Impossible de repasser chez moi pour me changer !
Je saute dans le black cab en me mordant les joues pour ne pas hurler ma fureur, le chauffeur bourru me jette un coup d'œil dans le rétroviseur et s'excuse à demi-mot. Puis il me demande de faire attention à ne pas salir la banquette. Je serre les poings, me retiens de l'éventrer – Jack, un petit coup de main ? – et lui balance l'adresse en beuglant.
Sept heures cinquante-huit. Je sonne au 30, St George Street, un peu fébrile, mais fière de ma ponctualité – juste un peu moins de mon look de rat mouillé. Pas le temps de m'émerveiller une fois encore de la façade blanche immaculée et de ses baies vitrées avancées. Sourire poliment et ignorer le tissu qui me colle à la peau, c'est tout ce qu'il me reste à faire pour sauver ma dignité.
La grande porte couine légèrement en s'ouvrant. Je m'attends à me retrouver face à l'ex-nounou à la retraite – alias la gravure de mode du troisième âge – mais c'est un homme qui apparaît. Un homme d'une virilité et d'un magnétisme tels que j'en perds mon latin. « Good... Lord ! » – c'est-à-dire « Mon Dieu ! » – sort de ma bouche, remplaçant le traditionnel « Good morning ». Ses pupilles noires me fixent sans détour, puis me détaillent rapidement de la tête aux pieds. Il hoche soudainement la tête, puis m'invite à entrer. Il n'a pas prononcé un mot.
« Good Lord » ? Quelle conne...
Je suis Mr Rochester jusqu'au grand salon, somptueux et intimidant – comme son propriétaire – et admire la vue directe sur le jardin verdoyant tondu au millimètre près. L'homme aux épaules colossales se retourne vers moi et me fait signe de m'asseoir sur le canapé Chesterfield en cuir marron. Je m'exécute, sans parvenir à le quitter des yeux. Il doit avoir une trentaine d'années. Son costume griffé bleu marine fait ressortir la blondeur cendrée de ses cheveux. Ils sont courts, coiffés à la va-vite. Je continue mon inspection alors qu'il se plonge dans la lecture de mon C.V. Ses yeux sont sombres, et pourtant vifs et perçants, entourés de longs cils qui confèrent un peu plus de douceur à son regard. Son nez est fin, à peine busqué, sa mâchoire, carrée, ses lèvres, pleines et une barbe de trois jours recouvre son menton, achevant de faire de lui mon fantasme personnifié.
De toute ma vie, je n'ai jamais croisé un homme tel que lui. Qui dégage autant de force, d'assurance. Il a quelque chose d'inébranlable. Et pourtant rien de rassurant. Une petite cicatrice trace une ligne blanche au coin de son œil gauche. Je meurs d'envie de la toucher du bout des doigts. Je tente de fixer mon attention sur autre chose. Ses mains. Immenses, tendues, à la peau légèrement hâlée. En un éclair de folie, je les visualise sur moi. Parcourant ma peau. Caressant ma nuque. Mon ventre. Mon...
– Vous avez peu d'expérience, mais Imogen m'a dit que vous ne vousétiez pas laissée démonter lors de votre face-à-face avec Birdie.
Sa voix grave vient de traverser les airs, de percuter les murs, de résonner en moi... tout en bas. Il ne manquait plus que ça. Je papillote bêtement des yeux, croise les jambes pour me donner une contenance.
Reprends-toi, Sid.
– Vous êtes ici chez moi, précise-t-il en reportant son attention sur lafeuille désormais posée sur la table basse laquée. Emmett Rochester.
Son ton ne s'adoucit pas tandis qu'il se présente. Il reste glacial et ça me déstabilise encore un peu plus. Comme une adolescente en émoi, je détourne les yeux à chaque fois que nos regards se croisent. Il doit prendre ça pour de la faiblesse. Aucune personnalité.
– J'élève ma fille seul et lorsque ma carrière m'oblige à la délaisser, jetiens à ce qu'elle soit entre les meilleures mains. Je ne cherche pas une personne surqualifiée, une nourrice qui a traversé le monde pour veiller sur des petites têtes couronnées. Je cherche une personne responsable, qui a des valeurs, les pieds sur terre et qui fera en sorte que Birdie grandisse le plus normalement possible. Bénéficier d'un train de vie privilégié n'est pas toujours une bénédiction pour un enfant. Je compte embaucher la personne qui saura lui prodiguer de l'affection, mais aussi toutes sortes d'attentions simples qui lui permettront de s'épanouir, comme toutes les petites filles de son âge.
– Je vois, dis-je d'une voix timide.
– Avez-vous déjà été en contact avec un enfant qui a perdu sa mère ? demande-t-il soudain, en plongeant ses yeux noirs dans mon bleu pétrifié.
« Perdu sa mère ? » Il n'est pas divorcé ? Il est... veuf ?
– Non... avoué-je en soutenant son regard. Mais je l'ai vécu moi-même.
Mais pourquoi est-ce que je me sens obligée de vider mon sac ?
Un ange passe, nos yeux restent liés, traversés par une intensité nouvelle.
– Vous comptez rester longtemps à Londres, Miss Merlin ? Vous n'allez pas rentrer à Paris sur un coup de tête ? Ma fille a besoin de stabilité, m'interroge-t-il soudain, en remontant ses manches.
C'est vraiment nécessaire, ce sex-appeal ? Comme si j'avais besoin de ça...
– Je suis bien à Londres et je compte y rester.
– Six mois, un an, cinq ans ? insiste-t-il, un peu agacé par ma réponse évasive.
– Dix ans. Minimum. Rien ni personne ne m'attend à Paris.
Cela semble lui convenir. Ses pupilles insondables font le tour de mon visage et commencent leur descente. Mon chemisier – aïe... – mon pantalon moulant et mes sandales noires à talons.
– Vous vous êtes dit qu'avant un entretien, c'était une bonne idée departiciper à un concours de tee-shirts mouillés ? fait-il d'une voix moins sévère, mais sans esquisser le moindre sourire. – Non ! Il a plu cette nuit... Le taxi... Je...
– Vous prenez toujours tout au premier degré ?
– Je ne sais pas. Vous vous amusez souvent à embarrasser vos futursemployés ?
Être respectueuse, oui. Se faire marcher dessus, non.
– « Futurs employés » ? Vous êtes bien sûre de vous... Et l'annonce était claire. Pas de personnes susceptibles.
– Je ne le suis pas.
– Bien. Je peux donc énoncer les règles sans craindre de vous offenser,fait-il en se levant.
– Je vous écoute.
– Vous ne les notez pas ?
– Je n'ai pas pensé à...
– Premier tiroir, me coupe-t-il en désignant la commode à ma droite.Servez-vous.
Je m'empare d'un petit cahier vierge et d'un stylo noir. Nos regards se croisent à nouveau, le sien semble plus détendu. Je me retiens de soupirer en étudiant sa silhouette de profil. Il se lance :
– Si vous êtes retenue pour ce poste, vous dormirez ici quatre nuits parsemaine. Samedi et dimanche seront vos deux jours de repos.
– Dormir... ici ? bredouillé-je bêtement.