- Il... il a surtout donné son style personnel, si tu veux mon avis. J'ai eu un aperçu au téléphone, mais l'assistante m'a montré une photo rapide pour la vérification du lieu de livraison. Germina, il est... ravissant. Grand. Des cheveux d'un brun sombre, des yeux... 
- Des yeux ? Germina lui coupa la parole net. 
- Oui, des yeux qui promettent une grande sincérité, continua Clara, défiant son amie du regard. Et son costume... on sent la classe, pas le clinquant. Genre, le genre d'homme qui t'ouvre la porte d'une vieille Cadillac et non d'une Ferrari flambant neuve. 
Germina soupira lourdement, agacée que la conversation dérape vers l'inspection de l'homme plutôt que du gâteau. Elle se redressa d'un coup, lissant son tailleur. 
- Je sais où tu veux en venir, Clara. Oublie ça. Ça ne m'intéresse pas. Vraiment. Les yeux sincères, les vieilles Cadillacs... C'est le même scénario, la même fin. Elle fit une moue de dégoût. 
Sans attendre de réponse, Germina s'approcha de l'interphone et pressa un bouton. 
- Mélanie, Olivia, montez s'il vous plaît. Maintenant. 
Quelques secondes plus tard, deux jeunes femmes entraient dans le bureau. 
La première, Mélanie, la cheffe pâtissière, était une femme méticuleuse, âgée d'une trentaine d'années, avec des mains fines qui pouvaient sculpter une rose de sucre avec une précision chirurgicale. Elle était le génie artistique de La Fleur Sucrée. La seconde, Olivia, était plus jeune et s'occupait de la logistique et des commandes. C'était le cerveau pratique de l'atelier. 
- Mélanie, Olivia, j'ai besoin de vous. C'est la commande pour la fondation. Un client mystère a passé la plus grosse commande de l'année. 
Elle attrapa un bloc-notes et traça une liste avec une rapidité déconcertante. 
- Olivia, j'ai besoin d'une liste de ravitaillement, et elle est urgente. Elle lui tendit la feuille. - Tu as : vingt kilos de chocolat Valrhona, les fèves de vanille de Madagascar, cinq douzaines d'œufs de ferme, le beurre d'Isigny, et s'assurer que nous avons assez de pâte d'amande fraîche. C'est pour un gâteau à étages, Mélanie, quelque chose de sobre mais monumental. 
Mélanie haussa un sourcil d'enthousiasme professionnel. 
- La livraison est demain après-midi. Il passera le chercher. Nous devons le terminer vite. On ne se loupe pas sur cette commande. C'est une question de réputation. Vous avez jusqu'à demain matin pour tout préparer. Au travail ! 
Les deux femmes acquiescèrent, l'air concentré, et quittèrent le bureau avec la même efficacité qu'elles étaient arrivées. 
Germina se tourna vers Clara, la fatigue et la lassitude reprenant le dessus sur son énergie de façade. 
- Voilà. Problème résolu. Nous allons rentrer. Il se fait tard. Je te dépose chez toi. 
Elle attrapa son sac, son geste final scellant le sujet : elle avait choisi de se plonger dans le travail, son seul sanctuaire, et de laisser le désespoir et les hommes à l'extérieur. 
Clara la regarda sortir, un pincement au cœur. Elle fuit. Mais elle ne pourra pas fuir éternellement.
Germina prit son sac, le masque de la femme d'affaires en place, et quitta le bureau, Clara sur ses talons. 
- Voilà. Problème résolu. Nous allons rentrer, dit Germina, d'une voix qui se voulait ferme. Il se fait tard. 
- Tu t'échappes, hein ? chuchota Clara en descendant l'escalier, juste assez fort pour que seule Germina l'entende. Tu t'enfuis dans le travail dès que ça devient trop personnel. 
- Je ne m'enfuis pas, Clara, répliqua Germina du même ton. Je gère. Ce sont deux choses différentes. 
Elles traversèrent le hall de la pâtisserie, encore animé par quelques employés en fin de service qui s'affairaient aux dernières tâches. 
- Au revoir, Madame Germina ! 
- Bonne soirée, Patronne ! 
Germina répondait d'un signe de tête bref, son regard glissant sur les visages. Elle appréciait le respect, mais le contact humain la fatiguait. 
Elles arrivèrent au parking souterrain. Germina sortit une clé de sa poche. Elle pressa le bouton et un clic-clac puissant résonna, déverrouillant son véhicule. C'était un SUV Maybach GLS 600, noir ébène, dont les chromes captaient la faible lumière des néons. Le véhicule exhalait une puissance discrète et arrogante, à l'image de sa propriétaire. 
