Selon ma grand-mère, mon arrière-arrière-grand-mère se nommait Yowa. Elle vivait dans un village à seulement quelques kilomètres de Ndjoku-Punda.
Elle était de ces femmes que la nature avait faite trop belle, de corps tout comme de visage. Selon la description de ma grand-mère, elle était grande, bâtie comme une magnifique guitare avec des longs cheveux très noirs qu'elle adorait faire tresser au fil. La couleur de sa peau lisse et sans tâche faisait penser à celle des pulpes des noix de palme et elle avait les yeux des Nsaka Mwabe (yeux de chat)
À l'âge de 16 ans, sa beauté lui valut d'être mariée à Tshilumba, le fils ainé du chef du village. C'était un honneur, une fierté pour la famille de Yowa car non seulement son jeune époux était un futur chef, mais il avait également de l'avenir côté intellectuel. Il se rendait souvent à Luluabourg (Kananga) et Léopoldville (Kinshasa) où il avait appris des métiers des blancs sous le patronage de la paroisse et il avait des relations prometteuses avec les colons Belges dont il parlait couramment les langues (le Français et le Flamand).
Après son mariage, Yowa quitta donc la case de ses parents et rejoignit la grande concession de la chefferie. La seule du village avec une vraie radio. Sa famille qui avait gagné un tout nouveau respect dans le village était très fière de lui rendre visite de temps en temps. Le père de Yowa marchait désormais la tête haute et le torse bombé. Sa fille lui avait fait honneur.
Les problèmes ont commencé lorsque Tambwé, le petit frère de l'époux qui vivait dans la même concession s'est pris de convoitise pour Yowa. Comme l'époux de Yowa s'absentait souvent suite à ses obligations, Tambwé en a donc profité pour commencer à tisser sa toile autour de Yowa qui, même mariée, était quand-même encore une adolescente influençable. À chaque occasion qui se présentait, il lui emplissait les oreilles des mots qu'il ne fallait pas, la suivait discrètement lorsqu'elle allait chercher des champignons ou des chenilles sur le sentier qui menait vers les champs. Il la suivait également ces fois où elle se rendait seule à la rivière chercher de l'eau ou faire sa lessive.
Ses mots finirent par avoir raison de Yowa qui malheureusement lui prêtait l'oreille, au lieu de le rabrouer ou menacer de l'exposer auprès de son frère. Il faut bien prendre en compte que Tambwé n'était pas seulement un jeune homme à la bouche mielleuse, il était également très beau, de loin plus beau que son grand frère, avec un corps parfaitement sculpté et il faisait rêver les filles du village.
Après seulement quelques mois dans le mariage, Yowa commença une dangereuse liaison avec Tambwé, le petit frère à son pauvre époux qui l'aimait plus que tout et ne tarissait pas d'éloges la concernant. Les deux amoureux clandestins s'arrangeaient pour se voir en cachette dans les buissons hors du village. Buissons dans lesquelles ils se connaissaient bibliquement. Yowa finit par tomber enceinte. Elle-même ne pouvait clairement établir qui des deux frères étaient l'auteur de la grossesse, vu que les deux visitaient le même monde. Et ce parfois le même jour. L'un (l'amant) pendant la journée dans les buissons et l'autre (l'époux et ayant-droit) pendant la nuit dans le secret de leur chambre. La grossesse fut accueillie avec joie dans la chefferie où ni le chef, ni ses épouses, ni mêmes les sœurs et autres frères de Tshilumba et Tambwé ne se doutaient de ce qui se passait.
Yowa donna naissance à des jumeaux, deux petits bébés mâles bien robustes, Mbuyi et Nkaku, faisant la joie de son époux qui devenait Sha Mbuyi (père des jumeaux). Pour cette occasion, les parents de Yowa réussirent en cadeau des chèvres et un lopin de terre de la part du chef qui le remerciait d'avoir mis au monde et élevé une jeune femme forte et fertile.
