Chloé, en tant qu'aînée, avait au moins la nouveauté pour elle. Elle était la première, celle qui avait fait d'eux des parents. Ils projetaient sur elle tous leurs espoirs déçus. Elle était leur prototype. Moi, j'étais la copie ratée.
Mon enfance a été une longue suite de moments où j'étais invisible. Aux repas de famille, personne ne me demandait comment s'était passée ma journée. On ne parlait que de Chloé, de ses bonnes notes, de ses petits exploits à l'école, de sa répartie jugée si "spirituelle".
Moi, j'étais silencieuse. Pas encore par "don", mais par apprentissage. J'avais appris très tôt que ma voix n'intéressait personne.
Chloé a rapidement compris le pouvoir que cela lui donnait. Elle était le soleil, et j'étais l'ombre. Et elle détestait que son ombre puisse avoir quoi que ce soit qui lui appartienne. Si j'avais un nouveau jouet, il finissait "accidentellement" cassé par elle. Si je dessinais quelque chose dont j'étais fière, elle renversait "maladroitement" un verre d'eau dessus.
Une fois, pour mon septième anniversaire, ma grand-mère, la seule personne qui me montrait un peu d'affection, m'avait offert une petite poupée de porcelaine. Elle était magnifique, avec une robe en dentelle et des cheveux blonds bouclés. Je l'adorais. Je la cachais sous mon lit pour que Chloé ne la trouve pas.
Mais elle l'a trouvée. Un après-midi, en rentrant de l'école, je l'ai entendue rire dans notre chambre. J'ai ouvert la porte et je l'ai vue. Elle tenait la poupée par une jambe, la faisant se balancer au-dessus de la poubelle.
« Regarde, Jeanne », a-t-elle dit avec un sourire cruel. « Ta poupée veut apprendre à voler. »
« Non, Chloé, s'il te plaît ! » ai-je supplié, les larmes aux yeux. « Rends-la-moi ! »
« Tu la veux ? » a-t-elle demandé en la balançant encore plus haut. « Alors attrape ! »
Elle n'a pas lancé la poupée vers moi. Elle l'a simplement lâchée. J'ai entendu le bruit sec de la porcelaine qui se brisait au fond de la poubelle. La tête s'était détachée du corps.
J'ai éclaté en sanglots. Ma mère est arrivée en courant, alertée par le bruit. Elle a vu Chloé avec son air innocent, et moi en larmes à côté de la poubelle.
« Qu'est-ce qui se passe encore ? » a-t-elle demandé, agacée.
« C'est Jeanne, maman », a dit Chloé en reniflant faussement. « Elle a jeté sa poupée et maintenant elle pleure. Je lui ai dit de faire attention, mais elle ne m'écoute jamais. »
Ma mère n'a même pas cherché à savoir la vérité. Elle m'a attrapée par le bras.
« Tu es incorrigible ! Toujours à faire des caprices ! Tu sais combien ces choses coûtent ? Tu es punie ! Pas de dessert pendant une semaine ! »
Elle m'a traînée hors de la chambre, me laissant avec mon chagrin et mon injustice. Chloé, depuis le seuil de la porte, m'a fait un petit signe de la main avec un sourire triomphant.
Cette scène s'est répétée des dizaines de fois, sous différentes formes. Chloé mentait, trichait, me blâmait, et nos parents la croyaient toujours. Ils ne voulaient pas voir sa méchanceté. Ils voulaient croire qu'ils avaient une fille parfaite. Et pour que ce mensonge tienne, il fallait que je sois la fille à problèmes, la difficile, la capricieuse.
Le "Don de la Timidité Extrême" de ma première vie n'avait fait qu'officialiser un rôle que je jouais depuis toujours. Il m'avait rendue encore plus silencieuse, encore plus incapable de me défendre.
Mais maintenant, les choses avaient changé. L'Esprit Vif bourdonnait en moi. Ce n'était pas seulement une intelligence accrue, c'était une clarté de perception. Je voyais les schémas, les motivations, les faiblesses. Je voyais la lâcheté de mon père, l'égoïsme narcissique de ma mère, et la jalousie noire qui rongeait ma sœur.
Ils n'avaient pas changé. Mais moi, si. Et c'était leur plus grande erreur. Ils continuaient à jouer une vieille partie d'échecs, sans se rendre compte que j'avais renversé l'échiquier.