Elikia se tient comme elle peut, attendant que la rame se vide. Etant donné qu'elle ne peut pas rentrer directement chez elle, elle est obligée d'aller jusqu'au terminus. De toute manière, jamais elle ne pourrait espérer passer inaperçu avec la robe qu'elle porte et ses talons vertigineux. Sous la perruque, elle sent déjà ses cheveux lui gratter.
"Une douche me fera le plus grand bien", se dit-elle.
Chaque arrêt de la rame semble interminable. Elikia a l'impression qu'il y a plus de personnes qui montent que de celles qui descendent. Elle se retrouve, coincée entre une jeune femme qui pianote sur son téléphone et qui n'hésite pas à s'avachir sur elle chaque fois que la rame tangue et un homme aussi trempée qu'elle. Ce dernier n'arrête pas de regarder dans son décolleté...
Mais dès que son regard croise celui d'Elikia, il tourne la tête.
Elikia déteste les transports en communs. Elle n'aime pas sentir autant d'inconnus si près d'elle.
Confinée de la sorte, elle ne peut pas avoir de distance de sécurité. Ce qui se révèle souvent angoissant.
"Calme toi, Eli...ce ne sont que des personnes ..."
Son sac serré contre sa poitrine, elle ferme les yeux pour ne se concentrer que sur les bruits saccadés de la rame contre les rails.
Malheureusement le mélange peu subtil d'odeurs qui règne dans l'atmosphère, parvient jusqu'à ses narines. Avec une netteté presque douloureuse: transpirations, habits mouillés, moisi...
Cela fait monter en elle, les souvenirs des entraînements qu'elle subissait. Durant plusieurs séances, Elikia s'est retrouvée les yeux bandés face à des situations dangereuses. Son ouïe et son odorat devenaient alors les seuls moyens à sa disposition pour ne pas se faire blesser.
Alice lui disait : « Tu n'auras pas toujours tes yeux pour t'aider. Et parfois tu devras ta vie à ce que tu entendras ou sentiras. Beaucoup de personnes se trompent, parce qu'ils se fient exclusivement à ce qu'ils voient.»
Lorsque le microphone annonce le terminus, Elikia se dirige vers la sortie d'un pas décidé. Elle retrouve sa voiture là où elle l'avait garé un peu plus tôt dans la journée.
Éclairée par la lueur des lampadaires, elle se débarrasse de ses chaussures et enfile un jean et un T-shirt par dessus sa robe. Elle dénoue ses cheveux après avoir enlevé la perruque.
Le trajet jusqu'à son appartement lui prendra une cinquantaine de minutes: elle doit traverser une partie la ville.
***
Dès qu'elle ouvre la porte, Elikia est accueillie par les aboiements de Zola son chien âgé de deux ans. Le husky noir et blanc se frotte à ses jambes, avant d'essayer de grimper sur elle.
- Non! Arrêtes ça, dit-elle en souriant.
Mais les jappements de l'animal redouble d'intensité.
- Chut! Ou tu vas réveillé tout le monde, dit-elle en l'attirant par le collier à l'intérieur.
Zola est un cadeau d' Alice. Elle lui a offert ce chien, lorsqu'Elikia a emménagé dans cet appartement.
Au départ, elle n'en voulait pas. Avoir un animal de compagnie ne l'intéressait pas. Elle voyait le chiot que Zola était alors, comme une source de tâches supplémentaires: il faudrait le nourrir, l'amener chez le vétérinaire, veiller à son bien être...un engagement dont elle serait passée.
« Avoir un animal de compagnie te permettra de t'occuper », avait dit Alice en déposant le chiot sur ses genoux. Et aussi tôt ce dernier avait léché ses doigts.
" Tu vois? Il t'aime déjà! Que dirais-tu de l'appeler Zola? "
Voilà comment elle en était venu à s'occuper du petit chien. Deux ans plus tard, elle ne regrettait plus d'avoir céder à Alice. Parfois lorsqu'elle le laissait seule, il lui arrivait même de culpabiliser! Mais il lui suffisait de demander à ses voisins, pour qu'ils acceptent de jouer les baby-sitter. Même Monsieur Gates qui vivait au rez-de-chaussée de la maison transformée depuis les années 80 en appartements, acceptait de veiller sur le chien.
