Le contrat est posé sur la table basse, exactement là où je l'ai laissé à 4h du matin. Les pages blanches semblent briller dans la lumière grise de l'aube, comme si elles étaient radioactives. Cinq cent mille dollars. Une fortune pour des gens comme nous.
Je me lève silencieusement et me dirige vers la cuisine. Notre appartement fait à peine cinquante mètres carrés : un salon qui fait office de chambre pour Marcus, une kitchenette, une salle de bain minuscule et ma chambre, si petite qu'elle ressemble plus à un placard. Mais c'est chez nous. Notre refuge contre le monde extérieur.
En préparant le café, mes mains tremblent. Pas à cause de la fatigue, j'ai l'habitude de dormir peu. C'est l'angoisse qui me ronge. Cet homme, hier soir... il y avait quelque chose de troublant dans ses yeux gris. Une froideur qui me donnait l'impression d'être une souris face à un serpent. Mais cinq cent mille dollars...
- Elena ?
Je sursaute et renverse un peu de café. Marcus s'est réveillé et me regarde depuis le salon, ses yeux cernés brillant de fièvre.
- Bonjour, mon cœur. Comment tu te sens ?
- Comme si un camion m'était passé dessus. » Il sourit faiblement. « Mais je survivrai.
Ces mots me transpercent. Il dit toujours ça, « je survivrai » mais nous savons tous les deux que c'est un mensonge de plus en plus difficile à croire. Sans le traitement, il ne survivra pas. Les médecins lui donnent trois mois, six au maximum.
- J'ai pris ta journée au garage », dis-je en lui apportant un verre d'eau et ses médicaments. « Tu as besoin de repos.
Marcus travaille comme mécanicien quand sa santé le permet. Un boulot physique qu'il ne devrait pas faire dans son état, mais nous avons besoin de chaque dollar. Enfin, nous avions besoin. Peut-être que tout va changer aujourd'hui.
- Elena, tu as cette tête que tu fais quand tu me caches quelque chose. Qu'est-ce qui se passe ?
Je détourne les yeux. Marcus me connaît trop bien. Depuis la mort de nos parents, nous n'avons eu que nous. Il sait lire en moi comme dans un livre ouvert.
- Rien. Je suis juste fatiguée.
- Menteuse. » Il s'assoit péniblement sur le canapé. « Allez, crache le morceau.
Je regarde le contrat sur la table. Comment lui expliquer ? Comment lui dire qu'un inconnu m'a proposé de porter son enfant en échange de sa vie ?
- Hier soir, au travail... j'ai rencontré quelqu'un.
- Un homme ? » Ses yeux s'illuminent un peu. « Elena, tu ne peux pas passer ta vie à t'occuper de moi. Tu mérites d'être heureuse, de...
- Ce n'est pas ce que tu crois. » Je m'assieds à côté de lui et prends sa main dans la mienne. Elle est si maigre, si fragile. « Il m'a fait une proposition. Professionnelle.
- Quel genre de proposition ?
Je respire profondément.
- Il m'offre beaucoup d'argent pour... pour porter son enfant.
Le silence qui suit semble durer une éternité. Marcus me regarde, incrédule, puis son expression se durcit.
- Non.
- Marcus...
- Non, Elena. » Il retire sa main de la mienne. « Tu ne vas pas faire ça. Pas pour moi.
- Écoute-moi au moins...
- Il n'y a rien à écouter !
Sa voix se brise et il est pris d'une quinte de toux qui le secoue tout entier. Quand elle s'arrête, il me regarde avec des larmes dans les yeux.
- Tu crois que je pourrais vivre en sachant que tu as vendu ton corps pour me sauver ? »
- Je ne vends pas mon corps. C'est de la maternité de substitution. C'est légal, c'est...
- C'est de la prostitution déguisée ! Et tu le sais très bien !
Ses mots me gifle. Marcus n'a jamais été aussi dur avec moi, même dans ses pires moments.
- Il offre cinq cent mille dollars », dis-je doucement.
Cette fois, c'est lui qui reste silencieux. Cinq cent mille dollars, c'est un chiffre qui dépasse notre entendement. C'est plus que nous ne gagnerons jamais, même en travaillant toute notre vie.
- Qui est-ce ? » demande-t-il finalement.
