Ce couteau était vraiment une belle lame, Georges l'assura dans sa main ; son seul défaut était, pour Georges, le brillant de la lame qu'il atténua en la frottant de terre mouillée d'un peu d'eau de sa gourde. Il posa sa carabine au sol, un petit morceau de bois mort sous le canon afin que celui-ci ne touchât pas le sol. Il avança à pas précautionneux, lentement, sans faire craquer la moindre branchette, parvint ainsi derrière Justin sur lequel il fut dans un dernier bond, son avant-bras gauche appuya sur le haut de la nuque du crétin, il porta tout le poids de son corps sur le dos de sa pauvre victime et l'écrasa sur elle-même en lui ployant la tête vers le sol. La masse du corps de Georges comprimait le thorax de Justin, le maintenait dos et nuque tendus à craquer, le souffle coupé, tout cri étouffé.
Georges appuya la pointe du couteau sur la nuque, poussa, la lame se heurta aux vertèbres, glissa entre l'axis et l'atlas, les os résistèrent un peu puis, d'un coup, l'acier s'enfonça, cassant et écartant brutalement les deux premières vertèbres cervicales, sectionnant la moelle épinière, arrachant la langue, ressortant par la bouche en heurtant les dents qui claquèrent convulsivement sur le métal. La mâchoire se crispa et les dents enserrèrent définitivement la lame. Justin était mort. Le tout n'avait pas duré cinq secondes.
- Et d'un, pensa-t-il.
Georges se détendit. Ce n'était pas la première fois qu'il tuait un homme au couteau, mais ça fait toujours quelque chose... Il pensa à Homère3:
Lors, le fils de Phylée, illustre combattant, le frappe, de sa pique acérée, à la tête, à côté de la nuque. L'airain, lui transperçant la base de la langue, file à travers les dents. Dans la poussière il tombe, et le bronze froid reste entre ses dents serré...
Qu'il avait pris de plaisir à traduire l'Iliade pendant ses études ! La brutale poésie du Grec l'emportait. Il avait toujours pensé que le texte de l'aède recelait plus de violence que les films d'action ou les bandes dessinées préférées de ses condisciples qui ne comprenaient guère son enthousiasme.
Décidément, de nombreuses réminiscences revenaient à sa mémoire ces temps-ci, celles des études de son adolescence, de lectures de jeunesse, de sentiments éprouvés bien longtemps auparavant et qui venaient l'envahir sans raison, le laissant rêveur, lui, l'homme d'action. Cela le surprenait, bien qu'être homme d'action n'interdît pas la réflexion. Mais, jusqu'ici, la rêverie n'avait pas été souvent son fait. L'âge ?
Le silence de la clairière n'avait pas été troublé ; c'est juste si un oiseau s'était envolé au moment le plus brutal de l'action.
Le colonel se reprit de cette brève digression et sans perdre plus de temps, assura le cadavre dans sa position initiale, laissant la carabine de Justin au sol, là où elle était tombée dans l'assaut ; Justin semblait sommeiller, la carabine semblait avoir glissé naturellement de ses mains. Il laissa le couteau dans la nuque du mort, récupéra sa propre carabine et, contournant la petite clairière, vint se poster contre un arbre, dans l'ombre du bois en face de Justin, se mit à genoux, épaula à plusieurs reprises, prenant ses repères. Il engagea une cartouche dans la chambre, ne mit même pas la sûreté, soucieux d'être rapide et silencieux lorsque cela serait nécessaire et attendit, appuyé sur le tronc de l'arbre, l'arme en main. Il savait d'expérience qu'un tir à genoux donne une trajectoire sensiblement semblable à celle d'un tir instinctif à la hanche ; à cette distance, la trace de sa balle serait donc légèrement montante, puisqu'il viserait le cœur. Son arme, automatique, lui donnait un avantage, le tir étant plus rapide qu'avec une carabine à répétition. Le temps s'écoulait, lentement, trop lentement à son goût, car il voulait en finir avant que le jour ne soit totalement levé. Mais son métier lui avait enseigné que l'embuscade est une longue attente et que la patience du chasseur égale celle du soldat. De légers bruits le rassurèrent enfin : Alfred arrivait prudemment, et comme il l'avait prévu, par l'arrière des tentes, comme lui-même l'avait fait, abordant le cadavre de Justin de dos. Alfred héla tout doucement Justin et, sans réponse, s'approcha.
