment vous appelez-vous? Et comment connaissez-vous mon frère ? », lui demande Shannelle.
« Je m'appelle Colette Mabundi. J'ai dit à la madame là en face de moi de ne pas me parler le gros français, ok. Fallait dire à ton frère qu'on ne baisse pas son pantalon devant toutes les belles filles. Parce que c'est pas pour dire, mais ma petite Amandine est belle on dirait... »
« Mais les choses ne passent pas ainsi ! Vous ne pouvez pas simplement débarquer ici et abandonner un enfant dont on ne sait rien. Il faut des test ADN pour attester qu'elle est bien notre enfant. », lance Shannelle dont la patience arrive à bout bien vite.
« Ah bon ! Ça c'est même quoi que tu me parles, madame ? Le gros visage là que tu vois sur Bibiche c'est pas celui de ton frère ? Ma fille Amandine n'est pas une maboule, hein ! Elle est en 2nde. Elle sait utiliser son téléphone. Elle a pris la photo avec ton frère cette nuit là. Il se vantait parce que il venait de l'Amérique. Il lui parlait l'anglais pour faire le malin. Tout ça là est-ce que j'ai inventé ?
Shannelle et moi sommes séchées par cette réplique. Je reste bouche bée. A l'évidence, cette Amandine a rencontré Kenneth. Reste à savoir ce qui s'est passé par la suite. Kenneth aurait-il été inconscient au point de faire l'amour avec elle sans se protéger ?
« Où sont les papiers de cet enfant ? Son carnet de santé ? »
« Y a pas l'acte de naissance. Le carnet de santé est là. », fait la dame en me tendant le carnet en question.
A ma grande stupeur, il est complètement vide. Seule la première page est rempli.
Nom de la mère : Muendu Muendu Amandine Paméla.
Nom du père :.......
Nom de l'enfant : Bibiche Reine Mélodie.
Les paramètres vitaux à la naissance ont été notés. Ensuite, plus rien. Pas de vaccin.
Sans mot, je tends le carnet à Shannelle qui manque de s'étrangler en découvrant l'affaire :
« Il n'y a pas de Service de Protection Maternelle et Infantile à Mouila ? Qui a oublié de vous dire que les vaccins sont gratuits pour les bébés ? Dîtes-moi que cette enfant a vu un pédiatre depuis sa naissance ! »
« Ah, faut laisser ça comme ça ! J'ai mes problèmes ! L'enfant là, n'est jamais malade. Elle a seulement eu la diarrhée à cause de l'eau de la rivière là ! Sinon, y a pas de problème. Elle est costaud comme les autres enfants du village ! »
Là, je sens la tension de Shannelle monter d'un cran. Je suis obligée d'intervenir pour qu'elle ne craque pas.
« Madame, donnez-moi le numéro de votre fille. Je vais lui parler. », dis-je.
« Mama, laissez ma fille tranquille. J'ai la chance parce que Dieu lui a donné la tête pour l'école. Elle passe en 1ère. Elle a gagné le concours pour rentrer dans l'école de la police ; donc, laissez-moi l'enfant tranquille. Ne venez pas l'embrouiller avec tout votre français là. Bon, si y a pas d'autres bières, moi je m'en vais. », fait elle.
« Pourquoi la petite Bibiche n'a t-elle pas d'acte de naissance ? », dis-je.
« N'est ce pas c'est le maboule de Békalé St John qui travaille à la mairie, là ! Il dit à Amandine que le père doit venir reconnaître l'enfant et puis signer l'acte de naissance. On lui a dit que le père, on ne connaît pas. On lui a offert 3 kilos de tarots et un sanglier pour qu'il mette le nom de mon mari sur l'acte de naissance. Il a mangé notre sanglier, après il vient nous dire qu'on veut frauder l'état civil. Tout ça là, il faut connaître les grands gens pour arranger les choses. Moi je suis une Makaya (pauvre) je vais faire comment ? »
C'est plus que Shannelle ne peut en durer. Elle se lève alors et me dit :
« J'appelle Kenneth. »
« Ok, d'accord. »
Elle s'en va à l'intérieur en emmenant les jumelles. Je me retourne vers la dame qui regarde l'heure sur sa vieille montre.
« Mama, le car que je prends pour retourner à Mouila part du Pk12 à 14 heures. Si vous me gardez encore ici, donnez-moi au moins un pain et une omelette, avec une Castel ! »
Quand Kenneth arrive une demie-heure plus tard, il est en sueur car il a dû abandonner son match de foot. Harane l'accompagne jusque dans le jardin où il me retrouve assise face à la dame qui prend gentiment le petit-déjeuner que je lui ai servi :
« Vous qui DOUTE ! Parlez maintenant ! Ça c'est pas le visage de Bibiche ? », fait la dame avant de s'avaler un rasade de Heineken.
« C'est quoi cette blague, Urielle ? Mon sens de l'humour a pris la fuite dès que Shannelle m'a appelé. », me fait Kenneth qui reste là perplexe à me regarder.
« Oh, papa Kenneth, bonne arrivée. C'est Bibiche qui t'attendait ! », fait la dame qui continue de savourer son omelette au jambon et sa bière.