Je me suis souvenue de l'agonie de la perte de notre fils. Je me suis souvenue de Jacques, agenouillé près de la petite stèle que nous avions placée au bord du lac, ses épaules secouées de sanglots. Il m'avait avoué alors, à travers ses larmes, qu'il avait conduit trop vite, qu'il avait été distrait, que l'accident était de sa faute.
Il avait juré qu'il passerait le reste de sa vie à se faire pardonner. Il avait promis, sa voix rauque d'un chagrin que je croyais réel : « Si jamais je te trahis, Caroline, si jamais je brise cette promesse, que je subisse mille coupures. Que j'avale mille aiguilles. »
C'était devenu notre sombre serment. Un traumatisme partagé qui nous liait. Pendant des années, le sujet des enfants était une porte fermée, une pièce de notre maison commune dans laquelle nous n'entrions jamais. Un accord silencieux et mutuel pour protéger une blessure qui ne guérirait jamais complètement.
Et maintenant, il parlait de mes péchés.
Ma prise sur les cheveux de Karine se desserra. Jacques, pensant que j'avais retrouvé la raison, laissa échapper un soupir de soulagement.
« Caroline... » commença-t-il, sa voix s'adoucissant, tentant de m'apaiser.
Je ne l'ai pas laissé finir.
J'avais toujours la dague. Elle était glissée dans la ceinture de mon pantalon. Ma main bougea, un éclair de mouvement.
Je ne visais pas son cœur. Cela aurait été une miséricorde.
Je me suis jetée en avant et j'ai lacéré son sourcil gauche avec la petite lame tranchante. Juste au-dessus de la cicatrice. Sa « marque d'honneur ».
Il a crié, reculant, sa main volant vers son visage. Du sang, sombre et riche, a jailli instantanément, coulant le long de sa tempe et dans ses cheveux sombres parfaits.
« Ça, c'est pour la première », dis-je, ma voix d'un calme mortel. « Le prix de la trahison, Jacques. Je ne fais que commencer. »
J'ai regardé la nouvelle cicatrice, celle que je venais de lui infliger. Elle était fraîche, irritée et rouge. Elle ruinait le récit héroïque. C'était une marque de honte. J'ai souri. Un sourire fin et froid qui n'atteignait pas mes yeux.
« Jacques ! » hurla Karine, retrouvant enfin sa voix. Elle s'éloigna du mur en rampant et se jeta sur moi, me poussant avec une force surprenante. « Espèce de folle ! Regarde ce que tu lui as fait ! »
J'ai à peine trébuché. J'ai tourné mon regard froid sur elle. « Ne me touche pas. »
Je l'ai giflée, violemment. Le son a résonné dans le hall. Elle a reculé, les yeux écarquillés de choc et de fureur.
« Tu veux être la maîtresse de cette maison ? » ai-je demandé en faisant un pas lent vers elle. « Tu veux ma vie ? Tu penses avoir ce qu'il faut pour la tenir ? Tu es faible. Un parasite. Et quand il en aura fini avec toi, il te jettera comme il essaie de me jeter. »
Je me suis penchée près d'elle, ma voix un murmure. « Et quand il le fera, je t'attendrai. Je te trouverai, et je te dépouillerai de tout. Tu finiras là où tu as commencé, sans rien. Je te le promets. »
Des larmes coulaient sur son visage, mais ses yeux contenaient une étincelle de défi. « Je ne vais nulle part », sanglota-t-elle, sa voix tremblante mais têtue. « Je l'aime, et il m'aime ! C'est toi qui te retrouveras sans rien ! »
Ses mots, si semblables aux vœux que j'avais faits autrefois, me traversèrent. Un souvenir, vif et net, me traversa l'esprit.
Le crissement des pneus. L'odeur d'essence et ma propre peur. Le monde qui se tord, le métal qui gémit. Et Jacques, sur le siège du conducteur à côté de moi, détachant sa ceinture de sécurité dans cette fraction de seconde avant l'impact. Il s'était jeté sur moi, son corps un bouclier humain.
« Caroline ! » Sa voix, un rugissement désespéré de mon nom, fut la dernière chose que j'entendis avant que le monde ne devienne noir. Il avait appelé mon nom comme si c'était une prière.
« Caroline, tu es allée trop loin. »
Je suis revenue au présent. Jacques se tenait là, pressant un mouchoir sur son sourcil ensanglanté, son visage un mélange de douleur et d'incrédulité.
« Tu es devenue un monstre », dit-il, sa voix plate.
« C'est toi qui m'as créée », ai-je répondu.
« Je ne t'ai jamais aimée », cracha-t-il, les mots conçus pour infliger le maximum de dégâts. « J'étais reconnaissant. Ton père m'a recueilli. Il m'a donné une chance. Je lui devais ça. Je te le devais. Mais l'amour ? C'était ton fantasme, pas le mien. »
Il laissa les mots flotter dans l'air, une dernière torsion cruelle du couteau.
« Ma patience avec toi est à bout, Caroline », prévint-il, sa voix basse et dangereuse. « Ne me pousse pas plus loin. »
Il se détourna de moi alors, son attention se portant sur la fille en pleurs par terre. Il s'agenouilha, rassemblant Karine dans ses bras, lui murmurant des mots doux et réconfortants. Il la tenait avec une tendresse qu'il ne m'avait pas montrée depuis des années.
« Ça va, bébé », murmura-t-il, assez fort pour que je l'entende. « Je suis là. Elle ne peut plus te faire de mal. »
Karine enfouit son visage dans sa poitrine. « J'ai si peur d'elle, Jacques », pleura-t-elle. « Elle est folle. »
Il était son héros maintenant. Et j'étais la méchante.
Le scénario parfait.