Une fois dans sa petite cuisine, Elikia récupère un steak cru dans le réfrigérateur qu'elle met dans la gamelle de son chien.
- Halte! s'exclame-t-elle lorsqu'il s'apprête à se jeter dessus.
L'animal s'assied sur son arrière train, inclinant la tête sur le côté. Ses yeux bleus fixés sur sa maîtresse.
- Il n'y a pas à dire, tu aimes la nourriture plus que moi, dit-elle en souriant. Comme je te l'ai promis ce matin, voici ton steak!
Lorsqu'elle fait un signe de main vers le récipient en métal, Zola comprend alors l'ordre de passer à table.
Dans le salon, Elikia se débarrasse de ses baskets et retire les lentilles de contact qu'elle portait, avant de lancer sa messagerie vocal, depuis sa ligne fixe. La voix désincarnée lui annonce une dizaine de messages:
" Je pense que tu es la seule personne sur terre qui oublie son propre anniversaire! TON anniversaire, Eli! Qu'elle est ton excuse cette fois, hein?....je suis sûre que tu vas encore me sortir une histoire à dormir debout! Quoi qu'il en soit, rappelle moi dès que tu auras ce message! Ton comportement est vraiment impardonnable!".
Le message est d'Ashley. Elikia se dit qu'il serait préférable de la rappeler lendemain, parce que son amie était capable de débarquer juste pour savoir où elle était.
Le message suivant:
"Bonsoir Eli, c'est Demetra... Joyeux anniversaire! Je viens d'avoir Ashley au téléphone qui m'a fait la crise du siècle!...Je suppose que tu as dû répondre en urgence à une demande de ton patron?... Entre nous, tu devrais apprendre à lui dire non...enfin, bref! Appelle vite Ash, parce qu'elle t'accuse d'avoir saboté la fête surprise qu'elle avait prévue pour toi. Je sais que tu seras fatiguée lorsque tu rentreras, donc rappelle moi demain... bisous."
Quelques secondes plus tard, une voix d'homme se fait entendre:
" Elikia, c'est encore moi... Au bout de quatre appels, je me permets de te laisser un message... Je suppose qu'oublier ton propre anniversaire, doit t'arriver souvent ! Je viens juste d'atterrir et j'e pensais que nous passerions le reste la journée ensemble... que je t'emmènerai dîner ensuite. Mais je n'ai trouvé personne...Tu as même enlevé de sa cachette, ta clé de secours. A force de frapper à ta porte, j'ai cru que le vieux Gates allait me jeter dehors, si je ne débarrassais pas le plancher... rappelle moi dès que tu auras ce message...tu m'as manqué".
Le ton de Noah était moqueur comme à son habitude. Cependant la jeune femme savait qu'il détestait qu'elle lui pose des lapins. Il y a une semaine, il s'est rendu à Sacramento pour son travail. Et même si aujourd'hui est son anniversaire, elle ne pouvait pas reporter sa mission.
Malgré la fatigue, ainsi que son envie urgente de prendre une douche, Noah était bien la seule personne qu'elle devait rappeler.
Il finit par décrocher à la quatrième sonnerie:
- Tu dormais?
- C'est en effet ce que j'essayais de faire, dit-il en baillant.
- Il n'est que trois heures du matin...
- Ce voyage m'a complètement vidé!... Je pensais que tu avais pris ton weekend?
- Nous avons eu une urgence.
- C'est quand même ton anniversaire, Eli. Tu ne pouvais pas demander à quelqu'un d'autre de faire ce travail à ta place?
- Non, nous sommes tous débordés. Je ne pouvais pas me défiler.
Une part de sa réponse était vraie.
- Je veux que tu passes la journée de demain avec moi dans ce cas, dit-il après un silence.
- Noah...
- Tu ne vas pas me refuser le privilège de passer un moment avec ma copine, quand même! Si tu ne veux pas que l'on fête tes vingt-cinq ans, on pourrait toujours rester à la maison à regarder des mauvais films, en mangeant du pop-corn trop sucré et collant. Sans toutes ta bande: juste toi et moi.
- Ça me semble être une bonne idée. J'en profiterai pour tu sais... me faire pardonner.
- Te faire pardonner, dit-il avec un petit rire. J'aime bien ton idée!