- Je ne sais pas. Il connaissait ton nom, ta maladie. Il semblait... informé.
- Ça ne te fait pas peur ?
Si, ça me terrifie. Mais la peur de perdre Marcus est plus forte que tout le reste.
- J'ai jusqu'à ce soir pour décider.
Marcus se lève brusquement, manque de tomber et se rattrape au dossier du canapé.
- La réponse est non, Elena. Tu m'entends ? Non !
Il se dirige vers la salle de bain en titubant. J'entends la porte claquer, puis le bruit de la douche. Je reste seule avec le contrat et ma culpabilité. Mon téléphone sonne. C'est Dolores.
- Ma chérie ? Tu vas bien ? Tu avais l'air si bouleversée hier soir.
- Ça va, Dolores. Merci de t'inquiéter.
- C'était qui, ce type en costume ? Il avait l'air louche.
Même Dolores a senti quelque chose. Son instinct maternel ne la trompe jamais.
- Quelqu'un qui m'a fait une proposition de travail.
- Quel genre de travail ? Elena, tu sais que tu peux tout me dire.
Les larmes me montaient aux yeux. Dolores a été plus une mère pour moi ces dernières années que la mienne n'a jamais eu l'occasion de l'être. Mais comment lui expliquer sans qu'elle me juge ?
- Je... je ne peux pas en parler au téléphone. On se voit ce soir au travail ? »
- Bien sûr, ma chérie. Mais fais attention à toi. Et surtout, ne prends aucune décision importante sans en parler à quelqu'un en qui tu as confiance.
Après avoir raccroché, je relis le contrat. Plus je le parcours, plus les clauses me semblent étranges. Résidence obligatoire au domicile du contractant.
Suivi médical exclusif par le médecin désigné.
Interdiction de communiquer les détails du contrat à des tiers...
Ce n'est pas normal. Les mères porteuses que j'ai vues dans les documentaires gardaient leur indépendance, restaient chez elles, continuaient leur vie normale. Pourquoi cet homme veut-il me contrôler à ce point ?
La réponse me fait froid dans le dos, parce qu'il le peut. Parce qu'il sait que je suis désespérée et que je signerai n'importe quoi pour sauver Marcus.
Marcus sort de la salle de bain, habillé et coiffé. Il a repris des couleurs, comme si la colère lui avait donné de l'énergie.
- Je vais au garage. J'ai besoin de travailler.
- Marcus, tu n'es pas en état...
- Laisse-moi tranquille, Elena !
Il attrape ses clés et se dirige vers la porte.
- Et oublie cette histoire de contrat. On trouvera un autre moyen.
- Quel autre moyen ? » je crie. « On a tout essayé ! Les demandes de prêt, les associations caritatives, les collectes de fonds... Il n'y a plus rien !
Il s'arrête, la main sur la poignée.
- Il y a toujours autre chose. Il faut juste chercher.
- On n'a plus le temps de chercher !
Les mots sortent de ma bouche comme une gifle. Marcus se retourne, et je vois dans ses yeux qu'il sait que j'ai raison. Nous n'avons plus le temps. Sa prochaine chimio est dans deux semaines, et après ça... les médecins ne nous donnent aucun espoir.
- Je préfère mourir que de te voir te sacrifier pour moi », dit-il d'une voix brisée.
- Et moi, je préfère me sacrifier que de te voir mourir.
Nous nous regardons en silence, chacun campé sur sa position. Lui, prêt à mourir pour préserver ma dignité. Moi, prête à la sacrifier pour le sauver.
- Tu ne comprends pas », reprend-il. « Si tu fais ça, tu ne seras plus jamais la même. Ce genre d'homme... il ne te laissera pas partir indemne.
- Comment tu peux savoir ça ? Tu ne l'as même pas vu !
- Parce que les gens honnêtes ne débarquent pas dans un diner miteux à minuit avec un contrat de cinq cent mille dollars !
Il a raison, bien sûr. Mais qu'est-ce que ça change ?
- Je sors », dit-il finalement. « On reprendra cette conversation ce soir. Et j'espère que d'ici là, tu auras retrouvé tes esprits.
La porte claque derrière lui. Je reste seule dans l'appartement silencieux, entourée par nos factures impayées et nos rêves brisés.