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Chapitre 3 Chapitre 03

3. Citoyenne Mbombo

(Likez avant lecture et laissez un commentaire après. Ça fait chaud au cœur de la chrochro)

Kananga, 1973

Une nouvelle année a commencé.

Rien n'a changé, ma vie suit la même routine. Une routine qui m'épuise, me rendant presque folle tellement elle est monotone. Je suis toujours sans emploi, mon diplôme D6 que je me suis battue bec et ongles à avoir repose au fond d'un tiroir. Un diplôme pour laquelle j'ai bravé des vents contraires et que j'aurais dû être entrain de défendre dans un bureau quelque part. Hélas, aucune opportunité ne m'est offerte pour que je la défende. Ô comme j'aimerais travailler! Appartenir enfin à la classe qui se lève le matin et s'en va bosser dur et dignement pour l'avancement du grand Zaïre. J'aimerais tellement me trouver un emploi et prouver au sort que je peux gagner ma vie debout et non sur le dos.

Mon seul travail pour le moment est de m'occuper de la maison. Et le soir venu, je deviens cette hôtesse qui accueille les clients d'Alexandrine. Clients qui parfois essaie de me peloter. Mais les quelques phalanges que j'ai failli fracturer jusque-là avec des coups bien calculés les a remis aux pas.

J'ai continué à marcher de bureau en bureau, déposer mes CVs. Mais, malheureusement, aucun des retours n'a été favorable. Certains de mes dépôts ont été ignorés, tandis que d'autres ont été pris en compte. Mais une fois rappelée pour un entretien, le scenario où l'on me demandait de retirer mon pagne et d'écarter bien grand s'est répété. Le désir d'abandonner et de me laisser sombrer dans la dépression est forte. Après autant d'échecs, abandonner semble être la seule option. Mais quelque chose continue à me pousser vers l'avant, m'interdisant de baisser les bras. C'est comme un feu qui brûle rageusement au-dedans de moi et nourrit férocement ma pugnacité, renouvelant chaque jour mon désir de me battre, de défier le sort.

C'est ce même feu qui m'a réveillée ce matin, m'a poussé à quitter mon lit et à aller me laver. Là, avec ma serviette autour de la poitrine, Je fouille du regard la rangée de vêtements dans ma garde-robe, essayant de me choisir une tenue. Aujourd'hui encore, je m'en vais affronter la ville, à la recherche d'un travail. Après un petit examen de ce que je possède comme habits, je finis par opter pour une blouse en taffetas orange à col rond, que je marie à mon double pagne aux imprimées vert olive et des mouchetées oranges. Le double pagne est une technique qui consiste à attacher solidement un premier pagne autour de la taille. Le pagne est attaché bien droit de manière à ce qu'il atteigne les chevilles. Le second pagne est attaché plus court par-dessus le premier, dans un style moins strict. J'aime attacher mon second pagne de manière à ce que le nœud fasse penser à une fleur. Depuis que le grand Maréchal Mobutu a instauré le retour à l'authenticité, la gente féminine Zaïroise s'habille ainsi. Le port du pagne et des robes faites des tissus africains sont très encouragés.

Le retour à l'authenticité (La zaïrianisation) qui prône un retour aux sources, un retour à nos valeurs traditionnelles, a été instauré par le président en 1967 afin d'effacer les traces du colonialisme belge. C'est, selon le président, une désaliénation. Il a renommé le pays, le fleuve et la monnaie Zaïre (les fameux trois Z) Les villes du pays avec des noms coloniaux ont été également renommés. Les titres « Monsieur » et « Madame » ont été remplacés par « Citoyen » et « Citoyenne ». Le clergé a été mis au pas par des reformes strictes. Les noms Européens (chrétiens) ont été interdits au profit des noms purement Africains. Guidant par l'exemple, le président a changé son nom de Joseph-Désiré Mobutu à Mobutu Sese Seko Kuku Ngbendu Waza Banga. Il a imposé au peuple d'abandonner le style vestimentaire occidental et d'embrasser un style plus Africain. Chez les femmes, les cheveux naturels et le port du pagne sont prônés, le port du pantalon découragé, tandis que chez les hommes l'Abacost (À bas les costumes) remplace le « costume-cravate ».

Bien que jusque-là, le mouvement s'est tout un peu assoupli avec quelques citoyens reprenant leurs noms chrétiens (Ma mère par exemple), l'esprit de l'authenticité est encore bien présent.

