J'avais tout sacrifié pour cette famille après la disparition de papa. J'avais arrêté mes études pour trouver un travail et aider ma mère. J'avais passé des nuits blanches à la consoler, à lui promettre qu'on retrouverait papa, que tout irait bien. J'avais soutenu Sophie dans ses recherches, la protégeant des critiques, l'encourageant.
Et pour quoi ? Pour ça. Pour être remplacé par un profiteur et un meurtrier.
« Je me suis occupé de toi, » ai-je dit à ma mère, ma voix brisée. « Pendant cinq ans, je me suis occupé de toi et de Sophie. J'ai tout abandonné pour vous. »
Elle a détourné le regard, incapable de soutenir mes yeux.
Jean-Luc a ricané.
« Tu as fait ton devoir de fils, c'est tout. Ne te prends pas pour un martyr. Maintenant, Marie a un homme pour s'occuper d'elle. Un vrai homme. Pas un gamin pleurnichard. Il a fallu que je prenne les choses en main parce que tu étais incapable de protéger ta propre famille. C'est à cause de ta faiblesse que Sophie est morte. »
Cette accusation monstrueuse, cette torsion de la réalité, était trop. Il retournait tout contre moi. Et ma mère ne disait rien. Elle le laissait faire.
« C'est de ma faute ? » ai-je répété, incrédule.
« Bien sûr, » a continué Jean-Luc, son visage rayonnant de suffisance. « Si tu avais été plus ferme, si tu l'avais empêchée de fouiner dans les affaires de ton père, elle serait encore en vie. Mais tu l'as encouragée. Je protège Marie de cette même faiblesse. »
C'était une routine qu'ils avaient dû jouer des dizaines de fois. Il la manipulait, la convainquait que ses actions cruelles étaient des actes de protection, et elle le croyait. À chaque fois que je tentais de lui ouvrir les yeux, il me faisait passer pour le méchant, et elle me punissait. Comme cette fois où j'avais découvert qu'il lui avait menti sur un investissement, et elle m'avait privé de voiture pendant un mois "pour avoir espionné". Ou cette fois où j'avais prouvé qu'il avait volé un des vieux bijoux de ma mère, et elle m'avait giflé en disant que je "cherchais à les séparer".
Je savais que je ne pouvais plus gagner ce jeu. Je devais en sortir.
« C'est fini, » ai-je dit, d'une voix soudainement calme et froide. « Je ne suis plus ton fils. Tu n'es plus ma mère. Je renonce à vous. »
Je me suis retourné pour partir.
« Tu ne renonces à rien du tout ! » a crié ma mère, paniquée à l'idée de perdre le contrôle. « Tu habites sous mon toit ! Tu m'obéis ! »
« Ce n'est plus ton toit. C'est le sien, » ai-je rétorqué sans me retourner. « Et il l'a payé avec le sang de ta fille. »
Alors que je passais le seuil de la porte, Jean-Luc m'a attrapé par l'épaule.
« Tu ne parles pas comme ça à ta mère. »
Puis il s'est tourné vers elle avec un sourire narquois.
« Regarde, chérie. Il a besoin d'une bonne leçon. »
Il m'a poussé violemment en arrière dans la chambre. J'ai trébuché.
C'est à ce moment-là que j'ai vu l'urne de mon père sur la cheminée. La seule chose que la police nous avait rendue, une urne symbolique car son corps n'avait jamais été retrouvé.
Jean-Luc a suivi mon regard. Il a souri.
« Ah, le grand Henri Dubois. Le fantôme qui hante cette maison. »
Il s'est approché de la cheminée, a pris l'urne et a commencé à jongler avec.
« Oups ! Attention, ça pourrait tomber. »
Quelque chose en moi a craqué.
Je me suis jeté sur lui. Je n'ai pas pensé. J'ai juste frappé. Mon poing s'est écrasé sur sa mâchoire. Il a été surpris par la violence de mon attaque et a lâché l'urne, qui est tombée sur le tapis épais sans se casser.
Il a titubé en arrière, me regardant avec une fureur glaciale. Il a touché sa lèvre qui saignait.
« Très bien. Tu l'auras voulu. »
Il n'a pas riposté tout de suite. Il s'est tourné vers ma mère, qui était figée de terreur.
« Marie, chérie. Ton fils vient de m'agresser. Il est hors de contrôle. Tu vois maintenant ? Tu vois ce que je dois endurer ? Tiens-lui les bras. »
Ma mère m'a regardé, les yeux pleins de larmes et de confusion.
« Maman, non... » ai-je supplié.
Mais la voix de Jean-Luc était comme un sortilège.
« Fais-le, Marie. Montre-lui qui commande ici. Montre-lui que tu me choisis, moi. »
Lentement, comme une automate, elle s'est approchée de moi par-derrière. Ses mains se sont posées sur mes bras. J'aurais pu me dégager facilement, mais j'étais paralysé. C'était ma mère.
« Je suis désolée, Antoine, » a-t-elle murmuré, ses larmes tombant sur mes épaules. « Tu nous obliges à faire ça. »
Une fois qu'elle m'a tenu fermement, Jean-Luc s'est approché. Son visage était déformé par la haine.
Le premier coup de poing m'a atteint au ventre. J'ai plié en deux, mais ma mère me tenait.
Le deuxième a touché mon visage. Le sang a giclé de mon nez.
Il a continué à frapper. Encore et encore. Des coups méthodiques, vicieux. Ma mère pleurait, mais elle ne me lâchait pas. Elle me tenait pour qu'il puisse me frapper.
Quand je me suis effondré, mes jambes ne me portant plus, elle m'a enfin lâché. Je suis tombé sur le sol, un tas informe et sanglant.
Jean-Luc se tenait au-dessus de moi, essoufflé, les poings rouges.
Je l'ai entendu dire à ma mère, sa voix redevenue douce et caressante :
« Ça va, chérie. C'est fini maintenant. Il a eu sa leçon. Il ne nous dérangera plus. »
À travers le brouillard de douleur, j'ai levé les yeux vers ma mère. Elle ne me regardait pas. Elle regardait Jean-Luc, puis le sang sur le tapis.
« Le tapis... » a-t-elle dit d'une voix faible. « Tu as mis du sang partout. »
C'était tout ce qui l'importait. Pas son fils en sang à ses pieds. Le tapis.
J'ai fermé les yeux, le son de leurs voix s'éloignant alors qu'ils me laissaient là, gisant dans mon propre sang, dans la chambre de mes parents.