Gardant ma main dans la sienne, Baba Salif me dirige vers son domicile. Il pousse le portail en bois peint vert devant lequel j'étais passée ce matin et m'entraine paternellement dans l'enceinte, tout en me disant à voix basse que la décision que j'ai prise est la meilleure qui soit dans ma situation. Bien qu'il fasse sombre, je sais voir que sa cour est bien entretenue avec un gazon bien tondu et quelques rangées des fleurs. Les seuls arbres de la cour qui n'est pas plus grande que la nôtre sont deux palmiers. J'arrive à distinguer des bancs sous une paillotte et sur la véranda, ce qui me laisse deviner que c'est sur ces meubles que s'assoient les personnes qui passent pour les consultations. Nous remontons en silence la petite allée qui mène à sa porte d'entrée. Les seuls sons atour sont ceux de nos pas, les froufrous des rameaux dansant sous la brise nocturne et le chant un peu triste d'une cigale tapie quelque part dans la pelouse. Lorsque nous nous arrêtons devant la double-porte, Baba Salif lâche ma main qu'il tenait jusque-là et entreprend de tâter ses poches à la recherche de ses clés. Alors que je l'observe entrain d'introduire la clé dans la serrure, malgré mon abattement, malgré les courbatures qui me rappellent ce que je viens de subir, malgré le fait que je me sente moralement vannée, quelque chose au-dedans de moi me crie de prendre mes jambes à mon cou. De fuir au plus vite loin de cet homme qui dit pouvoir me venir en aide grâce à des génies qui peuvent tout.
Cette voix à l'intérieur de moi qui me crie de déguerpir se fait plus enfiévrée lorsque Baba Salif ouvre la porte, entre en premier, allume et m'invite à entrer à mon tour.
Fuir ?
Fuir et après ?
Fuir et continuer à trimballer ce lourd fardeau collé à mes épaules ? Un fardeau qui chaque jour se fait plus lourd, invivable, insupportable, infernal et veut à tout prix me pousser à tomber sur mes genoux et à me résigner à embrasser la honte. Le sort vient de m'offrir un moyen de m'en débarrasser. Pourquoi fuir ? Déterminée, je pénètre dans la demeure et découvre un salon qui bien que modeste et pas très grand est très bien rangé et propre. Quatre sièges à l'allure rustique sont disposés autour d'une table à café qui m'a l'air de dater des années 1800 vu son design vétuste. Il n'a pas de télévision, juste une belle radio posée sur une console placée contre mur. Ce qui me semble être des petits tapis en raffia ornent les murs ici et là. Je perçois dans l'air comme une odeur d'encens.
- Venez, on va dans la pièce où je consulte, Dit-il en se dirigeant vers un petit couloir
Je lui emboîte les pas, le regard rivé sur son boubou qui flottille alors qu'il marche. Le désir de faire demi-tour est encore là, mon cœur fait un marathon endiablé dans ma poitrine et une terrible chair de poule recouvre mes bras. Mais le désir brûlant de me débarrasser enfin de la malédiction que je traîne depuis ce que je perçois comme une éternité supplante celui de faire demi-tour. Baba Salif s'arrête devant l'une des portes que dessert le petit couloir, je fais pareil, le souffle court et les mains moites.
- Déchaussez-vous, Me dit-il tout en enlevant lui-même ses babouches
Je m'exécute le cœur battant plus vite. Je le vois taper dans ses mains avant de s'incliner vers l'avant et toucher ses genoux. Pendant quelques secondes, il récite quelque chose dans une langue qui m'est inconnue, se redresse et ouvre grand la porte dans un geste cérémonieux. Mes yeux s'écarquillent de surprise lorsque je découvre une pièce dans laquelle brille tour à tour des lumières bleue, verte et jaune. Non, elles ne proviennent pas d'une lampe ces lumières. Elles me semblent générées d'elles-mêmes. Elles sont éclatantes, envoûtantes, hors de ce monde. Il souffle également dans la pièce un petit vent qui secoue doucement les petites calebasses qui pendouillent du plafond.
D'où viennent donc ces lumières étranges ? Et ce vent...d'où je me tiens je sais voir que la fenêtre de la pièce est fermée. Comment peut-il souffler du vent dans une pièce dont les fenêtres sont fermées? Est-ce un tour de passe-passe?
Je me crispe et inspire bruyamment lorsque la force qui soufflait là-dedans vient à ma rencontre sur le seuil, faisant hérisser mes poils comme cela ne m'était jamais arrivé avant. Je sens le vent qui est chaud passer d'abord dans mes cheveux, sur mon visage, puis sur mes bras. On dirait presque des mains invisibles qui m'effleurent. Je retiens mon souffle et recule, apeurée.