Une fois que son corps est redevenu souple et que ses fils pouvaient de temps en temps rester avec une belle-sœur, Yowa continua l'idylle avec Tambwé. Ils s'éclipsaient tour à tour de la chefferie pour soit disant aller vaquer à telle ou telle autre occupation. Alors qu'en réalité, c'était pour aller s'aimer dans le secret des hautes herbes. Leur petite supercherie allait comme sur des roulettes sans que quiconque ne se rendit compte de rien.
Qui pouvait d'ailleurs soupçonner Yowa ?
La femme de Tshitshi (le petit nom de Tshilumba son époux) était aux yeux de tous aussi belle qu'elle était vertueuse. Bien élevée, elle parlait peu, jamais avare des sourires, sociable, travailleuse, elle était très respectueuse envers ses belles-mères, ses belles-sœurs, ainsi que ses beaux-frères. Elle était serviable, une magnifique épouse et une très bonne mère pour ses jumeaux qui étaient les coqueluches de la chefferie.
Mais ne dit-on pas qu'il y a 99 jours pour le voleur et 1 jour pour le propriétaire ?
Une fois, pendant qu'une Yowa et un Tambwé nus ahanaient et haletaient l'un sur l'autre dans leur petit nid d'amour, ils ne se doutaient pas qu'un homme du village, doté d'une vue de faucon, suivait toute la scène depuis le long palmier d'où il extrayait du vin de palme. Depuis son poste, il les regarda se livrer à leurs abominations encore et encore, rire, causer, se caresser. Non, il ne se trompait pas, c'était bien Yowa, la très belle épouse de Tshilumba qu'il voyait là. Et cet homme avec elle, c'était bien Tambwé, le frère de son époux.
Ne soufflant ce qu'il venait de découvrir à personne d'autre vu la délicatesse du problème, l'homme du palmier alla tout raconter à l'époux de Yowa pour qui il avait énormément de respect. Le pauvre n'en croyait pas ses oreilles.
Comment était-ce possible ? Yowa et Tambwé ? Son épouse qu'il adorait et son frère, son sang, le trahissaient ? Pourquoi ? Et depuis combien de temps ? Son cœur était en miettes.
Voulant les prendre la main dans le sac, Tshilumba laissa passer quelques jours avant de suivre discrètement Yowa qui, un après-midi, annonça devoir aller chercher des chenilles. Que la veille, elle avait remarqué un tronc de palmier qui avait pourri là-bas vers le sentier qui menait aux champs et qu'elle était certaine qu'il regorgeait des chenilles bien fraîches et dodues. Les chenilles, elle adorait en manger. Elle en faisait d'ailleurs des mets succulents dont tout le monde raffolait.
Munie de son panier, elle s'en est allée, balançant les hanches de gauche à droite, ses longues tresses au fil se dandinant doucement alors qu'elle s'éloignait. Une fois hors du village, son mari qui l'avait suivie à son insu la vit quitter le sentier battu et pénétrer dans les hautes herbes après avoir regardé de gauche à droite, comme pour s'assurer de l'absence d'un témoin. Prenant soin de ne pas faire de bruits, son époux fit de même, pénétrant au même endroit, après avoir laissé passer une quinzaine des minutes.
Ce qu'il découvrit après quelques pas prudents dans les très longues herbes lui lacera le cœur.
Il entendit les deux traitres avant de les voir. Des gémissements qu'il aurait reconnus entre mille, ceux de sa femme lui parvinrent, ainsi que les grognements satisfaits d'un homme. Ses mains tremblaient lorsqu'il écarta la dernière touffe d'herbes qui cachait leur nid d'amour. Le pagne que portait sa femme il y a quelques minutes était à présent étalé sur un lit d'herbes aplaties. Une Yowa à l'abandon s'y faisait prendre avec vigueur par Tambwé qui certainement l'attendait là.
Yowa fut la première à le voir. De la panique pure se peignit sur son beau visage alors qu'elle essayait maladroitement de repousser un Tambwé qui continuait à lui administrer coup de boutoir sur coup de boutoir. Dans un dernier effort, elle réussit à faire rouler sur le côté un Tambwé surpris par l'interruption. Lorsque ce dernier vit son grand frère, au lieu de s'humilier, de rechercher son pardon, il se leva de toute sa taille et le défia. Possédé par une rage rouge, Tshilumba tira de sa ceinture un long couteau qu'il avait pris avec lui et sauta sur son frère qui loin d'être effrayé était prêt à se battre.
