De la Fosse aux Vignes de l'Amour
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Chapitre 1

La pression sur les épaules d'Adeline Dubois, à vingt ans et toujours célibataire, était devenue insupportable. Sa famille de boulangers, autrefois respectée, était maintenant au bord de la ruine, écrasée par des dettes qui semblaient impossibles à rembourser. La seule solution qu'ils voyaient était un mariage, un bon mariage. Devant elle, son père, Jean Dubois, un homme dont le dos était voûté par le travail et la honte, lui tendait un sac en toile. À côté de lui, le notaire, un homme au visage sévère, observait la scène sans un mot.

"Choisis, mon Adeline," dit son père, sa voix rauque de fatigue. "Notre fille mérite le meilleur des époux. Chacun de ces noms est celui d'un jeune homme respectable, fils de riches propriétaires terriens. Ils nous sauveront."

Adeline regarda le sac sans le toucher. Chaque nom à l'intérieur était une porte vers une vie de richesse et de sécurité. Une porte qu'elle avait déjà franchie une fois. Dans sa vie antérieure, elle avait été obsédée par Antoine Lefèvre, le plus charmant, le plus beau, le plus désirable de tous les partis. Elle avait cru à son sourire, à ses paroles douces. Elle avait même manipulé le tirage au sort pour que son nom soit choisi, croyant naïvement que son amour était réciproque.

Le début de leur mariage avait été un rêve. Antoine la couvrait de cadeaux et d'attentions. Il lui avait même fait construire un pavillon de jardin, le "Pavillon des Roses", un endroit qu'elle pensait être le symbole de leur amour éternel. Elle était tombée enceinte, et son bonheur semblait complet.

Puis, le jour de l'accouchement, le rêve s'était transformé en un cauchemar indicible. Alors qu'elle souffrait, Antoine était entré dans la chambre, non pas avec des paroles de réconfort, mais avec un couteau de chasse à la main. Son visage, autrefois si aimant, était déformé par une haine pure. Il s'était approché du lit, et sans une once d'hésitation, il lui avait ouvert le ventre. La douleur était si intense qu'elle n'avait même pas pu crier. Sous ses yeux, il avait écrasé leur nouveau-né.

"Tout ça, c'est de ta faute," avait-il sifflé, sa voix glaciale. "Si tu n'avais pas insisté pour m'épouser, pour grimper dans l'échelle sociale, Colette ne se serait jamais réfugiée à la campagne. Des vagabonds l'ont agressée là-bas. C'est toi qui l'as mise en danger!"

Il avait jeté le couteau ensanglanté sur le sol. Des domestiques, obéissant à ses ordres, l'avaient maintenue clouée au lit pendant qu'elle se vidait de son sang. Elle avait agonisé pendant quatre longues heures, seule, trahie, avant de mourir. Son corps avait été jeté sans cérémonie dans une fosse commune. Antoine, lui, avait organisé des funérailles grandioses pour sa maîtresse, Colette, plaçant son corps dans le cercueil qui aurait dû être celui d'Adeline. Il avait juré de ne jamais se remarier, se forgeant une réputation d'homme fidèle et dévasté par le chagrin.

Son âme, consumée par la haine, avait erré. Personne n'était venu réclamer sa dépouille. Personne, sauf un homme. Henri de Montaigne. Il était venu à la fosse commune, et sans se soucier de la boue et de la saleté, il avait pris son corps mutilé dans ses bras. Ses larmes chaudes tombaient sur son visage froid, et pour la première fois, son âme avait ressenti autre chose que de la haine. Il l'avait enterrée dignement, puis il avait passé les années suivantes à détruire systématiquement la réputation et la fortune de la famille Lefèvre. Une fois sa vengeance accomplie, il s'était donné la mort sur sa tombe.

Ce souvenir était gravé dans son être. Cette fois, il n'y aurait pas de tirage au sort.

Adeline repoussa doucement le sac. Elle s'agenouilla sur le sol de la boulangerie, devant son père abasourdi.

"Père," sa voix était ferme, sans la moindre hésitation. "Je vous en supplie, arrangez mon mariage avec Henri de Montaigne."

Le silence tomba dans la pièce, seulement troublé par le crépitement du four. Son père la regarda, l'incrédulité se lisant sur son visage.

"Adeline, sais-tu ce que tu dis ? Cet homme... Henri de Montaigne... sa réputation est terrible. On dit qu'il est sombre, maudit. Son vignoble est en ruine. Tu ne peux pas, par caprice, gâcher ta vie comme ça..."

"Père," insista-t-elle, inclinant profondément la tête jusqu'à ce que son front touche presque le sol poussiéreux. "Mon cœur lui appartient. Je ne veux épouser que lui."

Son père la fixa longuement, cherchant une trace de folie dans ses yeux. Il ne vit qu'une détermination inébranlable. Il soupira, un son lourd de défaite et d'inquiétude.

"Soit... Si c'est le destin... Mais tu es ma fille. Je ne laisserai personne te faire du mal."

Un immense soulagement envahit Adeline. Elle se releva, retenant son excitation. Elle quitta la boulangerie pour rentrer chez elle, le cœur battant à l'idée de sa nouvelle vie. Mais le destin, ou plutôt le passé, se dressa sur son chemin. Au détour d'une ruelle, elle tomba nez à nez avec Antoine Lefèvre et sa précieuse Colette.

