Comme toute la France, le soleil irradiait Cardelin. Ravis du départ de Raymonde à Marseille pour le week-end, Raoul et Gaspar profitaient de leur coin de paradis avec quelques bouteilles. Les moments passés avec son voisin complètement fou étaient des oasis de fantaisie pour Raoul, mais pas des modèles de sobriété. À cet instant, il regardait son ami sans parler. Ils aimaient faire des pauses. Se taire pour apprécier le paysage, les petits oiseaux, et la boisson anisée dont ils raffolaient. Le seul plaisir d'être ensemble donnait une autre saveur aux choses, et leur silence était généralement le calme avant une tempête de diatribes choisies.
« Ah je te jure Gaspar, les femmes ! Elle va à Marseille pour voir si tout se passe bien chez les enfants, comme si elle pouvait y changer quelque chose ! Enfin bon, on a la paix en attendant...
- Et pourquoi c'est pas eux qui viennent ici ?
- On voit bien que tu connais pas mon fils ! Plutôt crever, c'est le cas de le dire, que de lâcher son foutu boulot de banquier... De toute façon, je ne sais pas si on est plus en sécurité ici que sous ces foutues soupières ! »
Ils étaient saouls. Gaspar alla se soulager sous un arbre en titubant. Sa silhouette chétive dansa comme une herbe au vent durant l'opération. Le pilote en retraite était pourtant en forme pour ses soixante-quinze ans. Sec et nerveux, regard encore perçant sous le crâne nu. Avec son ami, grand et gros, ils formaient un duo comique leur valant au village le surnom très recherché de « Laurel et Hardy ». Ancien paysan, Raoul cachait sous son allure débonnaire une personnalité plus mélancolique, noyée chaque jour par l'alcool.
Gaspar revint de sa mission de délestage, avec l'œil malicieux de celui qui pense tenir une bonne blague.
« Eh bien moi mon Raoul, je te dis que ta Louise, elle est allée là-bas pour voir les petits martiens ! »
S'installant à table pour se servir une rasade, il planta son regard dans celui de Raoul.
« Elle est allée voir ce qu'ils valent au pieu !
- Qu'elle y reste ! Mais je peux t'assurer que c'est l'arme de dissuasion massive, Raymonde ! On n'est pas près de les revoir traîner dans le coin quand ils auront vu son cul !
- Ben moi, je vais te dire un truc ! Tous ces PD de l'ONU, y valent pas un pet de lapin ! Je l'ai moi, l'arme absolue ! Avec 4 grammes dans chaque poche, je te les refroidis, les martiens, avec mon vieux biplan de collec ! Tac tac tac ! Pas de pitié pour ces branleurs !
- Ha ha... T'es trop con Gaspar... J'adore te voir partir dans tes divagations...
- D... Divagations ? J'ai une gueule à divaguer ? Je vole presque tous les mois ! Et Marseille, c'est pas si loin! J'ai une gueule à divaguer moi maintenant ? Ben elle est f... forte celle-là ! Je divague maintenant !
- J'aurais pas dû ouvrir la quatrième bouteille... Surtout après les huit Ricard au PMU...
- Cinquième bouteille ! Et c'est moi le divagueur ! Alors t'es partant pour l'aventure, oui ou merde ? T'es une tarlouze, toi aussi ? »
2
Richard arriva chez Nathalie vers dix heures du matin, pressé de la retrouver. La plupart des aéroports étant fermés, il avait pris le train, sans chercher à déchiffrer la logique humaine. Les chemins de fer étaient sûrement hors de portée des aliens, à plus forte raison le TGV.
Terrée sous les combles de son studio, Nathalie semblait attendre son sauveur depuis trois jours sans dormir. Même les yeux cernés, elle était jolie. Regard de biche et longs cheveux bruns, pour tout vêtement sa nuisette légère. Richard céda quandmême au sommeil pendant que Nathalie, trop stressée pour quelque réjouissance, passait de la télé à la fenêtre en étudiant ce qui servait de ciel à Paris. Une masse lumineuse, un plafond sans limites qui se confondait à l'horizon au nuage de pollution. La puanteur de l'air d'été, saturé de gaz d'échappement, était décuplée par le couvercle immobile. Émergeant de sa sieste, Richard vit sa chérie alimenter son anxiété en passant d'une chaîne à l'autre.