Je me maquille très légèrement, me parfume et passe un peu de pommade sur mes tresses fines faites la veille afin de les rendre plus brillantes. Vu que j'aurais à marcher, j'opte pour des chaussures légèrement montantes sans être trop hautes. Car marcher longtemps avec des chaussures plates a parfois des conséquences désagréables. Je récupère de mon lit mon sac dans lequel sont rangées parmi les autres effets nécessaires les copies de mon curriculum vitae, et quitte la pièce.

Je vais doucement frapper à la porte de la chambre de ma mère, pour lui annoncer que je sors. Alors que je frappe, je me prépare moralement au rire sec et goguenard qu'elle lâchera quand j'ouvrirai légèrement la porte, passerai ma tête dans l'entrebâillement et lui annoncerai que je m'en vais à nouveau essayer de trouver un emploi. Et ce malgré les nombreux échecs essuyés. Je frappe plusieurs fois sans qu'elle ne réponde. Elle dort encore. Pas étonnant. Hier soir, ses réguliers qui semblaient s'être passés le mot se sont succédés. Et les insupportables sonorités qui s'échappaient de la chambre à chacune des séances indiquaient que ces pervers n'y allaient pas avec le dos de la cuillère.

Je cogne une dernière fois. Toujours pas de réponse. Je suis secrètement soulagée qu'elle soit encore endormie. Au moins aujourd'hui, je n'aurai pas à endurer son rire qui me transperce à chaque fois avec succès, bien que j'aie essayé de me bâtir des barrières. J'ouvre mon sac duquel je tire un calepin. Sur l'une des pages vierges, je lui griffonne un petit message. Je détache ensuite la petite page des autres, m'accroupis et la glisse en dessous de sa porte. Il la verra à son réveil. Ne me sentant pas le cœur à manger, je prends juste un verre de jus avant de m'envoler. Je marche quelques minutes avant d'arriver à la route principale où je hèle un taxi. L'auto qui me prend me dépose quelques minutes plus tard au centre-ville qui en cette heure matinale pullule déjà de monde. Tout le monde est dehors, du débrouillard au fonctionnaire, tous à la recherche du pain quotidien. C'est là que débute mon défilé.

Des heures durant, je sillonne courageusement le centre-ville, entrant ici et là avec un sourire plaqué sur les lèvres, lançant poliment des « Bonjour Citoyenne, Bonjour Citoyen », déposant mes CV à tous ces endroits où je n'ai pas été avant. Je tente également ma chance dans les quelques magasins et mêmes les petites boutiques. Qui sait ? On pourra m'employer comme caissière, ce ne sera pas mal. Je veux seulement pouvoir me lever le matin et me rendre quelque part pour travailler et gagner de l'argent propre.

Autour de 13h, la faim et le soleil m'obligent à me poser dans une terrace où la bouffe et les boissons sont vendus à des prix très abordables. Avec les quelques zaïres dans mon sac, je m'achète un plat de plantains et viande en sauce, ainsi qu'une bouteille de jus d'ananas. Pendant que je mange, mes yeux vont se poser par hasard sur une belle dame assise à quelques pas. Elle est attablée avec un homme d'un certain âge, ils discutent gaiement pendant qu'ils mangent. La dame qui est un peu grasse et de carnation claire est vraiment très belle. Je peux juger par son accoutrement et la fraicheur de sa peau qu'elle n'est pas n'importe qui. Ses longs cheveux défrisés laissés libres lui tombent sur les épaules, elle a aux oreilles et autour du cou des bijoux visiblement en or. Le pagne dont est fait son ensemble est de haute qualité.

J'ignore pourquoi, mais je ne la quitte presque plus du regard pendant tout le temps que je mange. Elle et l'homme rient beaucoup et semblent être très proches. J'arrive à distinguer des anneaux autour de leurs annulaires, cela me fait conclure qu'ils sont mari et femme. Un beau couple de la haute, ça se sent. Je m'assure de vite détourner les yeux lorsque par hasard la femme regarde dans ma direction. Je ne veux pas qu'elle me prenne pour une toquée qui la fixe bizarrement pendant qu'elle honore son plat. Je les suis du regard lorsque des minutes plus tard, ils se lèvent de leurs sièges et vont dévaler les quelques marches ensemble. Ils vont ensuite s'engouffrer à l'arrière d'une belle voiture noire qui luit sous le soleil. Lorsque je ramène le regard vers la table qu'ils ont quittée, je remarque que la dame a oublié son sac à main. Elle est des celles qui quand elles s'assoient, déposent leurs sacs à main sous la table. Et en quittant le lieu, elle l'a oublié.