Un combat mortel s'en suivit.
Une Yowa horrifiée qui de ses mains tremblantes essayait tant bien que mal de remettre son pagne en place se mit à appeler au secours. Elle sentait que ces deux hommes se battaient pour se tuer. Elle pouvait le lire dans leurs regards devenus ceux des bêtes féroces. À l'aide de son couteau, Tshilumba avait déjà déchiré par endroit la peau de son frère nu. Mais Tambwé qui avait rapidement ramassé un bois pointu l'utilisait par moment comme bouclier et infligeait également avec des violents coups à son grand frère. Ils saignaient tous les deux, mais aucun d'eux ne désiraient arrêter. Yowa cria plus fort, espérant alerter quelques personnes se trouvant aux alentours afin qu'ils vinrent les séparer. Avec son bois pointu, Tambwé creva férocement l'œil de son frère. Au moment où il retirait le bois pour frapper à nouveau, le mari de Yowa lui planta son couteau à la poitrine, lui perforant le cœur.
Titubant, Tshilumba sortit des buissons avec une main pressant son œil crevé d'où s'échappait beaucoup de sang, laissant derrière lui une Yowa hystérique et le corps nu et sans vie de son frère.
Les heures qui suivirent, l'horrible nouvelle se répandit dans le village telle une trainée de poudre. Yowa, la femme claire aux yeux de chat avait causé que deux frères qui s'aimaient s'entretuent. Quel genre de femme entrait dans une famille et se tapait le frère de son époux ?
Quelle honte !
Le corps de Tambwé fut amené à la chefferie sous les pleurs et des cris. Tshilumba qui saignait profusément de l'œil et des autres blessures infligées par son feu frère était dans des douleurs atroces et tenait à peine sur ses jambes. Il n'arrêtait pas de répéter à son père qu'il avait tué son frère. Que la femme placée auprès de lui l'avait détruit. Il le répétait telle une litanie. Il fallait l'amener d'urgence à la paroisse où il y avait un petit hôpital. Le chef qui avait déjà perdu un fils ne voulait pas en perdre un autre. Même borgne, il fallait que son fils ainé vive. Yowa qui ne se sentait pas le courage de regagner la chefferie après le sanglant scandale, alla trouver refuge chez ses parents. Mais ceux-ci, honteux et déçus du comportement de leur fille, l'amenèrent à la chefferie.
Elle devait répondre de ses actes. À cause d'elle, un homme avait perdu la vie et un autre luttait pour rester en vie.
Sous les huées des femmes, deux gardes du chef enfermèrent Yowa dans les quartiers de la chefferie qu'elle partageait avec son époux. Ses fils, Mbuyi et Kanku, l'une des épouses du chef s'en occupait et elle n'avait plus le droit de les toucher. Les jours qui suivirent, la blessure oculaire de Tshilumba s'infecta terriblement et ce malgré les soins administrés dans le petit hôpital de la paroisse. Son visage était tellement enflé qu'on ne le reconnaissait plus. Le bois pointu utilisé par le feu Tambwé était allé plus loin que le croyait tout le monde, des parties très sensibles avaient été touchées. Il mourut avant qu'on ne put l'évacuer vers Kananga. Il s'éteignit dans des souffrances atroces avec sur les lèvres le nom de Yowa.
Le chef se retrouva avec deux fils morts en l'espace d'une courte période. Deux fils qui auraient dû l'enterrer, lui. Mais le contraire se produisait. Il enterrait deux fils à cause d'une femme qui s'était révélé être un poison pour sa famille. Le chef, sa famille, ainsi que le village tout entier avaient les cœurs lourds de chagrin et étaient en colère.
