« Monsieur... Mendoza, je présume ? » Rafael se ressaisit, tendant la main avec un
calme professionnel. « Rafael Soto. Un honneur. »
Alejandro ignora sa main. Il regarda les toiles de Camila encore posées sur le comptoir.
« Et que fais-tu ici, chérie ? » demanda-t-il, posant une main possessive sur l'épaule de
Camila. Elle frissonna.
« Je... je regardais les expositions, » murmura-t-elle, baissant les yeux.
« Vraiment ? » Il prit une des toiles, l'étudiant avec un mépris affiché. « De l'art...
sombre. Triste. Pas vraiment décoratif pour notre salon, tu ne crois pas ? »
Il reposa la toile avec un petit bruit sec. « Tu devrais rentrer, Camila. J'ai besoin de toi
à la maison. »
Sous la pression de sa main, elle n'eut d'autre choix que de le suivre. Elle jeta un
dernier regard désespéré à Rafael, qui observait la scène, les sourcils froncés.
Le trajet en voiture fut un silence de mort. Alejandro conduisait, les doigts crispés sur le
volant. Dès qu'ils franchirent le portail de la maison, il lui attrapa le bras et la traîna à
l'intérieur, jusqu'à la pièce du dernier étage, son ancien atelier.
« Alors, » cracha-t-il en la poussant à l'intérieur, « tu recommences à jouer à l'artiste ?
Malgré ce que je t'ai dit ? »
Camila se recroquevilla contre le mur. « Je... je ne faisais de mal à personne... »
« À personne ? » Il ricana. « Tu ridiculises mon nom ! "Sombra" ? Tu te caches comme
une voleuse ! Tu crois que je vais laisser ma femme s'exhiber comme une pauvre plouc
dans une galerie minable ? »
Il se rua sur les chevalets, renversant les toiles, piétinant les tubes de peinture qui
giclaient comme du sang sur le sol.
« Non ! » hurla Camila, tentant de le retenir.
Il la repoussa violemment. Elle heurta le mur, la tête sonnant. À travers un voile de
larmes, elle le vit déchirer ses esquisses, briser ses pinceaux.
« Plus jamais, Camila, » gronda-t-il, haletant. « Plus jamais. Tu es ma femme. Pas une
gribouilleuse de rue. »
Il sortit, claquant la porte. Elle entendit le bruit de la clef tournant dans la serrure.
Prisonnière. Encore.
Des heures plus tard, alors que la nuit tombait, un grattement discret à la porte la fit
sursauter .
« Señora Camila ? » chuchota une voix familière. C'était Isabel, la gouvernante.
« Isabel ? La porte est fermée à clef... »
Un cliquetis, et la porte s'entrouvrit. Isabel glissa un plateau avec de l'eau et du pain.
Son visage rond, habituellement impassible, était empreint de pitié.
« J'ai fait un double il y a longtemps, » murmura-t-elle. « Il ne faut pas qu'il le sache. »
Camila attrapa la main ridée de la vieille femme. « Merci, Isabel. Merci. »
« Chut, » fit Isabel en jetant un regard nerveux derrière elle. « Il est sorti, mais il peut
rentrer. »
Elle sortit un sac en plastique de sa poche. À l'intérieur, un tube de blanc de titane, un
de bleu outremer, et trois pinceaux neufs.
« J'ai trouvé ça dans le garage. Caché derrière des vieux pots. »
Camila serra les fournitures contre sa poitrine, une vague de gratitude submergeant sa
douleur .
« Pourquoi ? » demanda-t-elle, les larmes aux yeux. « Pourquoi risquer ça ? »
Isabel posa une main sur sa joue. « Parce que la beauté, señora, elle doit vivre. Même
cachée. »
Les jours suivants, Camila peignit en secret. Pas sur des toiles, mais sur un vieux
morceau de contreplaqué qu'Isabel lui avait procuré. Elle peignit une femme nue,
agenouillée, les bras en croix, enlacée par des lianes d'orangers en fleurs. Les fleurs,
magnifiques, étouffantes, poussaient de sa propre chair. Un autoportrait silencieux de
sa prison dorée.
Elle cachait l'œuvre sous son lit, recouverte d'un vieux drap. Un soir, alors qu'elle
dormait d'un sommeil agité, la porte de sa chambre s'ouvrit brutalement. Alejandro, de
retour d'un dîner, visiblement éméché.
« Camila ? » grogna-t-il.
Il alluma la lumière, l'aveuglant. Elle se redressa, le cœur battant.
« Qu'est-ce que tu caches ? » siffla-t-il, remarquant son regard furtif vers le lit.
Il se baissa, attrapa le drap, et le tira d'un coup sec.
Ses doigts saisirent la toile encore humide. 'C'est de moi ça ?' ricana-t-il.
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