Solange m'aperçut, attardée dans le couloir. « Alix, te voilà. Ne reste pas plantée là comme un fantôme. Viens aider. Chloé est fatiguée de son voyage. »
Chloé se tourna, son visage parfaitement maquillé arrangé en un masque d'inquiétude. « Oh, Solange, vous êtes trop gentille. Mais je vais bien. Je ne veux pas déranger Alix. » Elle m'adressa un sourire doux et apitoyé qui n'atteignit pas ses yeux froids et calculateurs.
Je les ignorai toutes les deux. Mon regard était fixé sur Solange. J'observai la façon dont ses mains, soi-disant faibles et tremblantes, agrippaient les accoudoirs de son fauteuil avec une force surprenante. Je notai la couleur saine de ses joues, la clarté vive et alerte de ses yeux. Pendant deux ans, je n'avais vu que ce qu'ils voulaient que je voie : une femme frêle et invalide. Maintenant, le voile était levé, et je la voyais pour ce qu'elle était : une prédatrice.
« En fait, Maman, je me sens beaucoup mieux aujourd'hui, » annonça Solange, sa voix résonnant d'une vitalité nouvelle. « Je pense que tout ce repos porte enfin ses fruits. Je pourrais même essayer de marcher un peu plus tard. »
C'était une performance pour moi, une torsion cruelle et délibérée du couteau dans la plaie.
« C'est une nouvelle merveilleuse, Solange, » s'extasia Chloé en se précipitant à ses côtés. « Hugo sera ravi. »
Solange tapota la main de Chloé. « C'est grâce à toi, ma chère. T'avoir ici m'a donné un nouveau souffle. C'est pourquoi j'ai décidé que tu resterais avec nous. Définitivement. »
Mes yeux se tournèrent vers Hugo, qui venait d'entrer de la cuisine, un verre d'eau à la main. Il tressaillit, un raidissement à peine perceptible de ses épaules. Il ne me regarda pas. Il prit juste une longue et lente gorgée d'eau, son silence une confirmation assourdissante.
« Alix a déjà accepté, » dit-il, sa voix un murmure bas. « Elle pense que c'est une excellente idée. »
Le sourire de Solange était triomphant. « Tu vois ? Je t'avais dit qu'elle était une fille sensée, au fond. Elle connaît sa place. »
Chloé, enhardie, frappa dans ses mains. « Eh bien, dans ce cas, je vais demander aux garçons de commencer à monter mes affaires. J'ai hâte de m'installer. »
Elle commença à diriger les déménageurs vers le grand escalier, sa voix résonnant dans l'espace caverneux. J'entendis un bruit sourd venant du palier du premier étage, suivi du son de quelque chose qui se brise.
Je montai en courant. Mon cœur se serra. Éparpillés sur le sol se trouvaient les restes brisés d'une série de photographies encadrées – celles que j'avais prises lors de nos voyages, celles qu'Hugo avait minutieusement disposées sur le mur, une mosaïque de nos souvenirs partagés. Chloé se tenait au-dessus d'eux, une main théâtralement sur sa bouche.
« Oh, mon Dieu ! Je suis tellement désolée, Alix, » dit-elle, sa voix dégoulinant d'un faux remords. « C'était un accident. Le déménageur m'a juste bousculée. »
Hugo arriva derrière moi. Il regarda le verre brisé, les visages souriants sur les photos, maintenant déchirés et dispersés. Une lueur de quelque chose – de la douleur ? du regret ? – traversa son visage avant d'être rapidement réprimée. Il ne dit rien. Il resta juste là, spectateur silencieux du démantèlement de notre vie.
Chloé, voyant son silence comme une permission, devint plus audacieuse. « Tu sais, » dit-elle en penchant la tête d'un air songeur, « ce mur serait parfait pour cette reproduction de Bernard Buffet que je viens d'acheter. Et comme je vais rester dans la suite parentale... »
Elle laissa la phrase en suspens, une fléchette empoisonnée et délibérée.
La suite parentale. Notre chambre.