Yowa fut traînée sans ménagement au milieu du village. Sous le regard de tous, elle fut déshabillée avant d'être mise à genoux. Elle plaidait, pleurait mais personne ne l'écoutait. Ses parents qui refusaient d'être associés à sa honte l'avait reniée. Elle était morte à leurs yeux. On amena devant le chef et deux prêtres traditionnels deux chiennes en chaleur. Sur ordre de l'un des prêtres, l'une des chiennes fut placée dans un vieux sac qu'on ferma ensuite solidement. À l'aide des pilons, trois jeunes gens vigoureux entreprirent à battre violemment la chienne emprisonnée dans le sac. Dans le silence, on entendait les insupportables plaintes de la chienne et les bruits secs de ses os d'animal qui se brisaient sous les coups de pilon vicieux qui s'abattaient sur elle sans discontinuer. Lorsque l'animal a arrêté de remuer, le prêtre traditionnel ordonna qu'on le sorte du sac. L'un des jeunes gens s'exécuta.
- Retirez son cœur et ses organes génitaux, ordonna-t-il ensuite
Avec la dextérité d'un boucher expérimenté, le jeune homme qui avait tiré la chienne morte du sac entreprit à la dépecer, retirant de la carcasse cœur et organes génitaux qu'il plaça ensuite dans un plat en bois. Le prêtre prit le plat et alla le déposer devant une Yowa toujours à genoux, lui ordonnant de manger.
Tremblante de peur et de honte, elle mangea les organes crus sous le regard de tout le village. Une fois le plat vide, l'autre prête traditionnel qui jusque-là n'avait pas parlé se saisit de la deuxième chienne, bloquant ses pattes afin de l'empêcher de bouger. Il tint ensuite fermement l'animal par ses oreilles et entreprit à l'égorger, pendant que l'un de ses disciples récoltait dans un bol le sang chaud qui giclait de l'animal.
Le prêtre récupéra ensuite de son disciple le récipient de sang récolté et alla en verser le contenu sur le corps nu de Yowa.
- Yowa, honte à toi ! Je te maudis ! Cracha le prêtre en secouant bien le récipient afin de s'assurer que toutes les gouttes de sang tombaient sur Yowa.
- Ouiiiiii ! Cria tout le monde en réponse
- Un homme bien, un grand homme t'a honorée. Il t'a amenée dans sa famille et t'a fait asseoir à la table d'honneur. Mais tu as choisi de descendre manger dans la saleté telle une chienne. Femme sans valeur, tu as fait tuer deux frères ! Deux ! A continué le prêtre
- Sorcière ! Piailla quelqu'un dans la foule
- Comme les chiennes dont tu as mangé les organes et dont le sang je t'asperge, tu seras désormais suivie par les hommes comme les chiens en rut poursuivent une femelle en chaleur. Tu n'es plus une femme, tu es une chienne !
- Ouiiiii ! Cria la foule
- Tous les hommes qui te regarderont verront une chienne, un objet dont la seule fonction est d'assouvir les bas instincts. Rien d'autre ! De toi, ils ne voudront que du sexe, femme perverse !
- Ouiiiiiiiiiii ! Acquiesça la foule, les regards mauvais.
- Les souffrances de la chienne dans le sac et dont tu as mangé les organes seront tiennes. Je te marque. Aucun homme ne fera encore de toi une femme honorable. Tu les attireras de loin et de près avec l'odeur de ton sexe de chienne. Ce sera de ça que tu vivras désormais, vu que c'est le chemin que tu as choisi. Tueuse de deux frères! Tu mangeras uniquement à la douloureuse et sale sueur de tes fesses ! Femme sans dignité ! La honte sera ton partage.
- Ouiiiiiiiiii !
- Je te maudis et te marque, femme assassin ! Femme sans valeur ! Et toutes les femmes qui auront le malheur de sortir de toi connaitront le même sort. Ta descendance perpétuera ta honte.
- Ouiiiiii ! Femme sans valeur !
- Je te maudis et maudis ta descendance ! Allez, debout ! Sors de notre village ! Va-t-en ! Emporte ta honte avec toi. Maudite ! Maudite !