J'ignore pourquoi mais quelque chose me presse de prendre ce sac. Je veux être la personne qui le retournera à cette dame qui, pour une raison inconnue, m'a fascinée.

Je croise les doigts pendant que j'observe l'employée de la terrace débarrasser la fameuse table. Je pousse un soupir de soulagement lorsqu'elle s'éloigne de la table sans avoir remarqué le sac sous la table. La longue nappe le cache à moitié. Je me lève rapidement de mon siège et marche vers la fameuse table. Je vais naturellement m'asseoir à la place qu'occupait il y a seulement quelques minutes la belle dame et, sans me faire remarquer, j'allonge le bras vers le sac à main, tout en balayant les alentours du regard. Aucune des quelques personnes qui mangent autour ne regardent dans ma direction, chose qui m'arrange. Et les deux filles qui travaillent au comptoir d'où les clients récupèrent plats et boissons après avoir payé sont occupées à faire autre chose. Mon cœur bat la chamade lorsque je récupère le sac et le dépose sur mes jambes. Sans attendre une seconde, je débarrasse le plancher.

Je m'assure de bien m'éloigner de la terrace avant de héler un taxi, regardant quand-même par-dessus mon épaule, histoire de voir si quelqu'un qui a remarqué mon manège m'a suivie. La minute où un taxi s'arrête à mon niveau, je saute à l'arrière, priant le chauffeur de vite quitter le périmètre, ce qui me vaut d'ailleurs un regard suspicieux de sa part. Pendant que l'auto roule à vive allure, m'emportant de plus en plus loin de la terrace, je caresse le beau sac en cuir qui sent bon ce que je devine être le parfum de la dame. C'est vraiment un très beau sac en vrai cuir bleu de nuit. Il est rectangulaire, pas très gros. Un magnifique design Italien.

Avec un respect mêlé de crainte, je l'ouvre. Son intérieur est recouvert d'un tissu beige et a deux compartiments avec une grande poche centrale munie d'une fermeture éclair. Il y a comme contenu un carnet, des stylos, des papiers mouchoirs parfumés, une crème à main et une petite bouteille de parfum. Avec une main légèrement tremblante, j'ouvre la poche centrale et y découvre un porte-monnaie bourrée d'argent. Sans avoir à compter, la couleur des billets m'informe qu'il y a là un joli petit pactole qui sera bien regretté par la propriétaire. J'y découvre également un bracelet en or, un chéquier, une carte d'identité et ce qui me semble être une carte de service.

Citoyenne Mbombo Kamanda, c'est le nom sur la carte d'identité et sur celle de service. Elle est directrice de l'Office Des Routes Kananga. J'avais raison lorsque j'en ai déduit par son apparence qu'elle n'était pas n'importe qui. Je referme le sac, craignant que le taximan qui de temps en temps me reluque dans son rétroviseur ne voie le contenu. L'argent a le don d'éveiller le côté ténébreux de l'être humain. La dernière chose que je désire c'est de me faire étrangler comme un poulet à l'arrière d'un taxi à cause d'une somme qui n'est même pas à moi. Je continuerai mon exploration dans l'intimité de ma chambre.

Lorsque des minutes plus tard, le taxi me dépose dans mon secteur, je règle la course et marche très rapidement pour atteindre la maison le plus vite possible. Comme je n'ai pas pris de course express, le chauffeur m'a déposé à la route principale avant de continuer son chemin. Il me faut donc me taper quelques minutes de marche. Et c'est quelque chose qui m'angoisse, car je crains bêtement que quelqu'un flaire qu'il y a dans le sac en cuir une somme non-négligeable et me l'arrache. Mon cœur bat la chamade lorsque je m'engage enfin dans mon avenue et aperçois au loin notre portillon rouge rouille. Encore quelques pas et j'y suis.

Je sursaute lorsqu'une voix d'homme m'interpelle.

- Hey, Citoyenne !

Hein ? C'est qui encore ? Quelqu'un de la terrace m'a suivie ?

