Georges avait remarqué qu'Alfred avait regardé discrètement et à plusieurs reprises le poignard qu'il portait à sa ceinture ; c'était un poignard de commando, celui qu'il avait porté toute sa carrière et conservé à son départ en retraite, mince dague d'acier bruni, effilée et longue, montée sur une poignée d'acier strié, dans un étui de métal et de cuir, un outil de tueur, solide, d'une prise en main facile et sûre. Georges y tenait comme à la prunelle de ses yeux, depuis qu'il était lieutenant ; s'il savait cette arme inutile à la chasse, il s'en munissait toujours, précaution de soldat. Il admira le couteau de chasse d'Alfred, qu'il complimenta, suscitant ainsi chez celui-ci le besoin de voir de plus près son poignard. Les deux hommes se montrèrent leurs armes, les prirent en main et après avoir épuisé le sujet, Georges entendit Alfred lui dire qu'il aurait aimé avoir une telle lame. Bernadette faillit tomber à la renverse en entendant Georges proposer à Alfred un échange ! Le nord était passé au sud ! Certes, le couteau de chasse d'Alfred était une très belle pièce, dont la lame, longue, large et épaisse, était nervurée d'une gouttière, avec une pointe un peu recourbée, et dont le manche de rondelles de cuir compressées assurait une bonne prise et un maintien solide, mais jamais elle n'aurait imaginé Georges faisant un tel échange.
Les deux hommes défirent leurs ceintures, se passèrent les étuis et les lames, et se déclarèrent amis « à la vie, à la mort » ; Georges avait en prononçant ces mots un imperceptible sourire qui effraya Bernadette. La flasque de whisky de Georges circula, le petit feu s'écoula en braises, faiblit jusqu'à mourir, et la nuit devenue profonde avait envahi le campement à mesure que les flammes la tenaient de moins en moins éloignée. Tous se glissèrent dans leurs duvets pour y prendre, tout habillés, un repos qui serait de courte durée. Il laissa Bernadette se pencher sur lui pour une caresse buccale inattendue mais appréciée.
Avant l'aube, Justin vint taper sur leur toile de tente, le petit feu discret était ravivé, un café chaud et des croissants les attendaient ; Georges pensa que, malgré tout, les deux crétins faisaient correctement les choses... même si les croissants étaient inévitablement de la veille. La timide lueur du soleil qui n'avait pas encore franchi les cimes avoisinantes ne donnait qu'une faible visibilité et ce moment, dont toutes les sentinelles savent qu'il est le plus froid de la nuit, saisit Bernadette au sortir de la tente. Elle éprouva un sentiment d'inquiétude irraisonné, qu'elle mit sur le compte de l'humidité... Alfred portait fièrement la dague de Georges au ceinturon, chacun avait près de lui sa carabine de chasse et Georges tâta discrètement à sa ceinture, sous sa Barbour matelassée, l'étui de cuir qui contenait son MAC 50, un pistolet automatique, un lourd neuf millimètres parabellum, rustique et solide, une arme de combat, d'un mat bronze de guerre, aussi peu usitée à la chasse que la dague commando, mais indispensable à sa sécurité dans ces circonstances. Il avait caché cette arme à tous et même Bernadette ignorait qu'il l'avait sur lui.
Alfred se plaça en tête, Georges derrière lui, suivi de Bernadette et Justin clôturait la marche sur la sente étroite et malaisée ; c'était un passage, presque une coulée, parsemée de cailloux coupants, acérés, tordant les chevilles ; les branchages se refermaient très vite au-dessus du sol et limitaient la visibilité. Ils montaient vers le col ; à deux ou trois cents mètres sur leur droite, un petit torrent invisible marquait le thalweg. Le bruit de son flot, bien perceptible, indiquait sa proximité. Alfred se retourna après une demi-heure de marche et annonça :
- Ça va d'venir plus facile.
En effet, quelques centaines de mètres plus loin, le chemin, qui s'éloignait du ruisseau, s'élargit un peu et surtout le bois se fit plus clairsemé, les branches ne fouettaient plus les visages et la visibilité devint meilleure. Le cours d'eau se devinait maintenant à travers les arbres, plus large que Georges ne l'avait pensé. Il nota ce détail, qui le servirait. Les marcheurs étaient relativement espacés, comme Alfred l'avait demandé :
- Ça f'ra moins d'bruit.
Georges prêtait l'oreille, il en attendait un, de bruit, lui, et tendu, il écoutait avec attention les pas de sa femme et ceux de Justin, derrière lui, ne se préoccupant d'Alfred que pour garder la direction de marche ; il ralentit un peu sa cadence pour creuser l'écart entre ce dernier et lui-même et raccourcir celui entre lui et sa femme. Ainsi, elle faisait écran entre lui et le sieur Justin. Il marchait maintenant sur le bord extrême droit du sentier. Et, enfin, il devina plus qu'il ne l'entendit le doux glissement métallique de la culasse de la carabine de Justin, bruit ténu d'une culasse manœuvrée avec lenteur, dans le souci de faire le moins de bruit possible. L'oreille expérimentée de Georges perçut le gras frottement de la cartouche qui entrait dans la chambre et le verrouillage des tenons. Une image puissamment érotique s'imposa à son esprit, il ferma les yeux une seconde, vit Josette nue et le flamboyant poème d'Apollinaire2lui revint à l'esprit, petit bonheur fugitif précédent le déchaînement de violence :
La vulve des juments est rose comme la tienne
Et nos armes graissées c'est comme quand tu me veux
Ô douceur de ma vie c'est comme quand tu m'aimes.
