Chapitre 5 Les résonances d'Aelarn

Il n'existait plus de route menant à Aelarn.

Seulement des traces effacées, des sentiers entre les pierres et des souffles gravés dans les légendes. La cité n'était plus sur les cartes. Elle s'était tue, des siècles auparavant, lors de la grande Chute du Chant. On disait qu'elle était tombée sans bruit, engloutie non par le feu, ni par la guerre, mais par un oubli tissé patiemment à même les âmes. Une disparition consentie. Organique. Et pourtant, Kaël la sentait.

Depuis la Faille, le Fragment s'était remis à vibrer. Par soubresauts, par éclats. Une cadence irrégulière, désaccordée. Comme un cœur battant contre sa propre musique.

Ils marchaient sans parler. Chaque mot semblait creuser davantage l'espace entre eux. La fracture s'était déplacée : elle n'était plus sous leurs pas. Elle était en eux. Et c'était Aelarn qui les appelait maintenant. Pas pour leur montrer. Mais pour leur révéler.

Liora fut la première à ressentir la résonance.

À l'entrée d'un vallon brumeux, elle s'arrêta, tendit les bras. L'air vibrait. Très légèrement. Non pas comme un Chant audible. Plutôt comme une mémoire réveillée. Un battement ancestral dans la roche, dans les feuilles mortes, dans l'humidité de l'aube.

- C'est ici, dit-elle.

Sareth fronça les sourcils.

- Je ne vois rien.

- Tu ne dois pas voir. Tu dois écouter.

Ils pénétrèrent dans le vallon. Aucun signe de cité, ni de ruine. Juste des collines sombres, des arbres noirs, du lichen figé dans des postures trop régulières pour être naturelles. Et pourtant, à chaque pas, la résonance se renforçait. Elle entrait dans les muscles, les os, jusqu'à devenir pensée. Puis... souvenir.

Kaël chancela soudain.

Il vit une salle. Circulaire. Un chœur ancien. Des femmes voilées. Et au centre, un feu. Pur. Blanc. Qui chantait sans émettre de son.

Puis la vision s'évanouit.

Liora le rattrapa.

- Tu as vu Aelarn.

- Ou ce qu'il en reste.

Thäros, en tête, avançait prudemment. Il reconnaissait certaines structures : la manière dont les collines s'alignaient, les plis du terrain, les vides entre les arbres. C'était une architecture dissimulée. Une cité intégrée au silence. Il avait lu des récits sur les Voix d'Aelarn. Des entités à la fois humaines et éthérées, chantant la mémoire du monde au-delà des limites du corps.

- Si elles existent encore, murmura-t-il, elles savent.

Ils franchirent un seuil invisible.

Et tout changea.

L'air se densifia. Le vent s'inversa. Les battements de leurs cœurs se synchronisèrent avec une pulsation plus vaste.

Devant eux, des silhouettes apparurent.

Floues. Incertaines. Comme formées de brume et de mémoire.

Liora recula.

- Ce sont les Résonantes.

Kaël sentit le Fragment pulser contre lui.

- Elles chantent sans voix.

Thäros s'agenouilla.

- Ce ne sont pas des gardiennes. Ce sont des échos incarnés.

L'une des silhouettes s'approcha.

Elle posa une main translucide sur le front de Kaël.

Et tout chavira.

Il vit Aelarn.

Vivante.

Chantante.

Un sanctuaire spiralé, baigné d'une lumière bleue profonde. Des arches infinies, des voix suspendues dans l'air, tissant la mémoire des peuples disparus. Il vit des femmes et des hommes, des enfants aussi, tous liés par le même chant. Pas une religion. Une structure d'existence. Le Chant comme langage. Comme cœur.

Puis la vision se fissura.

Le feu devint noir.

Le Chant se coupa.

Et Aelarn tomba.

Kaël rouvrit les yeux. Liora sanglotait en silence. Elle aussi avait vu.

Sareth, lui, restait figé. Il avait vu une autre version : Aelarn brisée par le Reflet. Une silhouette noire, aux yeux blancs, chantant à l'envers, traversant les murs, avalant les souvenirs.

Il serra les poings.

- Ce n'est pas qu'un lieu. C'est une fracture devenue conscience.

Thäros murmura à la Résonante :

- Que devons-nous faire ?

Elle ne parla pas.

Mais la brume se condensa.

Et une porte apparut.

Taillée dans l'air.

Ouverte.

Ils franchirent le seuil.

Et entrèrent dans la spirale d'Aelarn.

Un escalier descendait sans fin. À chaque niveau, des voix s'élevaient. Parfois riantes. Parfois hurlantes. Des bribes de chansons anciennes. Des prières. Des souvenirs d'enfance. Des adieux.

Ils descendirent. En silence.

Jusqu'à atteindre la Salle des Reflets.

Un dôme inversé. Des miroirs sur toutes les parois. Aucun ne montrait leur image.

Mais chacun... révélait une version d'eux-mêmes.

Kaël vit un enfant portant une torche dans un temple effondré.

Liora se vit vieille, solitaire, chantant seule dans une mer sans fin.

Sareth vit... l'Inversé. Mais c'était lui. Et c'était vrai.

Thäros ne vit rien.

Juste l'obscurité.

Puis, au centre de la salle, une lumière.

Un Fragment.

Entier.

Pur.

Suspendu.

Ils s'approchèrent.

Mais cette fois, il n'y eut pas de voix. Pas de Chœur. Pas d'opposition.

Seulement... un choix.

Kaël tendit la main.

Mais Liora l'arrêta.

- Ce n'est pas le moment.

- Pourquoi ?

- Ce Fragment... c'est une clé. Pas une arme.

Sareth s'approcha à son tour.

- Et chaque clé ouvre une fracture.

Ils ne prirent pas le Fragment.

Mais ils l'écoutèrent.

Et chacun, en sortant de la spirale d'Aelarn, portait désormais en lui une note nouvelle.

Une résonance profonde.

Et une certitude :

La prochaine fracture ne serait pas dans le monde.

Elle serait en eux.

                         

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