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Ils marchèrent pendant trois jours, vers l'est, là où les cartes hésitaient à nommer le territoire. Les vieilles légendes disaient que même le ciel se fissurait au-dessus de la Faille, que les vents y portaient des cris qu'on ne pouvait attribuer à aucun vivant. Mais ils n'hésitèrent pas.
Ils suivaient l'appel.
Ce n'était pas une voix. C'était un vide. Une aspiration. Comme si le monde lui-même leur demandait de venir réparer ce qu'il n'avait jamais pu dire.
Kaël ouvrait la marche. Depuis Val Selyor, son Fragment semblait muet. Il ne brillait plus. Ne vibrait plus. Mais Kaël n'y voyait pas un silence : il y lisait un repli. Une tension. Il avait le sentiment que le Fragment attendait quelque chose. Ou quelqu'un. Il se souvenait du miroir suspendu dans ses rêves. De son double. Et d'une phrase sans auteur : "C'est dans la fracture que tu renaîtras."
- Je suis né deux fois, pensa-t-il. Une troisième ne me ferait pas peur.
Liora sentait la terre changer sous ses pas. Ce n'était pas une variation géologique, mais une mutation vibratoire. Les pierres parlaient bas. Les arbres se taisaient à leur passage, comme si eux-mêmes craignaient ce qu'ils avaient entendu. Elle avait cessé de chanter depuis Val Selyor, non par peur, mais par prudence. Le moindre son trop pur risquait de faire écho dans une faille où le Chant ne circulait plus correctement.
- Ce n'est plus un sanctuaire, murmura-t-elle à Sareth. C'est une cicatrice.
Sareth n'avait pas répondu. Il observait les ombres, les plis du monde, les rides dans l'air. Son reflet se manifestait désormais sans prévenir, dans l'eau, dans les silences, parfois même à travers ses propres gestes. Il avait compris : le reflet ne le suivait plus. Il l'attendait. Il avait pris de l'avance. Peut-être même l'avait-il déjà dépassé.
- Et si c'est moi qu'on cherche à éveiller, pensa-t-il, mais pas le moi que je crois être ?
Il ne le dit à personne.
Thäros avait ralenti le pas. L'air devenait plus dense. Les pierres autour d'eux étaient couvertes de lignes naturelles, mais qu'il reconnut pour ce qu'elles étaient : des veines. Des flux. Le Chant, ici, s'était infiltré dans la roche avant de s'effondrer. Et maintenant, les veines étaient bouchées. Il n'y avait plus de résonance. Juste une compression. Une attente muette.
- C'est une gorge de mémoire, dit-il un soir. Et nous allons y descendre.
La Faille apparut au matin du quatrième jour.
Une plaie dans la terre. Un abîme ouvert, sans fin visible. Les falaises s'enroulaient autour d'un gouffre central, noir, d'où s'élevait une brume sans origine. L'air y était plus sec. Plus lourd. Mais aussi plus... vrai. Comme si les couches superficielles du monde avaient été retirées, laissant place à la chair nue du réel.
- On ne pourra pas descendre ensemble, dit Kaël. Il y a des paliers. Des passages.
- Chacun le sien, ajouta Liora. C'est le Chant qui choisit.
Ils descendirent un à un, chacun suivant un sentier différent, presque invisible aux yeux des autres.
Kaël fut le premier englouti par l'ombre.
Son chemin le mena dans une galerie inclinée, creusée dans la pierre vivante. Les murs pulsaient lentement, comme un cœur blessé. À mesure qu'il avançait, des voix s'élevaient. D'abord lointaines, puis proches. Il entendit son propre rire. Puis ses pleurs. Puis des cris de colère. Il revit la cendre. Le feu. Sa mère.
Mais il marcha encore.
Et au bout du tunnel, une salle.
Un autel.
Et sur l'autel... un miroir.
Mais cette fois, il était entier.
Kaël s'approcha. Se regarda.
Et vit un visage sans regard. Une bouche cousue. Mais qui chantait malgré tout.
Le Chant du feu.
Il tendit la main. Toucha la surface.
Et fut projeté en arrière, les bras brûlants.
Liora, de son côté, marchait dans un couloir de brume. Aucun mur. Aucun sol clair. Juste une direction.
Et des voix.
Des dizaines.
Des centaines.
Toutes féminines.
Toutes l'appelaient.
Elle reconnut certaines. Des chants anciens. Des psaumes oubliés. Des prières murmurées par sa mère, jadis.
Puis, au cœur de la brume, une stèle.
Dessus, gravée dans la pierre noire : « Ce qui chante en toi, te précédera. »
Elle comprit alors.
Qu'elle n'était pas une réceptacle.
Mais une source.
Et elle chanta.
Juste une note.
Et la brume s'ouvrit.
Sareth descendait dans une spirale plus noire encore que la nuit. Le sol n'existait plus. Il marchait dans un vide qui le reconnaissait. Son reflet était partout. Parfois enfant. Parfois vieux. Parfois lui-même, mais vidé.
Au centre de cette spirale : une flamme inversée.
Elle ne brillait pas. Elle consommait la lumière.
Il s'en approcha.
Le reflet parla :
- Tu peux devenir moi. Ou me détruire.
- Et si je faisais les deux ?
- Alors tu seras ce que tu refuses.
Sareth sourit.
- Je suis déjà ce que je redoute.
Et il entra dans la flamme.
Thäros descendait sans fin.
Jusqu'à ce que le sol se dérobe.
Et qu'il tombe.
Mais dans sa chute, il chanta.
Pas un chant appris.
Un chant ancien.
Un cri. Un appel.
Et le sol se forma sous ses pieds.
Le chant l'avait soutenu.
Il comprit alors.
Que même la chute pouvait être accordée.
Ils se retrouvèrent tous les quatre au fond de la Faille.
Mais changés.
Quelque chose en eux s'était redressé.
Quelque chose d'autre... s'était brisé.
Et face à eux, dans l'ombre, une lumière.
Un Fragment.
Suspendu. Tremblant. Incomplet.
Kaël tendit la main.
Mais une voix s'éleva derrière eux.
Froide. Grave.
- Ce Fragment est déjà chanté.
Ils se retournèrent.
Et virent un homme.
Drapé de cendres. Masqué.
Et derrière lui... un Chœur.
Un Chant inversé.
La confrontation était inévitable.
Mais elle ne serait pas physique.
Elle serait vibratoire.
Le Chant. Contre le Chant.
Et la fracture, au cœur du monde, s'ouvrit encore d'un degré.