- Marché conclu dans ce cas.
Après un autre bâillement, Noah lui dit :
- Je suis vraiment épuisé, on se dit à demain d'accord ?
- D'accord.
- Et...Eli ?
- Oui ?
- Je t'aime. Tu le sais n'est-ce pas?
- Ce n'est pas quelque chose que tu me dis souvent ces derniers temps, dit-elle riant.
Ces trois mots, prononcés par Noah accélérait toujours son cœur. Et se convaincre que cela ne la touchait pas, est devenue impossible.
- Ne te moque pas de moi alors que je ne suis pas en état de me défendre!... Bonne nuit.
- Bonne nuit, Noah.
Il y a des instincts pour toutes les rencontres de la vie"
- Les Misérables, Victor Hugo
°°°
Parfois, la vie prend une tournure qu'on ne lui attendait pas. Dans ces moments là on se demande alors si on doit accepter les changements, ou se battre pour garder les choses telles qu'on les a toujours connu.
Quitter le confort des habitudes se revêt parfois d'une profonde angoisse.
Quitter ce que l'on a toujours connu? C'est prendre le risque de tout perdre. Cela, Elikia en est tout à fait consciente.
Elle vient de raccrocher, et il y a au fond de sa poitrine comme un nœud qui naît d'une peur surréelle: et si les personnes qui comptent pour elle, apprenaient la vérité?
C'est stupide. Elle sait très bien que cela n'arriverait jamais! Or depuis qu'elle a décidé de tout laissé tomber, cette idée lui revient à chaque fois: si jamais Ashley, Demetra et Noah apprenaient qu'elle est une tueuse...
Pourquoi vouloir changer et prendre le risque de tout compliquer? Pourquoi vouloir une vie "normale"? Voici le problème: désormais, lorsqu'elle ment à Ashley ou Demetra sur son emploi du temps et pourquoi elle doit s'absenter, elle commence à éprouver des remords.
C'est encore pire lorsqu'il agit de Noah. Eli a beau savoir que pour leur bien il y a toutes ces choses dont ils ne devraient jamais se douter, cela ne rend pas le mensonge plus facile. C'est horrible, comme sensation: devoir se cacher à tout moment. Ne rien négliger, toujours privilégier sa couverture...
Le rôle qu'elle a si bien joué jusque là ne lui va plus: elle commence à se sentir ridicule dans son propre costume.
Il y a aussi les cauchemars. Elikia se souvent parfaitement du jour où ils ont commencé. Cet après-midi là, elle passait du temps en compagnie de ses amies après une séance de danse. Installée devant la baie vitrée d'un Macdonald, Elikia s'est figée lorsqu'elle avait cru reconnaître un homme sur le trottoir.
C'était comme si un froid mordant figeait le sang dans ses veines.
Elle avait cru reconnaître une de ses cibles. De son vivant, cet homme faisait partie de l'un des cartels les plus puissants d'Amérique du Sud.
Il avait réussi à trouver refuge aux Etats-Unis, en échange de son témoignage contre son ancien employeur.
Ce qu'il ne savait pas, ce que le vraie cerveau de l'organisation n'était pas Ricardo Pérez, -dont on avait parlé de l'arrestation pendant plusieurs jours-, mais sa femme. Rosa-Maria Pérez. Une femme impitoyable, qui n'avait pas hésité à investir énormément d'argent pour le voir mort.
Traquer cet homme qui vivait reclus dans la vallée de la mort, n'avait pas été de tout repos. Mais elle avait finalement réussi à le retrouver. Le retrouver, et le tuer.
Cet inconnu lui ressemblait comme deux gouttes d'eau! De plus, il avait regardé dans sa direction, comme s'il la reconnaissait! Cela lui avait réellement fait peur.
Elikia mit longtemps à se ressaisir et dû prétendre un soudain mal de tête devant l'air inquiet de ses amies. Elle qui se vantait son sang-froid, tremblait comme une feuille!
Comme le parfait déclencheur, cet événement a conduit aux horribles cauchemars, où Elikia revoyait toutes les personnes qu'elles avaient exécuté.
Certaines nuits, ça en était si pénible, qu'elle n'osait plus se rendormir de peur que tous ces morts ne viennent réclamer justice au moment elle était le plus vulnérable: pendant son sommeil.
