Le manoir se dresse devant nous, imposant dans l'obscurité. Trois étages de pierre grise, des tourelles gothiques, des fenêtres qui ressemblent à des yeux noirs. Ma prison dorée, comme l'appelait Isabelle avant de... avant qu'elle ne puisse plus rien appeler du tout.
Je sors de la voiture et gravit les marches du perron. Mes pas résonnent sur le marbre froid du hall d'entrée. Les portraits de mes ancêtres me regardent depuis leurs cadres dorés, leurs visages sévères témoins de siècles de pouvoir et de secrets. Les Blackwood ont toujours su obtenir ce qu'ils voulaient. Par la persuasion, par la manipulation, par la force si nécessaire.
- Bonsoir, Monsieur.
Mrs. Chen, ma gouvernante, m'attend au pied de l'escalier. Une Chinoise d'une cinquantaine d'années, efficace et discrète. Elle travaille pour moi depuis quinze ans et n'a jamais posé de questions embarrassantes. C'est pour cela que je la garde.
- La chambre bleue est-elle prête ?
- Comme vous l'avez demandé, Monsieur. J'ai également fait installer les caméras supplémentaires et le système de verrouillage électronique.
Parfait. La chambre bleue. Celle où séjourneront mes invitées spéciales. Celle où Elena vivra pendant les neuf prochains mois, si elle se montre raisonnable.
Je monte à mon bureau, au dernier étage. C'est ma tour d'ivoire, mon centre de contrôle. D'ici, je surveille mes entreprises, mes investissements, mes... projets personnels. Les murs sont couverts d'écrans, de téléphones cryptés, de dossiers confidentiels. Sur mon bureau, trois chemises sont alignées avec une précision militaire.
J'ouvre la première. « Elena Moreau, 25 ans. » Sa photo est agrafée en haut à droite. Visage en forme de cœur, grands yeux verts, cheveux châtain clair qui ondulent sur ses épaules. Jolie, sans être éblouissante. Exactement ce qu'il me faut.
Son dossier est complet. Née à Portland, parents morts dans un accident de voiture quand elle avait seize ans. Pupille de l'État jusqu'à sa majorité, puis elle a pris en charge son frère Marcus, de trois ans son cadet. Pas d'études supérieures, pas de relations sérieuses, pas d'attaches importantes en dehors de ce frère malade. Marcus. Le levier parfait.
J'ai passé des semaines à chercher la candidate idéale. Pas trop jeune, pas trop vieille. Pas de famille envahissante, pas d'amis trop curieux. Et surtout, quelque chose à perdre. Quelque chose d'assez important pour qu'elle accepte n'importe quoi. La maladie de Marcus est un don du ciel.
J'ouvre la deuxième chemise. « Sandra Petrov, 23 ans. » La photo montre une blonde aux yeux bleus, mince et délicate. Elle avait tout pour me plaire, elle aussi. Jusqu'à ce qu'elle devienne... difficile.
Les souvenirs affluent malgré moi. Sandra enceinte de six mois, essayant de s'échapper par la fenêtre de sa chambre. La chute. Le sang sur les pavés de la cour. L'enfant perdu.
« Un accident », avait conclu le coroner que j'avais grassement payé. « Suicide probable dû à la dépression post-partum précoce. »
Sandra avait rejoint les autres dans le petit cimetière privé, derrière la propriété. Quatre tombes discrètes, quatre échecs. Quatre femmes qui n'avaient pas su apprécier ce que je leur offrais. Elena sera différente. Elle doit l'être.
La troisième chemise contient les rapports de mon médecin personnel, le Dr. Hoffman. Tests de fertilité, analyses génétiques, profil psychologique d'Elena. Tout y est. Elle est parfaite pour porter mon héritier.
Mon héritier. L'enfant qui perpétuera la lignée des Blackwood. L'enfant qu'Isabelle n'a jamais pu me donner.
Je ferme les yeux et son visage apparaît, comme toujours quand je pense à elle. Isabelle, ma femme, ma première obsession. Belle, intelligente, rebelle. Elle m'avait épousé pour mon argent, croyant pouvoir me manipuler. Elle avait sous-estimé ma détermination.
