Je n'ai pas le droit de faiblir. Le moindre signe de lassitude serait pour elle une excuse parfaite pour me jeter dehors, et je ne pourrais pas survivre seule. Parfois, je me demande si, en tant que louve, j'aurai un jour la chance de croiser le regard de mon compagnon. Quelle ironie : je n'ai même pas encore rencontré mon propre loup, et déjà je rêve d'amour.
Mais je sais que rien de tout cela n'arrivera avant qu'elle ne se manifeste. Lovett. C'est le nom que je lui ai choisi, tiré du mot amour. J'aimerais pouvoir l'entendre murmurer dans mon esprit, échanger avec elle comme le font les autres. Je prie souvent la déesse de la lune pour qu'elle me juge digne d'elle, qu'elle m'accorde sa présence, son amitié, sa force.
Je frottais la dernière assiette quand la voix grave d'oncle Louis s'est élevée derrière moi.
- Ariella, le pack Lock Heart vient célébrer avec nous. Va me chercher assez de victuailles pour un festin.
Il m'a tendu une liasse de billets, que j'ai acceptée sans un mot.
- Oui, mon oncle.
J'ai essuyé mes mains, rangé les chiffons et quitté la maison.
À peine la porte franchie, les regards se sont braqués sur moi. Des yeux pleins de dégoût, de haine, de rancune. Dans cette meute, je suis la tache qu'on ne veut pas voir, la faute qu'on ne pardonne pas. Je ne leur ai pourtant jamais fait de mal. Mais leurs regards me transpercent comme si j'avais commis un meurtre.
La meute de la Lune Bleue. Un nom poétique pour un repaire où les cœurs sont durs comme la pierre.
- Salope !
Un cri derrière moi, que j'ai choisi d'ignorer.
- Voilà la fille du démon !
- Pauvre cinglée !
- On dit qu'elle n'a pas encore trouvé son loup. Ses parents l'auraient maudite.
Leurs mots me fouettent, mais je ne fléchis pas. Depuis longtemps, j'ai appris à encaisser. Ils rient, m'insultent, me bousculent, puis s'éparpillent comme si rien ne s'était passé. Et moi, je reste debout, silencieuse. Riposter signerait mon arrêt de mort. Alors je me tais. Je préfère endurer plutôt que disparaître.
Je sais que personne ne me croira jamais. Personne ne me tendra la main. C'est ma croix, mon fardeau, ma condition. Depuis l'enfance, j'ai appris à vivre en esclave dans un monde où la pitié n'existe pas.
Un choc violent me projeta soudain au sol. Ma tête heurta la terre froide. Je me redressai à moitié, juste assez pour croiser le regard triomphant de Laura et de ses amies. Elles formaient un cercle autour de moi, ricanant comme des hyènes.
Je tentai de me relever, mais une main m'écrasa de nouveau contre le sol.
- Quoi ? Tu ne comprends pas quand on te parle ? lança Reena, moqueuse.
Je gardai le silence. Leur répondre, c'était leur offrir le plaisir qu'elles attendaient.
- Hé, paria, c'est toi que je vise !
La voix de Nita vibra dans mon dos avant qu'une matière gluante et nauséabonde ne s'écrase sur mes cheveux. Je ne bougeai pas. Pas un mot, pas une larme. Mon visage resta impassible, et c'est précisément ce calme qui les rendit encore plus furieuses.
Reena m'a fauché d'un coup sec au ventre, et j'ai heurté la terre de tout mon poids. Le sol s'est refermé sous moi comme un linceul tiède. Autour, des rires, des voix venimeuses - nul ne se souciait de savoir si je respirais encore. Ils lançaient leurs insultes comme on jette des pierres, et chacune d'elles me lacérait autant que les coups. Je n'ai pas résisté. À quoi bon ? J'ai simplement levé les yeux vers le ciel gris, attendant que la mort, lasse de me tourner autour, vienne enfin me prendre. Plus rien n'avait de son. Le monde s'était éteint. Pas un cri pour me défendre, pas un regard compatissant. Comme toujours, tout continuait, les pas s'éloignaient, la vie suivait son cours. Pourquoi espérer qu'on me tende la main ? Chacun savait ce que j'étais : un Oméga maudit, rejeté, indigne d'attention. Qui donc aurait pitié d'un être que même la Lune semble mépriser ?
C'est elle, cette déesse silencieuse, qui m'a voulu ainsi. Son dessein m'écrase. Elle ne voulait pas que je sois un loup comme les autres ; elle voulait me voir ramper sous le poids de ma différence. Et comme toujours, elle obtient ce qu'elle désire.
Qu'ai-je bien pu commettre pour mériter pareille existence ? J'ai tenté, de toutes mes forces, de vivre une vie simple, ordinaire. Mais chaque aurore me ramène à la même conclusion : rien n'est normal en moi. À force d'endurer, la douleur s'est usée ; elle ne me traverse plus, elle m'habite, muette. Autour de moi, les silhouettes se sont dissoutes, les ricanements se sont tus - elles sont parties, comme à chaque fois, me laissant pantelant dans la poussière.
Je me suis redressé avec peine, un souffle étranglé s'échappant de mes lèvres. À chaque mouvement, un éclair remontait le long de ma colonne, brûlant mes muscles déjà meurtris. Un son lointain a brisé le silence : une sirène, pensais-je, avant de comprendre que ce n'était que la cloche suspendue au centre du marché. Mon cœur a bondi. L'heure ! J'ai pâli. Vingt minutes de retard. Mon oncle allait me tuer.
Je me suis précipité, serrant mon épaule meurtrie pour calmer les élancements. La liste des courses froissée entre mes doigts, je me suis mis à courir, trébuchant presque à chaque pas. Je devais rapporter tout le nécessaire pour la fête. Si je tardais encore, ce ne serait pas la déesse cette fois qui scellerait mon sort, mais bien lui.