La carabine de Justin, que Georges avait discrètement examiné hier soir en professionnel, était une arme à répétition dont la culasse devait être manœuvrée après chaque tir pour introduire une nouvelle cartouche ; cela rassurait Georges : il aurait ainsi un petit temps d'avance. Les choses allaient donc maintenant se précipiter.
Il sentit, plus qu'il ne vit, l'arme de Justin se lever, entendit le départ du coup et dans le même temps se jeta en courant dans le bois sur sa droite, filant vers le torrent. Il courait sans hésiter, passant en zigzag entre les arbres ; les branches et les broussailles le griffaient ; il constata avec plaisir l'efficacité de son entraînement et son excellente condition physique, malgré les années et la retraite. Sans la moindre hésitation, il franchit le torrent, parsemé de grosses roches, sautant de l'une à l'autre, atterrit sur l'autre rive et continua sa course sur la rive opposée en remontant le courant. Il savait que sa femme avait été touchée, et Justin, surpris par son démarrage de sprinter, n'avait pu réarmer sa carabine et tirer la deuxième cartouche qui aurait immanquablement été pour lui si Georges n'avait anticipé l'action. Il courut ainsi trois à quatre cents mètres environ en remontant le thalweg, puis, tapi derrière un buisson, écouta les bruits qui parvenaient à lui. Les deux crétins étaient entrés dans la forêt et s'étaient arrêtés au bord du torrent sans le franchir. Ils se disputaient, Alfred s'en prenant vivement à Justin, l'accusant d'avoir été maladroit et d'avoir raté Georges, qu'il aurait fallu tirer en premier !
- Putain ! Pourquoi qu't'l'as pas tiré d'abord ? Maint'nant, faudra l'r'trouver, qu'ça va pas êt' facile ! On peut pas l'laisser comme ça, faut l'tuer ! Faut tout d'suit'bloquer les bagnoles !
Justin répliqua qu'il n'avait pu le viser en premier :
- Ch'pouvais pas, la femme était d'vant !
Alfred, bon chasseur et paysan rusé à défaut d'être intelligent, donna ses ordres. Il chargea Justin de son sac et le renvoya au campement avec ordre de s'y tenir le plus rapidement possible à l'affût, d'interdire au colonel l'accès des voitures et de le tuer si possible. Justin devait l'attendre, lui-même se chargeant de rabattre l'officier. On s'occuperait de la femme plus tard ; de toute façon, elle devait être morte. Justin partit en maugréant, c'était toujours lui qui héritait des tâches ingrates, qui devait obéir, qui allait porter les sacs... Georges attendit le départ de Justin, se rapprocha du torrent, vit Alfred entrer dans la forêt et redescendre vers le campement sur la rive droite. Sa ruse avait porté : Alfred était convaincu que Georges n'avait pas franchi la petite rivière, l'estimant trop large, et qu'il chercherait à regagner le campement, puisque c'était son dernier point de repère dans la montagne, avant de s'enfuir à pied vers le village, s'emparer d'une voiture lui étant impossible. Justin verrouillait la piste par le bas et Alfred rabattait ; c'était bien pensé, mais inefficace puisque Georges avait compris la manœuvre, désormais éventée. Georges resta sur la rive gauche du cours d'eau et se rapprocha de son chasseur. Il constata que celui-ci progressait lentement entre le sentier et l'eau, et marchait vers le campement en fouillant le bois. Il ne cherchait pas à être très discret, il rabattait vers son complice. Georges bascula sur la rive droite du torrent, fila dans le dos d'Alfred, franchit le sentier, se positionnant du côté où Alfred ne le cherchait pas. Il descendit lui aussi vers les tentes, et, adoptant la petite foulée rapide et économique des Africains, il avança bien plus vite et bien plus silencieusement que son chasseur, le dépassa et arriva avec une confortable avance sur Alfred en vue du bivouac. Justin y était, assis au sol, dans la demi-obscurité, à la lisière de la petite clairière, son arme entre les mains, prêt à faire feu. Il avait ranimé le foyer de quelques bûchettes qui brûlaient doucement, projetant une faible lumière vacillante. Georges le contourna ; désormais, il marchait doucement, attentif à ne faire aucun bruit ; il parvint ainsi à quelques mètres dans le dos de Justin sans avoir été découvert. Le gibier était devenu chasseur.
Et ce chasseur était impitoyable. Homme de guerre, il savait que la pitié ou la simple hésitation signait l'arrêt de mort de celui dont la volonté fléchissait. La sienne n'avait jamais fléchi et sa détermination était totale. Il n'y aurait pas d'alternative, il aurait leur peau, tout au moins il mettrait toute son énergie à les abattre.