- Maudite ! Femme chienne ! Fit la foule en échos
- J'ai dit, debout !
Une Yowa qui jusque-là était à genoux, sanglotant la tête baissée, se leva et se mit à courir vers la sortie du village sous les huées et les crachats, son corps nu couvert de sang de chienne. Elle pouvait encore sentir dans sa bouche le gout de la chair crue qu'elle venait de manger il y a peu.
- Va-t-en ! Va-t-en ! Ne reviens plus jamais ici, Lui criaient les gens qui lui couraient après en lui fouettant le dos et les jambes avec des lianes.
C'est nue, honteuse et maudite que Yowa sortit du village qui l'avait vue naître et grandir. Elle regrettait amèrement ses erreurs, mais c'était trop tard. Ne sachant pas où se rendre, elle est allée se cacher derrière un des arbres le long du sentier qui menait vers les champs. Son petit frère qui l'aimait beaucoup la suivit secrètement vers le soir, lui apportant de quoi couvrir sa nudité, de l'eau et un petit sac des provisions. Ils n'échangèrent aucun mot, Yowa n'arrivait d'ailleurs pas à soutenir son regard. Il lui souhaita bonne chance avant de reprendre le chemin du village où sa grande sœur maintenant maudite ne pouvait plus jamais remettre les pieds.
Après être restée cachée deux jours dans les bois, vivant à la merci des éléments, elle se rendit à un village voisin, situé à quelques heures de marche de celui d'où elle avait été bannie. Le chef du fameux village qui avait entendu parler de la jeune femme bannie qui avait fait mourir deux frères lui permit quand-même de rester. Mais elle devait habiter dans une case abandonnée au bout du village. Elle n'avait pas le droit d'aller aux champs, d'aller faire la pêche ou la cueillette avec les autres femmes ou encore d'aller chercher de l'eau à la rivière pendant les mêmes heures que les autres femmes du village. Pendant les jours de marché, elle devait se faire aussi discrète que possible en recouvrant sa tête d'un pagne. Avec aucune possibilité d'aller faire la pêche, la cueillette ou aller aux champs pour cultiver de quoi manger, vendre ou échanger pendant les jours de marché, comment allait-elle survivre ? La terre autour de la case était sèche et rocailleuse, rien de comestible ne pouvait y pousser, à part les ronces.
Ses premières nuits dans la case isolée au bout du village furent ponctuées des tourments. Elle revivait encore et encore dans des horribles cauchemars le jour où elle fut maudite par les prêtres traditionnels devant tout son village. Elle se revoyait entrain de manger les organes de la chienne et se faire asperger de sang encore chaud de la chienne égorgée. Lorsqu'elle se réveillait en sursaut, elle entendait des plaintes et des aboiements assourdissants de ce qui semblait être une centaine de chiens autour de la case. Elle pouvait les entendre renifler et gratter les fenêtres, la porte et les murs en daube de la minable habitation, comme s'ils essayaient d'entrer. Les matins, elle pouvait distinguer les longues traces laissées par des griffes sur les murs, fenêtres et portes, signe que les chiens qu'elle entendait la nuit étaient bien réels.
Lorsque les chiens arrêtèrent de venir la tourmenter, des hommes ont commencé à venir frapper un à un à sa porte, au coucher du soleil. Le premier homme qui frappa à sa porte avait dans les bras un panier des tubercules, du poisson et un peu d'huile. Sans tergiverser, il dit à Yowa avec des mots clairs qu'il désirait coucher avec elle et lui remettre le panier comme paiement. Elle voulut refuser et le chasser, mais tel un chien en rut, l'homme la prit de force. Sa besogne terminée, il s'en alla, lui laissant le panier des tubercules.
Comme des mouches attirées par le parfum de la pulpe d'une mangue très mûre, les hommes venaient toutes les nuits, les regards brillants, les souffles courts, tremblant de désir et avec dans les bras un paiement. Et ils ne quittaient la case de Yowa qu'une fois leur soif étanchée. Ces fois où elle tentait de refuser, elle était prise de force. Ils se comportaient tous comme si ce que Yowa avait entre les jambes leur revenait de droit.