Solange, qui avait utilisé l'ascenseur privé de la maison pour se joindre au drame, frappa dans ses mains. « Une excellente idée, Chloé ! Il est temps de changer. Alix, tu peux déplacer tes affaires dans la chambre d'amis au bout du couloir. Elle est plus petite, mais je suis sûre que ça ne te dérangera pas. »
Tous les yeux étaient sur moi. C'était le test. L'humiliation finale.
Je regardai Hugo, croisant son regard. « Très bien, » dis-je, ma voix étrangement calme. « Je vais déplacer mes affaires. »
Il parut surpris, puis confus. « Alix, attends- »
« Qu'est-ce qui ne va pas, Hugo ? » demandai-je, un sourire amer aux lèvres. « N'est-ce pas ce que tu voulais ? Une nouvelle vie ? Une vraie famille ? »
Je me tournai et entrai dans la suite parentale, la pièce qui contenait sept ans de ma vie. Je ne regardai pas en arrière. Je pouvais sentir ses yeux sur moi, pleins d'une confusion qu'il était trop lâche pour exprimer. Je commençai à faire mes valises, mes mouvements efficaces et détachés. Ce n'était plus ma maison. Ce n'étaient plus mes souvenirs.
Plus tard, au dîner, la mascarade continua. Je descendis pour trouver la table chargée d'un festin élaboré. Paella aux fruits de mer, scampis à l'ail, gâteaux de crabe. Chaque plat était quelque chose auquel j'étais allergique. Une allergie grave, anaphylactique, qu'Hugo connaissait, dont il avait autrefois été pathologiquement prudent.
Solange me regardait, un sourire narquois aux lèvres.
Hugo, inconscient, était occupé à remplir l'assiette de Chloé de crevettes. « Goûte ça, Chloé. C'est la spécialité du chef. »
Il n'avait pas remarqué. Ou il avait oublié. La pensée était une pierre froide et dure dans mon estomac. Sept ans, et il avait oublié la seule chose qui pouvait littéralement me tuer.
« Alix, tu ne manges pas, » dit-il en se tournant enfin vers moi, son ton réprobateur. « Tu suis encore un de tes régimes ? »
Je ne dis rien. Je pris juste ma fourchette et pris une petite bouchée du riz blanc nature qui était la seule chose sûre sur la table.
Il fronça les sourcils. « Qu'est-ce qui ne va pas avec toi ce soir ? Tu as été bizarre toute la journée. »
Avant que je puisse répondre, Solange parla, sa voix vive et joyeuse. « Hugo, Chloé et moi parlions. Maintenant que ma santé s'améliore, et que Chloé est là pour rester... Je pense qu'il est temps de commencer à planifier le mariage. »
La fourchette glissa de mes doigts, cliquetant bruyamment contre l'assiette.
Hugo se figea, ses yeux se dardant vers moi. Pendant un instant, il parut piégé.
Chloé, toujours l'actrice, posa une main délicate sur son bras. « Oh, Solange, nous ne devrions pas presser Hugo. Lui et Alix sont encore... mariés. » Elle prononça le mot comme s'il s'agissait d'un inconvénient mineur, d'un bout de paperasse à régler.
« N'importe quoi ! » tonna Solange. « C'est un nouveau chapitre pour cette famille. Nous devons célébrer. Hugo, tu voudras bien offrir à Chloé le mariage qu'elle mérite, n'est-ce pas ? »
Hugo me regarda, ses yeux suppliants. Dis quelque chose. Arrête ça. Aide-moi.
Mais j'en avais fini de l'aider. J'en avais fini d'être son bouclier.
Il s'éclaircit la gorge. « Maman, je pense qu'Alix et moi devons en discuter. »
C'était une défense faible et fragile, et nous le savions tous.
Tous les yeux, une fois de plus, étaient sur moi. L'épouse silencieuse et bafouée. Ils attendaient que je pleure, que je crie, que je fasse une scène. Ils attendaient que je joue mon rôle.
Je pris une lente gorgée d'eau. Je regardai le visage triomphant de Solange, la jubilation à peine dissimulée de Chloé et les yeux désespérés et lâches d'Hugo.
Puis, je souris. Un sourire calme et serein qui semblait totalement étranger sur mon visage.
« Je trouve que c'est une excellente idée, » dis-je, ma voix aussi lisse que du verre. « Vous devriez absolument vous marier. »