Germina tira la lourde porte. L'intérieur était un sanctuaire de cuir beige cousu main et de boiseries précieuses. Elle s'installa au volant, le cuir souple glissant sous ses doigts. Le volant, épais et gainé, lui donnait un sentiment de maîtrise totale – une sensation qu'elle recherchait désespérément ailleurs que dans sa vie sentimentale. 
Clara s'installa à côté, bouclant sa ceinture. 
- Alors, sérieusement, tu penses que l'homme de la fondation est un vieux barbu excentrique ou un jeune idéaliste ? demanda Clara, cherchant un sujet léger. 
- Tant qu'il paye le gâteau à temps, je m'en moque, répondit Germina en démarrant le moteur. Le V8 s'alluma dans un grondement profond et maîtrisé. 
Elle sortit du parking avec une précision impeccable. 
 
Le trajet se déroula dans un calme relatif jusqu'à ce que Germina prenne, presque inconsciemment, l'itinéraire qui traversait les quartiers les plus animés de la ville, ceux où les « services » étaient monnaie courante. 
- Pourquoi tu prends cette route ? C'est plus long, demanda Clara, fronçant les sourcils. 
Germina haussa les épaules, les yeux fixés droit devant elle. 
- Plus d'action. J'aime bien l'énergie de ce coin. 
Son regard dériva alors. La voiture passa lentement devant l'entrée d'un club huppé. Accoudé à un mur de pierre, un homme attendait. Il portait un simple t-shirt moulant. Son torse était un chef-d'œuvre de muscles sculptés, sa peau luisante sous l'éclairage public. Il y avait dans sa posture une assurance brute, une indifférence presque insolente. 
Germina sentit le besoin familier, cette pulsion de contrôle et de gratification instantanée, la démanger. 
- Wow... lâcha Germina, sa voix à peine un murmure. Il n'a pas l'air d'un escort habituel, celui-là... 
- Germina ! Arrête ça tout de suite ! Sors de cette rue ! s'exclama Clara, les yeux rivés sur la route. Concentre-toi sur le volant et ramène-nous à la maison. Il se fait tard, tu as une grosse commande demain. 
Germina cligna des yeux, comme tirée d'une transe. 
- Tu as raison. C'est bon, je suis là. J'ai vu. 
Elle accéléra légèrement, passant l'homme au torse impressionnant, mais l'image était gravée dans son esprit. 
 
Quelques minutes plus tard, elles arrivèrent devant l'immeuble de Clara. Germina s'arrêta. 
- Bonne soirée, ma belle, dit Clara en la serrant brièvement. Rentre directement chez toi, s'il te plaît. Repose-toi. Demain, on a du boulot au service. 
- Oui, ne t'inquiète pas, répondit Germina. Je rentre. 
Clara descendit et ferma la portière. Germina attendit, fixant la silhouette de son amie jusqu'à ce que la porte de l'immeuble se referme. Elle fit un signe de la main à la fenêtre du salon de Clara, puis se laissa retomber sur le siège en cuir. 
Le moteur tournait au ralenti. L'image de l'homme au torse musclé revint, puissante. 
Juste une nuit. 
Une seule nuit pour éteindre cette voix en moi qui hurle. Une nuit où je donne les ordres, où je contrôle. 
Elle leva son poignet pour regarder l'heure sur sa montre sertie de diamants. 22h15. 
- Il se fait tard, murmura-t-elle pour elle-même. 
Mais la décision était déjà prise. Ce n'était pas l'heure qui importait, c'était le besoin. Elle allait y retourner. Trouver cet homme, ou un autre. 
Au même instant, à l'étage, Clara s'apprêtait à entrer dans sa salle de bain. Elle s'approcha de la fenêtre pour la fermer, son regard se portant naturellement vers la voiture de Germina. Pourquoi est-elle toujours là ? 
Clara s'apprêtait à faire demi-tour et à redescendre pour interroger Germina. Mais avant qu'elle ne puisse bouger, les phares du Maybach s'allumèrent. Le véhicule fit un demi-tour rapide et repartit dans la direction opposée, celle du quartier des tentations. 
Clara comprit immédiatement. Un soupir lourd d'inquiétude lui échappa. Elle l'a refait. Elle prit son téléphone. Je devrais l'appeler, la raisonner... 
Mais elle savait que cela ne servirait à rien. Germina était déjà en chasse, cherchant son beau gosse pour une nuit d'oubli payant, cherchant à anesthésier la douleur de Samuel.