Sans regarder en arrière, je presse les pas.

- Citoyenne ! Insiste la personne.

Sa voix est plus proche cette fois, signe qu'il n'est plus loin de moi. Prenant mon courage à deux mains, je me retourne, serrant bien fort le sac en cuir sous mon bras. Je découvre un homme à qui je donne la trentaine par là. Un peu gros, il a sur la tête un afro touffu. Des favoris qui pour une raison inconnue m'énervent embroussaillent ses tempes. Sa tenue consiste d'une chemise à manches courtes à rayures bleues dont il a laissé presque la moitié des boutons défaits, certainement pour laisser voir la toison qui recouvre son torse, ainsi que la chaîne en or qui orne son cou. La fameuse chemise est enfilée dans un pantalon bleu foncé, serré au niveau des cuisses mais qui s'évase légèrement au niveau des mollets. Ses souliers bien cirés sont de couleur chocolat comme la ceinture à large boucle qui maintient son pantalon en place.

- Bonjour citoyenne, Fait-il en s'arrêtant en face de moi

- Bonjour.

- Ozo teka na talo nini? (Tu vends à combien ?) Me demande-t-il en Lingala avec un sourire en coin, tout en m'étudiant de la tête aux pieds , comme s'il évaluait une marchandise qu'il aimerait se procurer

- Pardon ?

- Ozo teka masoko na talo nini? (Tu vends les fesses à combien ?) Dit-il, arborant la mine de quelqu'un qui se renseigne sur quelque chose de totalement normal.

Le genre de mine qu'on a lorsqu'on s'arrête devant un étal au marché, et qu'on demande combien coûtent les tomates.

Bien que je ne parle pas bien le Lingala, c'est une langue que je comprends parfaitement bien. Je ferme les yeux deux secondes et me presse les arêtes du nez pour essayer de contrôler la rage que je sens monter. Et moi qui croyais passer la journée sans avoir à me coltiner un de ces troubadours en rut ! Parce que, oui, il existe bel et bien ce que j'appelle « les jours de répit » où la fameuse odeur de chienne que je dégage n'attire aucun « chien ». Ces jours où j'arrive presqu'à oublier ma lourde tare et m'imagine en jeune femme normale. Je croyais vraiment qu'aujourd'hui était l'un de ces jours bénis vu que depuis que je j'étais sortie le matin, je n'ai eu à décharger personne. Mais il s'avère que j'avais tort car j'ai en face de moi un joufflu qui me demande à combien je vends mes fesses.

- Va demander ça à ta maman, imbécile ! Regardez comme il est, M'écrié-je, hors de moi

- Hein ?

- Phacochère, con, tête trapèze, incirconcis, chieur ! Courbe-toi, lèche ton gros derrière sale et meurs sur place ! Face de pangolin, putois ! Continué-je avant de cracher sur ses souliers luisants

Je saute en envoyant ma main vers son visage pour bien le griffer, mais il fait un bond en arrière en me regardant comme si j'étais folle. Avant qu'il ne se remette du choc, je bloque mon autre sac sous mon bras libre et me mets à ramasser des cailloux en criant fort. Mes munitions récoltées, je recule de quelques pas sous son regard ébahi. Lorsque je commence à lui lancer violemment les cailloux, il essaie premièrement de bloquer avec ses bras, en me disant que je ne suis qu'une pauvre folle. Mais la douleur que lui causent les cailloux qui l'atteignent aux cuisses, aux avant-bras et au ventre le force à tourner les talons et à quitter le périmètre en courant. Je lui calcule deux derniers cailloux, lui chauffant une fesse et le bas du dos avant qu'il ne bifurque en courant dans la rue adjacente. Sans un regard vers les quelques curieux qui ont sorti les têtes de leurs parcelles pour suivre la scène, j'ajuste mes pagnes et ma blouse et continue mon chemin, la tête haute, comme quelqu'un qui n'a rien fait.

Je trouve ma mère au salon, en train de regarder la télévision, fumant et buvant comme d'habitude.

- Bonjour Alexandrine, Lancé-je

- Hum, Fait-elle en réponse sans regarder dans ma direction

Je veux déjà continuer vers ma chambre, lorsqu'elle m'interpelle.