- N'ayez pas peur. Entrez, Dit Baba Salif
Je reste bloquée au même endroit avec la bouche ouverte, trop terrifiée pour bouger. Je laisse échapper un petit cri lorsque je sens la fameuse brise m'environner de la tête aux pieds, une odeur de terre mouillée, celle de la forêt et une autre que je ne sais identifier inondent tout d'un coup mon odorat. J'entends ensuite des murmures à mon oreille, on dirait que des entités faites d'air me soufflent des choses inintelligibles. Les murmures se font suivre de la sensation des caresses légères le long de ma tempe, mes épaules et mon ventre. N'en pouvant plus de toutes ces étrangetés, je veux battre en retraite, mais Baba Salif m'en dissuade en me saisissant par l'avant-bras. Pour un homme petit de taille, il a une poigne vraiment ferme. Chose que je n'imaginais pas de lui.
- Je ne crois pas que je pourrai rester. Je change d'avis, Dis-je en essayant de me dégager de Baba Salif
- Il n'y a pas de quoi avoir peur. Ce sont les génies.
- Ces lumières et la brise ?
- Oui. Ils ne vous veulent aucun mal. Ils vous souhaitent simplement la bienvenue. Venez !
Sans attendre ma réponse, il m'entraine à l'intérieur de la pièce et referme après lui. Sans lâcher mon avant-bras, il me fait m'asseoir face à une sorte de large marmite en bois munie d'un couvercle. Il va s'assoir en tailleur de l'autre côté de la marmite et me regarde trembler. Le sol de la pièce est recouvert des nattes, la peur et le choc m'empêchent de faire une étude plus poussée de l'étrange pièce encore emplie des lumières changeantes et du vent chaud que je sens venir de temps en temps tourner autour de moi.
- Que...que se passe-t-il ici ? Je n'arrive pas à trouver d'explication logique à ce que je vois et ressens, M'enquiers-je en tremblant
- Comme je l'ai dit tantôt, ce sont les génies. Ne me croyiez-vous pas lorsque je vous ai dit que c'étaient eux qui me guidaient, qu'ils travaillaient à travers moi ?
- ...
- Ils vous souhaitent simplement la bienvenue. Vous les avez sentis vous toucher, n'est-ce pas ?
- Oui.
- Ils vous aiment.
- Ils m'aiment ?
- Oui. Ils vous aiment beaucoup. Ils ne se comportent pas comme ça avec tout le monde. Arrêtez de trembler, ils ne vous veulent que du bien.
Le père-ci me dit d'arrêter de trembler comme si j'avais un bouton sur moi que je peux simplement appuyer pour arrêter de trembler. A-t-il idée de combien je suis terrifiée par tout ça ? Quand il a dit génies, je croyais que c'était le genre qui ne se manifestait pas comme ça jusqu'à illuminer toute une pièce. Je me suis dit que c'était le genre que lui seul pouvait sentir. Il se tait un moment et regarde tour à tour vers différents coins de la pièce en secouant la tête comme s'il recevait des instructions. Il se met ensuite à parler dans la même langue inconnue de tout à l'heure, conversant avec des gens que je ne peux voir.
- Ma fille, dites votre nom aux génies ! Ordonne-t-il
- Ma...Mayì, Dis-je craintive
Je ne sais pas si je dois regarder autour de la pièce en parlant ou bien je dois le regarder, lui.
- Mayì qui ? Demande-t-il. Dites-leur votre nom complet.
- Ngalamulume. Mayì Ngalamulume.
- C'est bien. C'est très bien. Ils le savaient déjà. Mais ils voulaient vous l'entendre le dire. Ils aiment votre voix.
Il lève à nouveau les yeux pour regarder autour de la pièce et sourit grand en secouant la tête.
- Oh oui, ils vous aiment. Ils aiment tout de vous. Dites-leur ce que vous voulez. Allez-y, dites-leur. Ils veulent vous entendre exprimer vos désirs.
Je regarde autour de la pièce, essayant de voir ces génies qui inondent l'espace de lumières. Cette fois, bien qu'encore terrifiée, je ne crie pas lorsque la brise vient à nouveau se promener entre mes tresses, me donnant l'impression que des doigts extrêmement doux effleuraient mon cuir chevelu. La même sensation se fait sentir sur ma nuque. Ils sont entrain de me toucher. Je suis déjà dedans, que j'aille simplement jusqu'au bout.
- Je veux que la malédiction qui me tourmente soit à jamais brisée. Je veux vivre normalement. Je veux avoir une vie de jeune femme normale, Dis-je, désirant de tout mon cœur ce que je demande
- C'est bien, c'est très bien, ils vous ont entendue. Ils aiment votre feu. Ils me disent que vous êtes une tigresse. Une magnifique tigresse. Les femmes avant vous étaient faibles. Elles se sont résignées sans se battre. Mais d'elles est quand-même sortie une tigresse.