A cause de ce problème, elle s'est mise à errer dans la ville la nuit. Indéniablement, elle finit devant la maison de Noah.
A l'inverse de ses amies, il ne cherche pas à savoir ce qu'elle fait dehors à ces heures tardives. Il se contente de lui ouvrir la porte de sa maison. De lui ouvrir ses bras...
A cause de ce qu'il représente, Elikia ne sait plus si elle doit le remercier ou le haïr de toutes ses forces! Parfois lorsqu'elle regarde Noah, elle en vient à se demander s'il avait conscience de tout ce qu'il provoque en elle.
Toute sa vie, Elikia l'a vécu sans laisser de place à l'amour. Même pour Alice, cette femme qui l'a élevé et qui a fait d'elle un assassin, elle n'éprouve pas de l'amour.
Mais c'est différent pour Noah. Car pour lui, le cœur de la jeune femme bat si fort que ça en devient douloureux. Au fil du temps, imaginer continuer son existence sans lui, est devenu impossible.
Il lui donne de l'espoir autant qu'il l'effraie!
Noah.
Jamais à première vu, elle n'a cru que cet homme réussirait à prendre une telle importance dans sa vie. Jamais!
L'une des passes temps favoris d'Elikia, est d'observer les gens. Elle cherche chez eux, les signes du mensonge. Pas n'importe quel mensonge, mais le plus important d'entre tous: celui qui tente de dissiper la véritable personnalité d'une personne à n'importe quel prix.
C'est d'ailleurs assez paradoxal qu'elle s'adonne à ce genre d'exercice, étant donné tout ce qu'elle cache. Quoi qu'il en soit, c'est quelque chose qu'elle aime faire.
La première fois qu'elle a vu Noah, elle a tout de suite pensé qu'il devait être le pire menteur de la terre.
Non pas qu'elle ait ressentit un danger émanant de lui dans le sens où elle le définit, non. Le danger que représentait Noah, était d'un tout autre genre!
Donc la première fois qu'ils sont rencontrés, c'était un samedi après-midi au studio de danse "Step". Il y a un an.
La danse est la passion d'Elikia. Même lorsqu'elle vivait au Manoir, la danse avait agrémenté les moments de son enfance qu'elle ne pourrait oublier.
Elle est même reconnaissante à Alice de l'avoir laissé découvrir cette discipline. Certes au départ la danse devait être considéré comme un entraînement, car il aidait à améliorer son sens de l'équilibre. Mais au fil du temps, elle est devenue un véritable plaisir, dont Elikia ne pouvait plus se passer.
Lorsqu'elle danse, les choses ne sont plus les mêmes.
Ce n'est que lorsqu'elle se met en mouvement, accompagnée par la musique, que tout semble reprendre sa place véritable.
Dans ce monde nouveau fait de mouvements et d'immobilités, de courbes et de lignes, de respirations, d'attention, d'attentes, de musique et de silence; son passé n'existe plus.
Le Manoir n'existe plus.
L'entraînement qu'elle y a reçu, n'existe plus.
Les armes n'existent plus.
Les meurtres n'existent plus. Tout s'efface.
Seuls persistent les battements furieux de son cœur, qui réclame chaque secondes de ces instants de liberté.
Seule persiste aussi, la brûlure de ses muscles. Une sensation pure d'être pleinement en vie!
Ce samedi-là, Elikia préparait une danse avec ses amies, pour une représentation qui allait avoir lieu dans le quartier pour une collecte de fond. Cet argent servirait à financer la construction d'un nouveau centre de loisirs.
C'était une idée de Demetra et Ashley, les deux sœurs qui se sont prises d'amitié pour elle.
Elikia a fait leur connaissance, lorsqu'elle s'est installée dans l'appartement qu'elle occupe encore aujourd'hui. La première fois qu'elle a vu Demetra, c'était belle et bien dans le studio de dance.
La deuxième fois qu'elle a croisé la jeune femme, c'était lorsqu'elle était allée récupérer son chien chez ses voisins du dessous, les Santos. Demetra connaissait la famille depuis un moment et acceptait de faire de temps en temps, du baby-sitting pour Carlos et sa sœur Anna.
C'est Demetra qui l'a présenté à sa sœur Ashley.