- Va accrocher le foulard rouge au portail, Ordonne-t-elle

- Je le fais tout de suite, Répliqué-je

Je vais rapidement déposer mes affaires dans ma chambre avant de tirer de mon tiroir un grand foulard rouge que je m'en vais attacher sur l'une des piques qui ornent le haut du portail. Le fameux foulard dansera sous la brise tel un drapeau, informant les connaisseurs (clients) que l'armée rouge d'Alexandrine a débarqué et qu'ils devront soit patienter, soit aller faire leur dégoutante danse du bas-ventre ailleurs. Je regagne la maison satisfaite car pendant quatre jours je n'aurai pas à supporter des zinzins libidineux. Lorsque je regagne ma chambre, je continue l'exploration du sac de la citoyenne Mbombo. Dans son carnet, je trouve l'adresse exacte de l'Office Des Routes. Je savais qu'il se trouvait au centre-ville, mais j'ignorais où exactement. Je remets toutes ses affaires dans le sac. Demain, je me rendrai à son bureau afin de lui remettre à mains propres son sac à main. Et comme récompense, je la supplierai de me donner un travail. Avant de me changer, je cache sous le lit le précieux sac grâce auquel je compte gagner un emploi.

*********

Il est 19h quelque chose, Alexandrine est entrain de manger au salon, tout en suivant à la radio une de ses émissions préférées. Moi par contre, je suis couchée à la véranda. Je profite de la brise du soir et rêve de demain. Je rêve de comment je supplierai la citoyenne Mbombo pour qu'elle me donne un emploi en récompense. Il faudra bien qu'elle me donne une récompense, vu que je lui ramènerai son sac intact. Quelqu'un d'autre à ma place se serait contenté de se servir de la somme à l'intérieur et peut-être utiliser le chéquier dans la magouille. Ma rêverie est interrompue par des coups frappés contre le portail.

La personne que je sais être un client n'a-t-elle pas vu le foulard ? C'est quoi cette insistance ?

Je décide de l'ignorer, lui donnant la chance de voir le grand foulard et de comprendre qu'il devra se soulager autrement ce soir.

Mais la personne continue de frapper, m'obligeant à me lever. La mine renfrognée, je porte mes babouches et parcours en flèche l'allée qui mène au portail. J'ouvre rageusement le portillon et découvre là un homme petit de taille. Il me fait penser à un pygmée. Je ne sais pas bien voir son visage car il fait très sombre et la faible lumière qui nous parvient de la véranda est de loin trop faible. Il est vêtu d'un boubou simple et a sur la tête un petit chapeau fait du même tissu que son boubou. Je ne l'ai jamais vu avant, il ne fait pas partie de la clientèle de ma mère. Cela explique le fait qu'il n'ait pas compris ce que symbolisait le foulard.

- Bonsoir jeune fille, Fait-il avec une voix qui traine, on croirait presque qu'il chante

- Bonsoir Tonton. Elle n'est pas disponible ce soir. Vous devrez revenir dans quatre jours.

- C'est vous que je voulais voir. Et ce n'est pas pour la raison que vous croyez, Répond-il

Ah bon ? D'où me connaît-il ?

- Pour quelle raison ? Demandé-je, en croisant les bras, intriguée

- J'ai assisté sans le vouloir à votre petit spectacle plus tôt dans la journée.

Quel spectacle ?

M'a-t-il vu prendre le sac oublié par la directrice et compte me le ravir ? C'est pourtant mon sésame pour un emploi ! En tout cas, je ne me laisserai pas faire. Comme il est court et un peu chétif, je vais férocement lui pointer la poitrine avec mon pied. Il ira valdinguer dans le noir pendant que je refermerai le portillon. Je rendrai le sac à la citoyenne Mbombo moi-même demain.

- De quel spectacle parlez-vous? M'enquiers-je, le cœur battant, prête à soulever ma jambe s'il s'amuse à répondre qu'il m'a vue récupérer le sac oublié à la terrace.

- Je vous ai vue terrasser un homme qui avait eu le malheur de tenir le mauvais discours.

Dans la faible lumière, je le vois sourire.

- Vous êtes une tigresse, jeune fille. J'ai pu le voir pendant que vous vous déchainiez sur cet abruti.

- Qui êtes-vous ?

- Appelez-moi Baba Salif. Je me suis installé dans le quartier depuis quelques semaines. Et je vous ai observée tout ce temps.