Georges ouvrit le feu, deux coups partirent, atteignant tous les deux le bon Alfred, qui tomba sur place, mort sans avoir rien compris. Georges posa son arme, marcha rapidement sur Alfred, prit la carabine tombée à son côté, l'épaula et tira deux cartouches en visant le tronc de l'arbre sur lequel lui-même s'appuyait quelques instants auparavant. Les deux projectiles frappèrent le tronc, l'un en plein bois, l'autre éraflant l'écorce, exactement là où il l'avait voulu. Deux coups suivis de deux autres, ce serait l'éventuel témoignage d'un témoin auditif, pour peu qu'il y en eût un, chose hautement improbable. Il laissa tomber la carabine à côté du deuxième cadavre de sa journée, le troisième en comptant celui de sa femme, mais il ne l'avait pas tuée lui-même. Georges se fit la remarque que ce score était assez élevé, tout de même... Il défit sa ceinture, celle d'Alfred, récupéra son poignard et remis au ceinturon du crétin l'étui du couteau qui décorait toujours la nuque de Justin. Tout était bien. Il regarda autour de lui, vérifiant la mise en scène, et, assez satisfait du résultat, plongea la main dans la veste d'Alfred, y récupéra l'enveloppe contenant les trente mille euros donnés la veille. Il en sépara cinq cents qu'il remit dans la poche de la veste d'Alfred, puis ôta sa Barbour, retira son holster et le parabellum et les enferma avec le reste de l'argent dans le sac de nylon étanche dont il s'était muni. Il s'éloigna des voitures, marchant loin du village et du chemin, s'enfonçant sous les arbres ; il trouva enfin, suffisamment éloigné de la piste, là où le bois se faisait le plus touffu, une anfractuosité dans les rochers où il enfouit le sac. Il prit des repères, qu'il mémorisa en se les répétant les yeux fermés. Cette cache, c'était le seul vrai risque qu'il prenait, mais il n'avait pas le choix, sauf à détruire l'argent et l'arme, chose quasiment impossible pour l'arme et profondément désolante pour les euros, qu'il n'imaginait pas devoir perdre. Il retourna près des tentes, jeta un dernier coup d'œil à la scène du massacre ; il ne lui fallait plus toucher à rien, c'eut été de trop.
- Et de deux, compta-t-il.
Georges était soulagé, cette dure affaire était terminée pour lui ; l'enquête de la gendarmerie et de la justice ne pourrait pas aller contre les faits tels qu'il les présenterait. Et dire que les deux abrutis n'avaient pas imaginé un instant qu'il comprendrait immédiatement leur intention de ne pas laisser un témoin de leur crime survivre, fut-ce le commanditaire ! La bêtise humaine – qu'il connaissait pourtant bien, la matière première de sa vie avait été toujours l'humain – le confondait chaque fois qu'il y était confronté... Mais ils n'avaient pas imaginé non plus que le colonel ne supporterait pas de laisser vivre deux individus trop informés de ses actes, même s'ils en étaient les complices ! La bêtise humaine, toujours elle.
Bernadette morte, il en était libéré ; ses deux complices morts, il était sûr de leur silence.
Georges se donna un instant de répit ; assis au sol, il sortit de sa poche une barre de pâte de fruit qu'il mangea lentement. Le soleil montant éclairait de mieux en mieux la clairière et révélait progressivement les détails de la scène, les deux cadavres et les dernières braises rougeoyantes qu'un vent léger attisait. Un merle insolent vint regarder sous le nez de Justin, puis sous celui d'Alfred, les considéra comme inintéressants, et se détourna d'eux pour reporter son attention sur un ver de terre. Le colonel alla enfin à sa voiture, y prit son téléphone portable qu'il y avait volontairement laissé la veille et fit le 112. Il n'avait plus qu'à attendre la gendarmerie. Elle arriva assez vite. L'attente lui avait été agréable, elle l'avait détendu, apaisé. Sa femme était morte, un coup de feu de ce type ne laisse que peu de chance au gibier, les deux crétins aussi, il s'en était assuré, prêt à parfaire l'ouvrage si nécessaire ; tout était prêt pour subir l'assaut des enquêteurs car il savait bien qu'aucun cadeau ne lui serait fait et qu'on ne le croirait pas sur sa bonne mine.