Il se met à nouveau à regarder vers des coins spécifiques de la pièce, les lumières qui emplissent la pièce jouant sur son visage. Les mains jointes, il secoue la tête, l'air de quelqu'un qui écoute attentivement.
- Ce qui a commencé avec votre arrière-arrière-grand-mère Yowa et a été perpétué par votre arrière-grand-mère Diyi, votre grand-mère Kabi et votre mère Bandeja Alexandrine s'arrête avec vous.
Je le regarde, surprise.
- Oh, ne soyez pas surprise par le fait que je connaisse les noms de toutes ces femmes. Les génies viennent de me les dire. Ils savent tout. Et ils me disent que la rivière de honte qui a traversé ces générations s'arrête avec vous.
- Oui ! Ça doit s'arrêter avec moi. Je veux que ça s'arrête.
- Les génies montrent bonté à qui leur montre bonté. Ils rendront votre vie meilleure et en retour, vous devrez être reconnaissante et les récompenser.
- Que veulent-ils comme récompense ?
- Pas maintenant. Cela n'est pas le plus important pour l'instant. Cette nuit, ils vous donnent d'abord la première partie du traitement. Ils vous diront ce qu'ils veulent comme récompense lorsque vous reviendrez pour la seconde partie du traitement.
- Quand reviendrai-je pour la seconde partie ?
- Dans trois mois. Vous compterez à partir de cette nuit. Trois mois. Mais ne vous inquiétez pas. Bien qu'elle soit temporaire, la première partie du traitement vous offrira déjà ce que vous désirez. Plus aucun homme ne vous regardera et verra une chienne dégageant la phéromone en tout temps.
- ...
- La deuxième partie du traitement, elle, est définitive. Elle scelle à jamais les effets de la première partie. Ce sera avant ce traitement final que les génies vous diront ce qu'ils veulent. Pour la première partie, ils n'attendent de vous aucun paiement.
Il se met encore à secouer la tête, écoutant les instructions des génies. Sans arrêter de bouger sa tête, il soulève le couvercle de la marmite en bois qui repose entre nous.
- Regardez à l'intérieur, M'intime-t-il
Je m'exécute, m'inclinant légèrement vers l'avant pour étudier l'intérieur du récipient. J'y découvre une bouteille d'environ 200 ml. Elle est en verre et contient un liquide verdâtre.
- Que voyez-vous ?
- Une bouteille.
- C'est bien, c'est très bien. La bouteille contient une concoction faite d'herbes uniquement trouvées dans le monde des génies. Prenez la bouteille et buvez ce qu'elle contient.
Je veux hésiter, mais la promesse d'une vie sans malédiction me fait plonger stoïquement la main dans le ventre de la mystérieuse marmite. Je prends la petite bouteille qui à ma grande surprise est très froide, on croirait presque qu'elle est tout droit sortie d'un congélateur. Malgré mon cœur qui bat à sortir de ma poitrine, je bois d'un trait le liquide verdâtre. Il est froid et a un goût très étrange. Je le sens se répandre dans mon palais avant d'aller couler plus bas, laissant un sillon glacée alors qu'elle s'en va se déverser dans mes entrailles. Je suis soudain prise des tremblements incontrôlables qui me font lâcher la bouteille à présent vidée de son contenu. Je claque les dents comme une junkie tellement je suis secouée par les tremblements. Mon ventre se met à gargouiller et je sens une pression dans mon bas-ventre.
Le nain type-ci et ses génies viennent de me donner quoi comme ça ? Pardon, je ne veux pas quitter la malédiction pour devenir citoyenne tremblote à vie. C'est quoi ça ? J'essaie de me ressaisir, mais les tremblements qui chaque seconde gagnent en intensité me secouent comme une vieille mère.
- Baba Salif, que m'arrive-t-il ?
- Ne vous inquiétez pas. La concoction prend simplement effet, Répond-il en recouvrant la marmite.
Il laisse passer quelques secondes avant de soulever à nouveau le couvercle.
- Regardez à l'intérieur et dites-moi ce que vous voyez.
Hein ? Le traitement continue ? Secouée par mes tremblements, j'allonge le cou et regarde dans la marmite. Je découvre une autre bouteille de la même capacité que la précédente. Celle-ci contient un liquide dont la couleur me fait penser au miel.
- Je...je vois...je vois une autre petite bouteille, L'informé-je, tremblant comme en proie à une furieuse tempête intérieure
- C'est bien, c'est très bien. Elle contient la sève d'un arbre du monde des génies. Prenez la bouteille et buvez son contenu.