Quelque chose me dit de fermer la porte, mais une puissante curiosité me pousse à rester là et à l'écouter.

- Vous m'avez observée ?

- Oui. Et détrompez-vous, ce n'était pas pour ce que vous croyez.

- Hum.

- J'ai lu en vous un désir ardent. Un désir féroce. Vous désirez quelque chose qui vous semble hors de portée.

- Que me voulez-vous ?

- J'apporte de l'aide à ceux qui en ont besoin. Et les grands génies m'ont dit que vous aviez besoin d'aide.

Mon cœur se met à battre très fort alors que je pose sur cet homme un regard changé. Est-il un de ces puissants marabouts dont j'ai une fois entendu parler ? Ceux-là qui viennent de l'Afrique de l'Ouest avec des puissants remèdes?

- Ils m'ont dit que vous désiriez plus que tout vous défaire d'un lourd fardeau. Une malédiction qui vous empêche de vivre normalement. D'être libre, heureuse, de connaître l'amour...de fonder plus tard une vraie famille.

Je pose une main sur ma bouche, choquée. Comment sait-il tout ça ?

- Les génies peuvent vous venir en aide à travers moi. Rien ne leur est trop difficile ou impossible. Ils peuvent guérir ce qui vous tourmente. Ils peuvent faire de vous une femme libérée des chaînes.

- ...

- Puisqu'ils ont vu en vous du feu, le désir de vous battre, de sortir de la boue dans laquelle vous maintiennent les lois établies, ils peuvent vous aider. J'habite au numéro 46. La parcelle avec le portillon en bois. Vous connaissez ? C'est à cinq parcelles d'ici. Je consulte à toute heure, du Lundi au Jeudi. Quand vous serez prête à dire adieu à vos tourments, passez me voir.

Ceci dit, il me souhaite une bonne soirée et s'en va. Je referme le portillon, encore plus choquée et, telle une automate, je regagne la véranda. Je me rassois sur la natte avec les propos de cet homme étrange résonnant dans ma caboche.

Peut-il vraiment me délivrer de la malédiction ?

Ô comme j'aimerais avoir une vie normale ! Je le désire tellement que j'en ai même mal aux os. J'ai tellement envie de vivre librement et sans tourments.

Peut-il vraiment mettre fin à mes souffrances ?

Et que voudra-t-il en échange ? De l'argent?

Ces questions me taraudent toute la nuit, m'empêchant de bien dormir. Mais lorsque je me réveille le matin, je décide d'oublier cet homme étrange, me disant qu'il s'agit là d'un charlatan venu dans le pays pour profiter du désespoir des gens.

Je l'envoie aux orties, me concentrant uniquement sur ma mission de ce jour : Me rendre au bureau de la citoyenne Mbombo. Je me prépare prestement, sortant ma meilleure blouse et mes meilleurs pagnes. Contrairement à la veille, je porte des escarpins. Je porte même mon ensemble en or (petites boucles d'oreilles-chaînette) que m'a offert Mamie des années plus tôt. Je le garde jalousement et ne le porte que très rarement. Mais comme je juge qu'aujourd'hui est un jour important, un qui pourrait redonner une direction toute nouvelle à ma vie, je le porte.

Je quitte la maison, priant que tout se passe bien. Pendant que je remonte l'avenue, je passe devant la fameuse parcelle numéro 46 que m'a indiquée l'homme qui a dit s'appeler Baba Salif. Le portillon est effectivement en bois peint vert, la clôture est du même style que la nôtre. C'est donc ici qu'habite le charlatan.

Alors que je continue mon chemin, je ne peux m'empêcher de me demander comment il a eu toutes ces informations sur moi. Comment a-t-il su pour la malédiction qui nous hante et détruit nos vies. Il ne tâtonnait pas, il me disait des vérités qu'un inconnu n'était pas supposé connaître. Je n'ai pas d'amies à qui je raconte ma vie et qui seraient ensuite allées l'ébruiter dans Kananga. La minute où j'avais découvert mon sort ce jour fatidique à Ndjoku-Punda, j'avais mis une croix sur les amitiés, préférant faire cavalière solitaire. Je m'étais dit qu'avoir des amies serait compliqué. Ma mère non plus n'a pas d'amies en qui elle se serait confiée. La cigarette et les liqueurs sont ses seules amies. Ceci me ramène à la question de savoir comment cet homme a su.

