Je me suis traînée jusqu'à son bureau, une pièce interdite où il travaillait sur ses projets les plus personnels. Il avait toujours gardé ce serveur caché, un vieux modèle obsolète, à l'abri des regards indiscrets. Il disait que c'était pour "protéger ses idées les plus folles". Maintenant, je savais que c'était pour cacher ses secrets les plus sombres.
Mes doigts, engourdis, ont tapé le mot de passe que je connaissais par cœur. L'écran s'est allumé, révélant des centaines d'esquisses, de plans, tous modifiés. Et là, le choc a été plus violent que ma chute du gala. Aurélien avait systématiquement altéré mes créations, les faisant ressembler au style de Samira. Chaque ligne, chaque courbe, chaque détail avait été remodelé pour imiter l'esthétique de son ancienne protégée. Puis, j'ai trouvé les notes personnelles. Des pages et des pages révélant son obsession pour elle, des poèmes, des dessins d'elle, des fantasmes. Des années de mon travail sacrifiées à un fantôme.
Mon cœur s'est brisé une seconde fois. J'ai senti une nouvelle vague de nausée monter, plus intense que la précédente. Mon corps tremblait, la colère et le dégoût se mêlant à la douleur physique. Je n'étais pas une architecte talentueuse pour lui, j'étais une main, un outil, une marionnette pour recréer l'œuvre de Samira.
J'ai attrapé mon téléphone, mes doigts glissant sur l'écran. Un seul nom est apparu dans mon esprit : Karin Bouchard. Ma tante, la femme redoutable à la tête d'un empire immobilier. Elle m'avait toujours offert une place dans son groupe, une offre que j'avais toujours déclinée par loyauté envers Aurélien. Maintenant, cette loyauté était en miettes.
« Allô, ma chérie ? » Sa voix, habituellement si posée, portait une pointe d'inquiétude. « Je viens d'apprendre ce qui s'est passé au gala. Ça va ? »
« Non, Tante Karin, » j'ai répondu, ma voix étranglée par les larmes. « Ça ne va pas du tout. »
Les mots ont déferlé, un torrent de douleur et de trahison. Je lui ai tout raconté, la chute, la blessure, le serveur caché, l'obsession d'Aurélien pour Samira. Je n'ai rien omis. Ma tante a écouté en silence, sa respiration audible à l'autre bout du fil.
« Je comprends, Léa, » a-t-elle dit enfin, sa voix plus dure, plus résolue. « C'est exactement ce que je craignais. Je t'ai toujours dit qu'Aurélien n'était pas l'homme que tu méritais. »
« Il a fait de moi son substitut, Tante Karin, » j'ai murmuré, la honte me rongeant. « J'étais juste Samira, en moins bien. »
« Ne dis pas ça, ma chérie. Tu es un génie. Tu es toi-même. Et maintenant, il est temps que tu le montres au monde. » Son ton était sans appel. « L'offre tient toujours, Léa. Et cette fois, je n'accepterai pas de refus. »
J'ai hésité une fraction de seconde. Loin d'Aurélien, loin de ce passé toxique. C'était une porte de sortie, une chance de me reconstruire. « D'accord, Tante Karin. J'accepte. »
Un soupir de soulagement a traversé la ligne. « C'est la meilleure nouvelle que tu pouvais me donner, Léa. Je suis tellement contente. Écoute, je vais t'envoyer mon jet privé demain matin. Tu viens directement à Paris. On règlera tout d'ici. »
« Merci, Tante Karin, » j'ai répondu, un poids immense se soulevant de ma poitrine. « Merci pour tout. »
« Ne me remercie pas, ma chérie. Reconstruis-toi. Deviens la femme et l'architecte que tu dois être. Et Aurélien... il regrettera chaque seconde de ce qu'il t'a fait. »
Le lendemain matin, Aurélien est enfin rentré. Il a trouvé le lit vide, les draps froids. Il est entré dans le bureau, le regard inquiet.
« Léa ? » Sa voix était hésitante, presque douce. « Où es-tu ma chérie ? »
Je me suis tordue dans le fauteuil du salon, mon corps frissonnant. J'avais passé la nuit à effacer toute trace de mon passage, à vider mon bureau de mes projets personnels. Tous les fichiers de mes créations originales, les esquisses, les plans qui n'avaient pas été corrompus par son obsession, avaient été transférés sur un disque dur externe. J'avais laissé derrière moi un bureau vide, une coquille sans âme.
« Je suis là, » j'ai répondu, ma voix plate, sans émotion.
Il m'a trouvée, son regard s'est posé sur mon attelle, puis sur mon visage pâle. Une lueur de surprise a traversé ses yeux.
« Mon Dieu, Léa, ta cheville... Je suis tellement désolé. » Il s'est approché, tendant la main. « Ce maudit gala. J'étais tellement préoccupé par Samira, elle n'allait pas bien... »
J'ai reculé, mon corps entier criant au contact. Il a retiré sa main, l'air blessé.
« Tu sais que je t'aime, Léa. Tu es la femme de ma vie. Tout ce que je fais, c'est pour nous. »
Des mensonges. Toujours des mensonges. Mon cœur a battu la chamade, non pas d'amour, mais de rage contenue. La haine, une sensation nouvelle et puissante, bouillonnait en moi.
« Aurélien, j'ai une nouvelle pour toi, » j'ai dit, ma voix tremblante mais ferme. « Je démissionne. »
Son visage est devenu livide. « Quoi ? Mais... pourquoi ? Nous avons tellement de projets, Léa. Notre futur... »
« Il n'y a plus de "nous", Aurélien. Il n'y a plus de futur. »
Il a essayé de me prendre dans ses bras, de m'embrasser. Son parfum familier, autrefois si réconfortant, me soulevait le cœur.
« Léa, ne dis pas ça. Nous sommes faits l'un pour l'autre. Tu es mon pilier, ma muse... »
« Je ne suis pas ta muse, Aurélien, » j'ai craché, le regard froid. « Je suis ton substitut. »
Il a reculé, son visage se tordant de confusion. « Mais de quoi parles-tu ? »
« Tu sais très bien de quoi je parle. Samira. » J'ai laissé le nom planer entre nous, un poison.
Il a tenté de dissimuler sa gêne derrière un sourire forcé. « Samira n'est qu'une vieille amie. Une muse éphémère. Tu es mon éternité. »
Il a fait un pas vers moi. Je savais ce qui allait arriver. Ses mains allaient chercher ma peau, ses lèvres allaient tenter de me convaincre avec des mots doucereux. Mais cette fois, je ne céderais pas. La colère, l'amertume, la trahison, tout était trop frais, trop réel. Mon cœur ne se laissait plus duper.
« Ne t'approche pas, Aurélien, » j'ai dit, ma voix emplie d'un dégoût que je n'avais jamais ressenti auparavant. « Je ne suis plus ta Léa. »
Il a arrêté son mouvement, son visage trahissant un mélange de surprise et d'agacement. Il a essayé de me prendre la main, de me tirer vers lui. Le parfum de son après-rasage m'a emplie les narines, et une vague de nausée a balayé mon corps. C'était la dernière fois que je me laissais toucher par lui.