La malédiction prenait effet.
Connaissant la malédiction qui pesait sur elle, je me dis que Mémé Yowa aurait dû s'arranger de manière à ne plus produire de progéniture, afin que la malédiction, fruit de ses péchés, s'arrêtât avec elle. Il y avait bien des plantes, des décoctions traditionnelles qui une fois consommées empêchaient qu'une femme tombât enceinte peu importe combien elle était sexuellement active. Mais Mémé Yowa eut quand-même une fille, mon arrière-grand-mère qui à son tour eut ma grand-mère, qui elle aussi eut ma mère. Et ma mère m'eut moi. C'est à croire que ces femmes se sont dit qu'elles devaient à chaque fois produire une héritière qui assurerait la continuité de la malédiction générationnelle.
Après les révélations de ma grand-mère, j'en ai voulu à ma mère Alexandrine de m'avoir eu. Je lui en ai terriblement voulu, lui parlant le moins possible, évitant d'être dans sa présence. Déjà qu'on n'était pas très proches elle et moi, cela a contribué à agrandir le ravin entre nous. Aussi loin que remontaient mes souvenirs, elle s'était toujours montrée froide et distante à mon égard, s'occupant de moi plus par devoir que par amour maternel. D'elle je ne recevais aucun câlin, aucun sourire, aucune tendresse. La chaleur maternelle et la complicité, je les recevais de ma Mamie de qui j'étais très proche et avec qui je passais beaucoup de temps.
Mes menstruations se pointèrent lorsque j'eus treize ans. Avec ces écoulements mensuels vinrent également des changements physiques conséquents. Ma poitrine se fit insolente. Mon tour de taille est resté petit mais mon postérieur, lui, semblait avoir subi une mutation tellement il avait grossi. Et comme l'avait prédit ma grand-mère, mon odeur de « chienne en chaleur » devint instantanément perceptible par la gente masculine. Comme les autres femmes avant moi, j'éveillais désormais en eux le chien en rut...la bête vicieuse. Les regards chargés de désir bestial que je recevais de plusieurs à mon passage confirmait les propos de ma grand-mère. Mon heure était venue.
Ça me faisait mal de savoir que je ne connaîtrais jamais les amours scolaires comme mes camarades de classe que je voyais souvent lire secrètement les lettres venant de leurs chéris. Ces petits chéris qui leur remettaient du pain à la pâte d'arachides à la recréation, leur donnaient des sous pour s'acheter le lait caillé ou des beignets et leur écrivaient des chansons d'amour sur des double-feuilles lignées ou quadrillées. Ces petits amours purs et simples, sans sexe, ponctués de papillons dans le ventre, d'agréables flottements et des baisers timides ne furent jamais ma portion.
Voulant me préparer à embrasser mon destin, ma grand-mère se mit à me donner chaque soir une bouillie spéciale dont le but était de faire développer mes lèvres intimes et mon clitoris et me rendre plus brûlante. Elle me couchait ensuite sur une natte et posait sur ma poitrine le lourd mortier que nous utilisions pour piler le pondou (feuilles de manioc). Elle plaçait sous mon postérieur une aiguille afin de m'apprendre à tourner les reins.