A-t-il vraiment des génies qui lui disent des choses et qui sont capables de me venir en aide?

Une fois que j'atteins la route principale, je trouve rapidement un taxi qui me dépose devant le bâtiment abritant les bureaux de l'Office Des Routes. Je pénètre dans le bâtiment, me sentant un peu sur les dents. La jeune femme assise derrière un beau comptoir m'accueille avec un sourire.

- Bonjour Citoyenne. Comment puis-je vous aider ?

- Bonjour. J'aimerais voir la citoyenne Mbombo, la directrice.

- Avez-vous rendez-vous ?

- Non, mais je dois lui remettre quelque chose de grande valeur.

- Vous pouvez me le confier, je le lui remettrai.

Voilà une malade. Que je lui remette quoi ? Le sac pour lequel je me suis contorsionnée comme une gymnaste et qui va m'aider à obtenir un emploi ici même?

Que nenni !

- Merci de votre sollicitude, mais je préfère le lui remettre moi-même. Et ce doit être fait aujourd'hui car elle en a grand besoin, Réponds-je

Son sourire se fait soudain moins large, elle me toise même un peu.

- Elle n'est pas encore arrivée. Et même quand elle sera là, je doute fort qu'elle veuille vous recevoir. C'est une femme très prise. Vous pouvez attendre mais je ne vous garantit rien.

- Merci, je vais attendre.

Je vais m'asseoir sur un siège qui donne sur l'entrée afin de voir tous ceux qui entreront. Au fil des minutes, plusieurs employés affluent dans le bâtiment. Ils sont tous bien frais dans leurs tenues, arborant les mines doctes des gens qui ont des dossiers importants à traiter. Avec envie, je les regarde aller et venir. J'aimerais tellement travailler ici et venir aussi tous les matins, marchant très vite comme quelqu'un qui a du travail important à abattre. Je m'achèterai des petites lunettes «vue claire» que je porterai bien bas sur mon nez afin d'avoir l'air bourré d'intelligence derrière ma machine à écrire.

Je reconnais sans peine la citoyenne Mbombo lorsqu'à travers la double-porte vitrée, je la vois désembarquer de la même belle voiture qui les avait emportés la veille. Comme hier, elle a laissé libre sa longue chevelure défrisée et est habillée impeccablement. Elle est vêtue d'une blouse en pagne rouge et bleu qui dénude ses épaules et elle a magnifiquement attaché le double pagne. Son sac à main est assorti à ses escarpins. Des bijoux scintillent à ses oreilles, autour de son cou gracile et autour de ses poignets. Elle donne quelques dernières consignes à son chauffeur et entreprend de remonter à pas lents la petite allée pour venir entrer. Je me lève d'un bond et, d'un pas preste, vais l'accueillir sous le regard noir de la jeune femme à la réception.

- Bonjour Citoyenne Mbombo, Fais-je en m'arrêtant pile devant elle

Surprise et sursautant un peu, elle répond à mon salut, en me regardant de la tête aux pieds, l'air de se demander « c'est encore qui celle-ci, le matin comme ça ? »

- Hier, vous avez oublié votre sac à main à la terrasse Le Bon Vivant. Celle non loin du dispensaire Jolinot. Je l'ai trouvé et ai jugé bon de vous le ramener, Dis-je sans tarder en lui présentant le fameux sac.

Elle ouvre grand la bouche de surprise et regarde le sac, les yeux écarquillés.

- Oh, Seigneur ! Je croyais ne plus jamais le revoir, Fait-elle

Elle l'ouvre rapidement et étudie fiévreusement le contenu.

- Tout est là ! S'exclame-t-elle en levant sur moi un regard encore plus surpris

Je souris simplement en baissant les yeux.

- Vraiment merci. Merci beaucoup. Vous êtes une jeune femme très honnête. Et croyez-moi, c'est rare d'en trouver par le temps qui court. Comment vous appelez-vous ?

- Je m'appelle Mayì.

- Venez, allons dans mon bureau. Vous n'avez aucune idée sur combien vous venez d'illuminer ma journée. J'ai vraiment cru que je ne reverrai plus mon sac, Dit-elle en me prenant par la main.

Quand nous passons toutes les deux devant la réceptionniste, je lui fais mon plus beau sourire alors qu'elle me toise.

Ma chère, bientôt nous serons collègues.

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