Chapitre 2 La première place n'est pas pour toi

Le silence de la chambre n'avait rien d'apaisant. C'était ce genre de silence qui vous faisait entendre vos pensées comme des cris. Noor restait assise au bord du lit, le dos droit, les mains posées sur ses genoux. Elle n'avait pas osé s'allonger. Elle avait peur de froisser le drap, ou pire : de se sentir à sa place.

Le miroir lui renvoyait le reflet d'une fille qui n'aurait jamais dû se retrouver là. Cheveux lâchés, simples jeans noirs, pull en coton. Une allure quelconque dans un monde qui ne l'était pas. Elle fouilla dans sa valise et en sortit une robe noire, simple mais ajustée. Sa mère disait toujours : « On n'a pas besoin d'être riche pour avoir de la tenue. » Alors elle releva le menton, enfila la robe, noua ses cheveux en un chignon flou, et descendit.

Les couloirs étaient baignés d'une lumière dorée. À l'autre bout de la galerie, elle aperçut un majordome ouvrir deux grandes portes. Une salle à manger immense s'y dévoilait, plus longue qu'une salle de bal. La table, parfaitement dressée, brillait sous les lustres. Un seul mot lui traversa l'esprit : cérémonial.

Trois personnes y étaient déjà assises.

Elle reconnut Jude, assis sur le côté gauche. Il parlait peu, le regard plongé dans une tablette numérique. Une femme blonde, assise à droite, la toisa d'un coup d'œil sec, comme on jauge un produit dans une vitrine. Et au bout de la table, trônait Nathaniel Cross.

Son père.

Il leva à peine les yeux à son arrivée.

- Assieds-toi, Noor. Ici.

Il désigna la chaise à sa droite. Juste en face de Jude. Elle hésita. Elle aurait préféré se fondre dans le décor, devenir invisible, disparaître. Mais elle avança, droite, et prit place. Sa respiration s'accéléra légèrement.

- Je te présente Grace Whitmore, dit Nathaniel. La fiancée de Jude.

Un petit sourire se dessina sur les lèvres de la jeune femme.

- Enchantée, Noor. Nous avons entendu parler de toi. Beaucoup.

Noor hocha la tête poliment. Elle ne répondit pas. Elle sentait déjà le piège derrière chaque mot. Une partie d'échecs s'ouvrait.

Le dîner fut servi avec une précision militaire. Trois plats. Des couverts qu'elle hésita à utiliser dans le bon ordre. Du vin qu'elle refusa. Un silence ponctué par les tintements de verre, les soupirs discrets, et les regards. Surtout ceux de Jude.

Il l'observait. Pas avec hostilité. Pas vraiment. Plutôt avec cette curiosité froide d'un scientifique qui examine une anomalie.

- Tu étais serveuse, je crois ? demanda Grace, la voix douce mais le sourire dur.

Noor acquiesça, le dos toujours droit.

- Et étudiante.

- Charmant. J'adore les parcours... atypiques.

Nathaniel ne releva pas. Il tranchait un morceau de bœuf avec une lenteur clinique.

- Noor commencera un stage dans l'une de nos branches. Service marketing. Elle apprendra sur le tas.

Jude posa sa tablette. Il regarda son père.

- Depuis quand décide-t-on des recrutements par lien de sang ?

- Depuis que j'ai une fille, répondit Nathaniel sans hausser le ton.

Le silence se referma comme une lame.

Noor sentit une bouffée de chaleur grimper dans sa nuque. Elle se leva lentement.

- Merci pour le dîner. J'ai besoin de repos.

Nathaniel ne protesta pas. Grace sourit plus fort. Et Jude... la regarda partir. Longtemps.

Dans le couloir, ses pas résonnaient fort. Trop fort. Elle atteignit l'escalier, le gravit rapidement, et ne s'arrêta qu'en fermant la porte de sa chambre. Là seulement, elle put souffler.

Elle s'appuya contre le bois massif, les yeux fermés. Elle n'avait pas pleuré. C'était déjà ça. Mais ce n'était que le premier soir. Et dans cette maison, elle n'était pas une fille qui retrouve un père. Elle était un fantôme, un rappel vivant d'un péché passé.

Elle se glissa dans les draps comme on entre dans une armure. Elle aurait voulu écrire à sa mère. Mais elle n'était plus là. Alors elle serra son téléphone contre elle, le cœur battant, et se jura une chose : ne rien attendre d'eux.

Pas d'amour. Pas de reconnaissance.

Encore moins... de lui.