« Tu ne peux pas me garder prisonnière ici, Viktor ! » criait-elle en martelant la porte de sa chambre. « Je ne suis pas ton jouet ! »
Mais elle se trompait. Elle était exactement cela. Mon jouet, ma propriété, ma création. Je l'avais façonnée, isolée, contrôlée jusqu'à ce qu'elle ne puisse plus exister sans moi. Et quand elle est morte dans ce prétendu accident de voiture, accident que j'avais si soigneusement orchestré, j'ai compris que j'avais peut-être été trop possessif. Avec Elena, je serai plus subtil. Plus patient.
Mon téléphone vibre. Un SMS sur la ligne sécurisée. « Cible sous surveillance. RAS. » C'est Alex, l'un de mes hommes. Il surveille Elena depuis des semaines, note ses habitudes, ses faiblesses, ses peurs. Chaque information est une arme dans l'arsenal que je constitue contre elle.
Je me lève et me dirige vers la fenêtre qui donne sur la cour intérieure. En bas, les jardins s'étendent dans l'obscurité. Bien entretenus, magnifiques... et entièrement clos. Un mur de quatre mètres encercle toute la propriété, surmonté de barbelés discrets cachés par des rosiers grimpants. Quatre-vingts hectares d'isolement parfait. Elena découvrira bientôt que la beauté peut être une prison aussi efficace que les barreaux.
Je retourne à mon bureau et ouvre un autre dossier. Celui-ci contient les plans de rénovation de la chambre bleue. J'ai fait installer un système de surveillance dernier cri, caméras haute définition dans chaque coin, micros ultra-sensibles, capteurs de mouvement. Elena sera observée vingt-quatre heures sur vingt-quatre, analysée, étudiée. Chaque geste, chaque expression, chaque respiration sera enregistrée et archivée.
Le verrou électronique sur sa porte est commandé depuis mon bureau. Elle pourra sortir quand je le déciderai, où je le déciderai, avec qui je le déciderai. Sa liberté n'existera que dans les limites que je lui accorderai.
J'ouvre ensuite le dossier médical. Le Dr. Hoffman a préparé un protocole strict, vitamines prénatales, exercices contrôlés, régime alimentaire précis. Elena sera maintenue en parfaite santé, que cela lui plaise ou non. Son corps ne lui appartient plus. Il m'appartient, ainsi qu'à l'enfant qu'il portera une fois que ce contrat sera signé.
L'enfant. Mon fils. Car ce sera un fils, j'en suis certain. Un héritier pour perpétuer l'empire que j'ai bâti. Un Blackwood pour reprendre le flambeau quand je ne serai plus là. Mais d'abord, Elena doit accepter.
Et elle acceptera. Je le sais parce que j'ai étudié son dossier psychologique. Le Dr. Hoffman a identifié ses points faibles, un complexe de sauveur développé suite à la mort de ses parents, une tendance à se sacrifier pour les autres, un besoin maladif de contrôler les situations qui échappent à son influence. Marcus est son talon d'Achille, sa kryptonite émotionnelle.
Quand elle signera ce contrat, elle croira sauver son frère. En réalité, elle signera sa propre condamnation.
Mon téléphone sonne. L'écran affiche "Privé".
- Blackwood.
- Viktor ? C'est Dmitri. » Mon avocat, un homme sans scrupules que je paie grassement pour son silence et son efficacité. « J'ai terminé les modifications que vous avez demandées sur le contrat. »
- Parfait. Envoyez-moi la version finale.
- Vous êtes sûr de ces clauses ? Elles sont... particulièrement restrictives.
- C'est exactement ce que je veux. Elena Moreau ne lira que les grandes lignes. L'amour fraternel rend aveugle.
- Et si elle refuse ?
Je souris dans l'obscurité.
- Elle ne refusera pas. Elle ne peut pas se le permettre.
Après avoir raccroché, je me verse un verre de whisky, un Macallan de trente ans d'âge. Le liquide ambré brûle agréablement ma gorge. Dans quelques heures, Elena se réveillera dans son appartement miteux et devra prendre la décision la plus importante de sa vie.
Je pense à elle, seule dans l'obscurité, torturée par l'incertitude. Elle se demande probablement qui je suis, ce que je veux vraiment, si elle peut me faire confiance. La réponse à cette dernière question est évidemment non, mais elle ne le découvrira que trop tard.
Elena Moreau va entrer dans ma toile comme un papillon attiré par la lumière. Et comme un papillon, elle découvrira que la beauté de la flamme cache une destruction certaine.
