Chapitre 4 Chapitre 4

– Il y avait deux autres secouristes avec toi, arrête de pleurnicher. Et tupeux me réciter toutes les règles que tu veux, Bishop, ce qui compte, c'est que le type était menotté à son brancard à l'hosto quand on est repartis. Et qu'une équipe de flics a escorté sa femme jusqu'au commissariat pour prendre sa déposition. Le reste, ça me glisse dessus comme un de tes postillons de lèche-bottes en chef.

Je lui offre un petit sourire forcé et je mords dans mon bagel au cream cheese. Il va vraiment falloir que j'apprenne à me taire.

Les chaussures du chef Warren frappent le sol et le silence se fait dans la salle commune sans qu'il ait besoin de s'annoncer. On se tourne tous pour lui faire face pendant qu'il se racle la gorge. Soit je vais me faire renvoyer dans dix secondes, soit je vais devoir nettoyer le camion pendant un mois. Au mieux.

– Cruz : première et dernière fois que tu t'adresses à moi sur ce ton-là en public, sinon c'est la porte. Tu laisseras ton insolence chez toi à partir d'aujourd'hui. Et tu fous tes petits élans de rébellion à la poubelle si tu veux pouvoir faire carrière chez les secouristes, compris ? Je fais oui de la tête.

Pas un mot, Romeo...

Je me pince les lèvres. Je pense à mon sauveur de frère qui me conseillerait tout bas de la boucler, s'il était là.

Je me mords les joues. Je pense à ma mère qui agiterait les bras dans tous les sens en articulant « ¡Cierra la boca !1 » en silence.

– Apprendre à garder son sang-froid et ses sentiments pour soi, ça faitpartie du job. Et jouer les justiciers, ce n'est en aucun cas le rôle d'un secouriste ou d'un pompier. Servez-vous de vos muscles et de vos têtes, mais je ne veux pas d'affect ! Je ne tolérerai pas vos « gnagnagna » de gonzesse une seconde fois. J'ai été assez clair ?

Tout le monde acquiesce, docile. Je balaie l'assemblée du regard pour voir si je suis le seul en désaccord avec cette tirade d'un autre âge. Un humain sans émotion, depuis quand ça existe, ça ? Même les rares femmes de la caserne ne se rebellent pas face à la remarque sexiste du chef. Je choisis de me taire aussi, c'est apparemment ce qu'on attend de moi. Je vais juste devoir choisir avec soin les bons moments pour désobéir.

En réalité, ceux qui me connaissent savent que j'ai déjà fait beaucoup de progrès de ce côté-là : il y a quelques années, j'aurais simplement collé mon poing dans la gueule du type alcoolisé, claqué ma démission sur-le-champ et peut-être bousculé un peu au passage ces flics inertes qui ont décidé de maintenir l'ordre en oubliant leur autre mission : protéger.

23 ans et je me bonifie déjà avec le temps.

– Sur ces bonnes paroles, j'ai une annonce importante à vous faire, poursuit le chef en tapant dans ses mains. Deux nouvelles recrues vont rejoindre les effectifs des secouristes aujourd'hui, sans doute en fin d'aprèsmidi, si je me souviens bien. Deux femmes, on ne m'a pas laissé le choix.

Accueillez-les comme il se doit et tout le baratin habituel... Capiche ?

– Euh... excusez-moi, chef Warren ? Moi, je suis déjà arrivée... depuis ce matin, en fait. Vous m'avez dit d'attendre là... Alors... j'ai attendu là.

Une petite brune à queue de cheval se lève d'une chaise sur laquelle elle semblait statufiée. Comment personne, moi y compris, n'a pu la remarquer ?

– Oh... Mikami, c'est ça ? Mikado ? Non, bien sûr que non, pardon. Yasuda ? Euh... désolé. Suzuki ?

J'ai tellement mal pour elle, honte pour lui. Le chef farfouille dans trois pauvres feuilles qu'il fait voler entre ses mains et des rires étouffés montent de l'assemblée.

– C'est Mina Iwasaki. Enchantée, se présente la nouvelle d'une voixdouce.

Et comment elle fait pour ne même pas s'énerver ?

– Bon, pas sûr que tu t'appelles comme ça très longtemps ici, on tetrouvera bien un surnom ! répond Warren, très sérieux.

– Euh... d'accord.

Elle se force à sourire. Quel autre choix elle a ? J'hésite à intervenir mais ce n'est pas vraiment le moment de me faire à nouveau remarquer. Et je me souviens que pendant mes premiers jours ici, personne n'était là pour me tendre la main ni rappeler au gradé que je ne m'appelais pas Rookie, et encore moins Diego, Pablo ou Ruben.

– Bon, au lieu de ricaner bêtement, vous autres, faites-lui faire le tour dela caserne, le temps que je retrouve sa feuille de service. Cruz, tu es le dernier arrivé, mets-la au parfum et trouve-lui un casier ! Les autres, gardez vos sales pattes pour vous, je vous connais quand il y a une nouvelle ! Et Mia... Mikawa... bienvenue parmi nous !

Le chef retourne à son bureau et je vais accueillir la dernière recrue à l'air dérouté.

– Salut, je suis Romeo. Mina, c'est ça ? Ne fais pas attention au chef Warren, il vient juste d'une autre planète qui s'appelle le passé.

– Je vois, grimace-t-elle.

– Mais à part ça, on peut compter sur lui. Tu verras, on forme une sortede famille dysfonctionnelle, on n'est pas tous d'accord, mais on s'attache vite.

Elle me sourit, apparemment soulagée.

– C'est ta première affectation ?

– Ça se voit tant que ça ?

– Tu as l'air un peu stressée, mais t'inquiète pas, on s'habitue vite.

Viens, suis-moi, il paraît que je dois jouer l'agent immobilier... Je grommelle ces mots qui la font rire.

– En fait, j'ai déjà bien eu le temps de visiter les vestiaires, la salle demusculation, la réserve avec le matériel, les salles de repos et même les toilettes.

– Désolé qu'on ne t'ait pas intégrée avant, la journée a été chargée. Je temontrerai où est le bureau du chef plus tard, mais je te conseille d'en rester le plus loin possible.

– Noté ! Alors tu me présentes les gens, plutôt ? Juste en quelques mots, pour que je sache à quoi m'attendre...

– OK. Je vais essayer de ne pas te faire trop peur.

– C'est bon, je sais vers qui me tourner, maintenant, merci !

J'essayais de plaisanter pour la détendre, je ne m'attendais pas à ce qu'elle prenne ça comme une invitation à devenir meilleurs amis pour la vie.

– J'adore tes tatouages, au fait !

Elle fait glisser ses yeux de mes biceps à mes phalanges. Et elle me sourit de cette façon qui montre que je lui plais. Ma nouvelle coéquipière est plutôt charmante, avec ses yeux noirs en amande et ses gestes gracieux. Mais fraterniser avec une collègue et m'attirer de nouveaux ennuis ne figurent pas du tout dans mes projets. Il n'y a pas grand-chose qui compte plus dans ma vie que ce boulot, désormais. Cette dose d'adrénaline quotidienne. Cette envie d'aider les autres pour m'aider moi-même.

Je reviens de loin.

J'attrape une chaise que je tends à Mina et m'assieds sur le coin d'une table, assez près d'elle pour pouvoir chuchoter.

– Tu perds pas de temps, Cruz ! s'esclaffe Raffy au loin.

– De quoi tu parles ?

– Ça se passe bien, votre petit date ?

J'empoigne une pomme sur la table et essaie de la lui envoyer en pleine tête, mais Rafferty la rattrape au vol pendant que la nouvelle rougit.