Elle est sortie de l'hôpital et a marché sous la pluie fine. La ville était grise, les gens se dépêchaient, des visages anonymes dans la foule.
Elle a pris le bus, s'asseyant près de la fenêtre, regardant les gouttes d'eau tracer des chemins sinueux sur la vitre.
Chaque arrêt la rapprochait de la maison, de l'endroit qu'elle avait partagé avec Victor.
L'endroit qui n'était plus vraiment le sien.
Elle a inséré la clé dans la serrure. La porte s'est ouverte sans un bruit. Elle a entendu des rires venant du salon.
Un rire de femme qu'elle ne connaissait que trop bien, celui d'Isabelle. Et puis, la voix de Victor, profonde et amusée.
Elle est entrée. Ils étaient sur le canapé.
Victor tenait Isabelle dans ses bras, le visage d'Isabelle était enfoui dans son cou, ses mains caressaient son torse. Ils ne l'ont pas vue tout de suite.
Le monde de Camille s'est figé. La douleur dans sa poitrine n'avait rien à voir avec sa maladie.
C'était une autre sorte de douleur, plus ancienne, plus tranchante.
"Camille ?"
La voix de Victor était pleine de surprise, mais sans culpabilité. Il n'a même pas repoussé Isabelle. Il l'a simplement regardée, comme si elle était une intruse.
Isabelle s'est redressée, un sourire suffisant sur les lèvres. "Oh, tu es là."
Camille n'a rien dit. Elle a juste regardé Victor. L'homme pour qui elle avait tout sacrifié.
Les souvenirs ont afflué, violents et non désirés. Elle se revoyait, des années plus tôt, travaillant dans un petit café pour payer leurs études.
Elle économisait chaque centime pour qu'il puisse acheter ses livres d'architecture, pour qu'il puisse se concentrer sur ses rêves.
Elle se souvenait de leur petit appartement, froid en hiver, mais rempli de leur amour. Elle cuisinait pour lui, elle l'écoutait parler de ses projets pendant des heures, elle croyait en lui plus qu'en n'importe qui d'autre.
Elle avait abandonné ses propres études d'art pour qu'il puisse réussir. C'était son projet, leur projet.
Et il avait réussi.
Il était devenu un architecte de renom, leur vie avait changé. L'argent, le succès, la grande maison.
Et puis Isabelle était arrivée, son associée, brillante et ambitieuse.
Camille avait senti le changement, subtil au début, puis de plus en plus évident.
Les dîners tard au bureau, les voyages d'affaires, la distance qui s'installait entre eux.
La nuit où tout a basculé lui est revenue en mémoire. Une pluie torrentielle, comme ce soir. Elle l'avait attendu, le dîner refroidissant sur la table. Quand il est rentré, il sentait le parfum d'Isabelle. Elle lui avait posé la question, simplement. Il n'avait pas nié.
C'est là qu'elle avait pris sa décision.
Le diagnostic des médecins était tombé quelques jours plus tôt : une maladie génétique incurable, la même qui avait emporté sa mère.
Il ne lui restait que quelques années, peut-être moins. Elle ne pouvait pas lui imposer ça.
Elle ne pouvait pas le voir souffrir, la voir dépérir. Alors, elle avait choisi la seule solution qu'elle voyait : le pousser à la détester.
"Je veux le divorce," avait-elle dit ce soir-là, sa voix dure et froide. "Je ne t'aime plus. J'en ai marre de cette vie. Je veux de l'argent, Victor. La moitié de tout ce que tu possèdes."
Il l'avait regardée, choqué, le visage décomposé par l'incompréhension et la douleur. C'était la première fois qu'elle lui faisait vraiment mal, et ça la tuait de l'intérieur. Mais elle a tenu bon, jouant le rôle de la femme cupide et sans cœur.
La rupture avait été brutale. Il était devenu une nouvelle étoile de l'architecture, encore plus riche, encore plus puissant. Et puis, un jour, il était revenu.
Il ne l'avait pas contactée gentiment. Il l'avait retrouvée, avait racheté l'immeuble où elle vivait, était devenu son propriétaire.
Il l'avait forcée à revenir dans sa vie, mais pas comme son épouse. Comme une chose qui lui appartenait.
Il voulait se venger, la faire payer pour sa "trahison".
Et elle avait accepté. Elle vivait dans cette grande maison froide, traitée comme une servante, humiliée quotidiennement. Elle endurait tout en silence.
Personne ne savait qu'elle était malade. Personne ne savait que chaque jour était un combat.
Personne ne savait qu'elle faisait tout ça pour lui, pour qu'il la déteste tellement que sa mort ne serait qu'un soulagement pour lui.
Victor, pensa-t-elle en les regardant sur le canapé, je suis si fatiguée. Bientôt, tout sera fini. Tu seras libre.