Mon ordinateur émet un signal. Un email de Dmitri avec le contrat finalisé. Je l'ouvre et parcours les cinquante-trois pages de clauses légales. Chaque paragraphe, chaque ligne a été soigneusement rédigée pour me donner un contrôle total sur Elena. Elle deviendra ma propriété, légalement et définitivement.
La clause 15.7 me fait sourire « En cas de tentative de rupture de contrat, la mère porteuse s'expose à des dommages et intérêts équivalant à trois fois la somme totale du dédommagement, soit 1 500 000 dollars, plus les frais légaux. »
Elena ne pourra jamais rembourser une telle somme. Elle sera piégée, enchainée par ses propres choix.
Je referme l'ordinateur et me dirige vers la fenêtre ouest, celle qui donne sur le petit cimetière. Cinq croix de marbre blanc se dressent dans l'obscurité. Bientôt, peut-être, il y en aura une sixième. Ou peut-être qu'Elena sera plus sage que les autres. Peut-être comprendra-t-elle que la résistance est inutile et que l'acceptation est le seul chemin vers la survie.
Mais j'en doute. Elles résistent toujours, au début. C'est dans la nature humaine de lutter contre l'inévitable. Elena luttera elle aussi, et cette lutte sera délicieuse à observer.
Je pense déjà aux premières semaines. Sa surprise quand elle découvrira que sa chambre se verrouille de l'extérieur. Sa panique quand elle réalisera que son téléphone ne capte aucun réseau. Sa colère quand elle comprendra que Mrs. Chen a reçu l'ordre de ne répondre à aucune de ses questions.
Et puis viendra la résignation. Elles finissent toujours par se résigner. Le confort de la cage dorée, les repas raffinés, les soins médicaux de première classe... Tout cela adoucit progressivement la révolte. Elles s'habituent, s'adaptent, et finalement acceptent leur sort.
Certaines tombent même amoureuses de leur geôlier. Stockholm syndrome, appellent cela les psychiatres. Mécanisme de défense psychologique qui transforme la victime en complice. Isabelle avait développé ces symptômes, vers la fin. Elle me regardait avec une adoration mélangée de terreur qui m'excitait plus que n'importe quelle drogue.
Elena développera-t-elle les mêmes sentiments ? Sera-t-elle assez intelligente pour comprendre que l'amour est sa meilleure stratégie de survie ? Ou sera-t-elle stupidement rebelle jusqu'au bout ?
Le temps nous le dira.
Je retourne à mon bureau et ouvre le dernier dossier de la soirée. Les rapports financiers de mes entreprises légitimes. Blackwood Industries possède des participations dans l'immobilier, la technologie, l'import-export. Tout est parfaitement légal, parfaitement respectable. Personne ne soupçonne que l'argent qui a fondé cet empire vient de sources moins... recommandables.
Mon père, Dimitri Blackwood, était un homme d'affaires impitoyable. Trafic d'armes, blanchiment d'argent, élimination de concurrents gênants. Il m'a appris que la morale est un luxe que seuls les faibles peuvent se permettre. Les forts prennent ce qu'ils veulent et trouvent ensuite des justifications.
Quand il est mort, empoisonné par un rival, officiellement d'une crise cardiaque, j'ai hérité de son empire et de ses méthodes. Mais j'ai été plus subtil, plus raffiné. J'ai blanchi l'argent sale, légalisé les activités douteuses, acheté des politiciens et des juges. Aujourd'hui, Viktor Blackwood est un philanthrope respecté, un mécène de l'art, un pilier de la société.
Cette respectabilité est mon plus grand atout. Qui soupçonnerait un homme qui finance des orphelinats de séquestrer des femmes dans son manoir ?
Il est 4h du matin quand je referme le dernier dossier. Dans quelques heures, Elena se réveillera et devra faire son choix. Un choix qui n'en est pas vraiment un, puisque toutes les options mènent au même résultat, elle sera mienne.
Je me lève et me dirige vers ma chambre. En passant devant la chambre bleue, je m'arrête et ouvre la porte. La pièce est magnifique, lit à baldaquin, tentures de soie, mobilier d'époque. Une cage dorée digne d'un oiseau rare.
Bientôt, Elena sera là. Elle découvrira que la beauté peut être plus terrifiante que la laideur, et que certaines prisons sont d'autant plus infranchissables qu'elles sont belles.
Je souris en fermant la porte. Le jeu va commencer, et j'ai déjà gagné. Elena Moreau ne le sait pas encore, mais sa vie vient de basculer dans l'obscurité.