- Il faut que je t'apprenne tout ça. C'est mon devoir. Tu ne pourras pas vivre d'autre chose. On est condamnées à vivre de ça, me répétait-elle à chaque fois
Mais mon cœur n'y était pas. Tout mon être refusait d'embrasser et accepter tout ceci. J'aspirais à plus, à mieux. Je ne me voyais pas devenir comme elle et ma mère. Je les aimais mais je ne me voyais pas devenir comme elles. Mon corps et âme étaient réfractaires à cette vie honteuse. Réfractaires à toute résignation. C'est ainsi que je mordis jusqu'au sang un jeune homme qui commit l'erreur de me suivre un jour à mon retour de l'école. Son père tenait une boutique non loin de l'école que je fréquentais. Et ce sot avait pris l'habitude de me siffler à chaque fois qu'il me voyait passer. Un jour, il s'est décidé à m'emboîter les pas. Il respirait fort et avait le regard brillant de quelqu'un qui était sous l'influence de quelque chose. Plusieurs fois, il a essayé de me prendre par la main, je l'ai repoussé, lui disant de me laisser tranquille. Mais tenace, il a continué à me suivre, me faisant des compliments salaces à voix basse. Mon sang ne fit qu'un tour lorsqu'arrivés dans la partie isolée de la route qui menait vers chez nous, il m'a dit avec assurance qu'il avait dans sa poche un montant non négligeable, qu'il me le donnerait en échange d'un coup rapide derrière les arbres là-bas. Ceci dit, il a passé son bras autour de mes épaules et a essayé de m'entrainer de force vers les fameux arbres. Il se comportait comme s'il avait des droits sur moi. Son geste m'a rappelé la partie du récit de Mamie où Mémé Yowa s'était faite violer par le monsieur avec le panier des tubercules et du poisson. Rapide, j'ai récupéré son bras et l'ai mordu bien fort jusqu'à ce que j'ai senti le goût métallique du sang dans ma bouche. Pendant qu'il criait, j'ai enchainé avec un vicieux coup de genou en plein dans ses noix avant de détaler.
Après cet incident, j'ai arrêté de passer devant la maudite boutique et utilisais un chemin détourné pour me rendre à l'école.
L'année suivante, il me semblait que j'étais harassée de partout, j'étouffais presque. La vie d'objet sexuel me réclamait avec une ténacité qui me donnait envie de mettre fin à mes jours. Des hommes de tout âge me suivaient et me disaient clairement qu'ils voulaient me monter en échange des sous. Sans une once de honte et sans aucun égard au fait que j'étais encore mineure malgré mes formes, ils me regardaient droit dans les yeux et réclamaient de moi un service qu'ils s'attendaient à ce que je rende. C'était mon devoir. Je me baladais désormais avec un couteau et une paire des ciseaux avec lequel je menaçais, le regard dur et déterminé, les tenaces qui insistaient et devenaient mêmes violents lorsque je répondais à leurs propositions indécentes par la négative. Je faisais de même avec les clients qui quand ils visitaient notre cour, demandaient de prendre « la petite » au lieu de Mamie ou ma mère. J'ai lapidé un vieux aux pieds penchés qui voulait que ce soit moi qui m'occupe de sa quéquette de future momie. Il a frôlé l'infractus tellement je l'ai traité comme la sale plaie qu'il était. La seule idée d'entrer dans une des chambres de notre demeure avec un inconnu et de produire les mêmes sons obscènes que je percevais souvent de la chambre de ma mère ou de celle de Mamie m'insupportait à me rendre malade. Si aucun homme sur Terre ne pouvait me regarder sans voir une chienne, je préférais mille fois mourir pucelle et sans les sous.
Face à ma rébellion, ma grand-mère me suppliait de suivre simplement le chemin tracé pour moi sinon j'allais beaucoup souffrir. Que je ne pouvais pas vivre autrement. Ma mère quant à elle me réprimandait sans tendresse, me disant que j'étais bête et que la désillusion m'attendait devant.
- Qu'est-ce que tu crois ? Les jolies histoires qu'on te fait lire à l'école, ce n'est pas pour toi, M'a-t-elle dit une fois après que j'aie insolemment rabroué un énième client
- ...
Debout dans notre petit salon, avec à la main un verre de ses liqueurs fortes, elle était vêtue d'une blouse légère bleue sans manches qui faisait ressortir la générosité de sa poitrine. Autour de ses reins était attaché un pagne assorti. Un bel afro encadrait son beau visage et ses boucles d'oreilles en fausses perles bougeaient pendant qu'elle parlait.
- Tu n'auras jamais de vrai petit copain. Pas de fiancé. Pas de mariage. Pas de jolie petite famille avec papa, maman et les enfants. Tu es née pour baiser. Tes jambes que tu t'obstines à serrer finiront par voir passer du monde et c'est comme ça que tu gagneras ta vie.