Colette, feignant de ne pas la voir, lui fonça droit dessus. Adeline, prise par surprise, trébucha. Avant même qu'elle ait pu retrouver son équilibre, Colette s'effondra sur le sol, le visage tordu par la panique et la douleur.

"Madame !" s'écria-t-elle d'une voix larmoyante. "Si je vous ai offensée en quoi que ce soit, vous pouvez me frapper, m'insulter... mais pourquoi ? Pourquoi avez-vous fait briser la jambe de mon frère ?"

Antoine, tel un protecteur zélé, se précipita pour envelopper Colette dans ses bras. Son regard se posa sur Adeline, puis sur le document qu'elle tenait à la main, un accord préliminaire du notaire. Son expression passa de l'inquiétude feinte au dégoût le plus total.

"Je te croyais plus digne que ça," cracha-t-il. "Tu as déjà supplié ta famille d'arranger un mariage ! Écoute-moi bien, Adeline. Si tu ne t'agenouilles pas immédiatement pour t'excuser auprès de Colette, je te jure que même si je dois défier les ordres de nos familles, tu ne mettras jamais un pied dans la mienne !"

Colette s'agrippa à la manche d'Antoine, jouant son rôle à la perfection.

"Monsieur, ne vous fâchez pas avec Madame pour moi... C'est ma faute, tout est de ma faute."

Puis, se tournant vers Adeline, elle s'inclina si bas que son front heurta les pavés.

"Madame, je sais que vous êtes la fille du boulanger, que votre famille a de l'influence. M'écraser est aussi simple pour vous que d'écraser une fourmi. Mais mon frère... il est innocent. Je vous en supplie, laissez-le tranquille."

Elle se frappa la tête contre le sol avec une telle force que son front pâle devint rapidement rouge et enflé. Antoine, le cœur serré de pitié théâtrale, la releva doucement. Son regard furieux se tourna vers Adeline.

"Ne crois pas que tu peux faire tout ce que tu veux juste parce que ton père est le boulanger du duc ! Excuse-toi auprès de Colette. Et tu lui offriras tes remèdes les plus précieux pour soigner la jambe de son frère. Et quand tu entreras dans ma famille, tu devras accepter Colette comme ma concubine. C'est ce que tu mérites pour ton arrogance."

Adeline sentit une vague de nausée la submerger. Ce visage, qu'elle avait tant aimé, lui paraissait maintenant grotesque, répugnant. Elle n'eut pas besoin de dire un mot. Sa servante, Marie, qui l'avait suivie, s'avança. D'un geste vif et précis, elle leur administra à chacun une gifle retentissante.

Le son claqua dans la ruelle silencieuse. Colette porta la main à sa joue, stupéfaite. Antoine, incrédule, laissa échapper un grognement de rage.

"Misérable servante ! Comment oses-tu frapper le futur gendre de ta maîtresse !"

Marie se posta fièrement devant Adeline, la protégeant de son corps.

"Vous avez manqué de respect à Madame. Deux gifles, c'est une punition bien légère."

Adeline fit un signe de la main à Marie, puis fixa Antoine avec un mépris glacial.

"Le gendre ? Tu penses vraiment que le document de mariage que mon père m'a donné porte ton nom ?"

Antoine releva fièrement le menton, sa vanité reprenant le dessus.

"Évidemment. Tu m'aimes de façon si éhontée depuis des années. Tu as attendu jusqu'à devenir une vieille fille juste pour moi. Si ce n'est pas mon nom, ce serait celui de qui ?"

Un rire sec et sans joie s'échappa des lèvres d'Adeline.

"Arrête de rêver."

Les pupilles d'Antoine se contractèrent. Il la dévisagea, un doute commençant à s'insinuer dans son esprit. Colette tira doucement sur sa manche, le ramenant à la réalité, ou du moins, à la sienne.

"Adeline," dit-il, semblant retrouver son assurance. "La jalousie a des limites. Ne crois pas que ce petit jeu de séduction me fera t'aimer davantage. C'est puéril."

C'était inutile. Discuter avec un homme aussi stupide et imbu de lui-même était une perte de temps. Adeline ne répondit pas.

"Jetez-les dehors," ordonna-t-elle aux gardes qui commençaient à s'attrouper. "Et à partir de maintenant, on placera un panneau devant la maison : 'Interdit à Antoine Lefèvre et aux chiens'."

"Oui, Madame," répondit Marie, les larmes aux yeux. Des larmes de soulagement. "Madame, vous avez enfin compris."

En regardant les deux personnes qui l'avaient anéantie dans sa vie passée, une haine froide et déterminée monta en elle. Cette fois, ce serait eux qui connaîtraient l'enfer.

Le lendemain, Adeline se rendit à sa propriété de campagne. Il y avait là une source thermale, réputée pour ses vertus curatives. Elle l'avait préparée, y ajoutant des herbes précieuses, pensant déjà à soigner les blessures, visibles et invisibles, de son futur mari, Henri de Montaigne. Elle contourna la galerie qui menait à la source, le cœur léger. Mais en voyant la scène qui s'offrait à ses yeux, elle se figea, le sang se glaçant dans ses veines.

            
            

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