« Nathalie, décroche un peu de tout ça et viens te reposer. On n'y peut rien, de toutefaçon.
- Richard le flegmatique ! Bon, tu as raison allez hop, au lit ! Et après, peut-être qu'on ira boire un verre si ça va mieux, OK ?
- Bien dit, ma poulette ! »
Nathalie plongea dans un profond sommeil. À peine réveillée, elle était prête à affronter l'ambiance de la ville à demi désertée, irréelle sous la lueur du spot froid. Sortir « à pas d'heure » prenait tout son sens. Il n'y avait pas d'heure sous la lumière égale du vaisseau. Malgré le départ des touristes, les rues et cafés bourdonnaient de Parisiens déboussolés, conscients de ne pas être plus en danger dehors que chez eux. Rassurés par leur instinct grégaire, ils semblaient tous se connaître. Nathalie et Richard trouvèrent une table en terrasse. Il faisait bon. Le monstre au-dessus de leur tête avait le mérite de libérer la ville de la canicule, étouffante même la nuit. À se demander s'ils ne servaient pas de parasol. Plantés là jusqu'à l'automne, ils partiraient peut-être sans dire un mot jusqu'à la prochaine vague de chaleur. Le couple commanda deux bières en regardant au plafond. Ventre monochrome cachant peut-être des bestioles à mourir de trouille. Il fallait être fou pour rester là à boire un coup. Mais ça faisait un paquet de fous, même pour Paris. Les gens n'avaient pas eu peur longtemps, même Nathalie était tranquille. En vérité, l'humain se doutait-il que les visiteurs ne pouvaient pas être pires qu'eux ?
« Franchement, Richard, crois-tu qu'ils soient hostiles ?
- J'imagine mal des êtres aussi évolués avec des instincts belliqueux. Déjà l'Humain, avec sa petite expérience, est de moins en moins barbare, il me semble... Alors ces créatures ! Quelle longue histoire ils doivent avoir pour se balader comme ça dans le cosmos ! C'est dingue ! Non vraiment, ça m'étonnerait qu'ils soient dangereux, ma chérie... »
Trois tournées plus tard, ils quittèrent le bar pour une promenade, puis rentrèrent. De retour sous les combles ils étaient si en forme qu'ils cassèrent le lit, le pied de lit ayant l'habitude de se déboîter facilement. Pas question de le consolider, ça faisait partie du charme. « Aller casser le lit » était devenu un code, et la cascade les faisait toujours rire. Après avoir remis le pied de lit, Nathalie trouva un film léger pour en finir avec la réalité pour le moins écrasante. Allongée contre Richard, elle était bien. Depuis leur rencontre, elle était apaisée par le jeune artiste, à la fois égocentrique et attentionné. Habituée à ses moments de solitude, elle avait compris que derrière son mur de suffisance se cachait une bonne âme. Son air assez content de lui ne servait qu'à masquer un manque de confiance bien ancré. Aux côtés de son fragile protecteur, elle oublia l'actualité. Tous ses membres se relâchèrent, elle se détendit complètement et la lumière revint dans son cœur et son esprit. Jusqu'à ce que l'écran de télé devienne lui aussi d'une blancheur immaculée. Sur toutes les chaînes, les lettres noires et propres qui s'y détachaient ne laissaient aucun doute sur l'identité de l'expéditeur.
Hello. Bonsoir. Gute nacht. Buena noche...
Les salutations s'égrenèrent dans toutes les langues, tel un générique trop long. Comme des milliards de téléspectateurs, les jeunes amoureux encaissèrent la démonstration. Voilà, ils avaient droit à des présentations en bonne et due forme. Après ce « bonsoir » aussi chaleureux qu'une équation, les intrus continuèrent en français. Très chers humains, le spectacle ne fait que commencer. Vous en aurez pour votre argent, soyez-en sûrs. Hypnotisé, Richard perdit son flegme.
« On a affaire à du lourd, ma chérie... Du très lourd... »