Ses paroles m'ont fait mal, me faisant couler des larmes. Mais j'ai quand-même continué dans ma rébellion. Lorsqu'un vieux client régulier de ma mère l'aida à s'acheter une maison à Kananga, je crus bêtement que les choses allaient changer. Que les tontons ne viendraient plus pour maman et mamie. Et que je n'aurais plus à guerroyer contre des demandes indécentes. Nous avons quitté la petite cité de Ndjoku-Punda pour la ville de Kananga. Le portail de notre nouvelle demeure sise dans un quartier assez calme était rouge rouille et la haute clôture était dans le style communément appelé "mur ya makwanza". Le portillon s'ouvrait sur une petite allée qui menait à la véranda. La cour avant qui était visiblement mal entretenue par les précédents propriétaires ne comportait qu'un seul arbre, un madamier dont les nombreuses feuilles mortes recouvraient le sol. Et il y avait des mauvaises herbes un peu partout. La maison comportait un salon, une cuisine, trois chambres et deux salles de bain. Les jours qui suivirent, Mamie qui avait emporté des graines et des boutures de Ndjoku-Punda s'était attelé à remodeler la cour. Aidée par moi, elle a défriché et a planté différents arbres fruitiers ainsi que des cannes à sucre ici et là. Elle a ensuite commencé un champ dans l'arrière-cour. S'occuper de la terre était ce qu'elle aimait le plus, après la cuisine.
Ma déception fut grande lorsque seulement une semaine et quelques jours après notre installation à Kananga, les tontons ont commencé à venir frapper à notre portail, les yeux brillants et les pantalons déformés par des bosses de différentes tailles. Même dans cette nouvelle ville où personne ne nous connaissait, il continuait d'émaner de nos entrejambes l'odeur qui attirait les chiens.
Comme à Ndjoku-Punda, j'ai dû recommencer à supporter les odeurs de sexe et les sons obscènes qui s'échappaient de la chambre de Mamie et de celle de Maman. Un supplice.
Aujourd'hui, des années plus tard, Mamie n'est plus. Il ne me reste plus que ma mère qui d'ailleurs m'a interdit de l'appeler maman. Quelques jours après le décès de Mamie, elle m'avait intimé de l'appeler désormais par son prénom.
Alexandrine.
Je m'y suis mise sans rechigner. Même si des fois, ça me fait tout bizarre d'appeler ma mère par son prénom. La mort de ma Mamie ne nous a pas rapprochées, loin de là. Alexandrine est restée la même femme froide et distante au regard triste et aux sourires rares. Avec l'argent gagné à la sueur de ce qui fait honte, elle s'occupe de moi et s'assure que je ne manque de rien, même si d'elle je ne reçois toujours aucune chaleur maternelle. On ne se parle que quand c'est vraiment nécessaire. Quand elle n'a pas de clients à satisfaire, elle s'installe dans le salon et suis Télé Zaïre en fumant des cigarettes à la chaîne, buvant des liqueurs fortes qui je suis certaine ne font aucun bien à son foie. Et ces fois où elle se laisse aller à s'enivrer, elle se fait très loquace et me réprimande sur le fait que je refuse d'embrasser ce pourquoi je suis venue au monde.
- Comme moi, tu es maudite. Une pute à vie. Le plus tôt tu l'accepteras, le mieux.
Je l'aime, ma mère. Je sais que tout au fond elle souffre, qu'elle aurait aimé avoir une vie différente. Ces fois où je me trouve le courage de lui répondre que je ne suis pas maudite et que je ne me résignerai jamais à perpétuer la honte, elle laisse échapper un rire sans joie, ses yeux rivés dans les miens. J'ignore si c'est simplement mon imagination, mais pendant ces brefs secondes où mon regard est plongé dans le sien, je crois y lire qu'elle a envie de me croire. De croire que je dis vrai. Je crois y lire également une petite admiration. Mais ces moments ne durent jamais, son regard se refait lointain et elle continue à fumer et à boire pour s'évader.
Likez, commentez et partagez