L'après-midi d'un fauve: Meurtres à Coaraze
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Chapitre 5 No.5

Charlène et Georges foncent sur la fine pellicule de neige qui borde à présent les bas-côtés. Éblouie, la conductrice du Picasso jette des œillades apeurées dans le rétroviseur.

Une courbe en épingle s'amorce, je serre les fesses, tentant à mon tour de me dominer. L'aiguille du compteur dépasse largement les 80 km/h, ce qui sur un tel terrain constitue un véritable exploit.

Personne derrière nous, personne non plus en face, aucun gendarme en vue. J'ai coutume de dire que les pandores ne sont jamais là quand on a besoin d'eux.

À l'horizon, au sommet de la côte, une fumée s'échappe d'une bicoque. Un vestige de lampadaire clignote pour éclairer une publicité de motoculteur et indiquer que nous n'allons pas tarder à croiser l'intersection pour Berre-les-Alpes.

La 205 n'est plus qu'à quelques centimètres de Charlène. Trente mètres, un nouveau virage serré, un appel strident du klaxon, et les pleins phares... Nous heurtons un obstacle invisible, un tas de pierres ou de gravats, rien de grave. Giorgio écarquille les yeux en freinant et se compose un sourire de circonstance.

Les feux-stops de la Picasso s'allument soudainement, la direction devient folle, et les quatre roues se révèlent inopérantes pour corriger la trajectoire. Débute une affreuse glissade. Sur un verglas pareil, seul un pilote de rallye peut se rétablir.

Dans son élan, l'auto vient percuter l'accotement sur la droite, se soulève et bondit à l'horizontale du talus pour effectuer une succession de tonneaux spectaculaires. On croit qu'elle va stopper, elle évite un châtaignier, mais le ravin la rattrape et l'avale.

Charlène n'est plus qu'un fantôme dans un amas de tôles compressées. Qu'importe, nous ne jugeons pas utile de descendre admirer le spectacle. Avec la pente abrupte, elle n'a aucune chance.

Nous rattrapons la route principale par Les Mouchettes, et ni Giorgio ni moi-même ne prononçons plus un mot. Giorgio semble sonné, je ne vaux guère mieux, et il me dépose à La gentilhommière qui n'a pas encore baissé le rideau. Je lui offre d'entrer boire un Limoncello pour nous ragaillardir, mais il m'informe qu'il va équiper sa 205 d'un train de pneus tout neufs qu'il stocke en réserve au garage, dans l'hypothèse où la neige, dont l'intensité redouble, aurait laissé des empreintes sur la chaussée.

En cas d'enquête, il ne sera pas suspecté. Personne n'ira voir pourquoi l'aile droite est enfoncée, et il l'emmènera plus tard, quand les choses se seront tassées, chez un ami carrossier à l'Ariane.

Quelques tours de cric et les vieux pneus sont démontés, rangés sous une pile de bois de chauffage, dans la remise adossée à l'étable.

Il faut aussi qu'il nourrisse les vaches, qu'il rentre le chien et qu'il examine les factures en instance.

Cela fait une bonne heure qu'il s'acharne à nettoyer sa bagnole de fond en comble, à briquer le toit, les vitres, et lustrer le capot à la peau de chamois.

Aussitôt après, Giorgio à poil actionne le jet bienfaisant du pommeau de douche, se frictionne les parties intimes, se rince la chevelure et décrasse ses ongles sales. Ses fringues au lave-linge, il sort la Peugeot dans la cour, prévoyant de laisser le moteur refroidir toute la nuit.

Tout est calculé, dans le cas où la flicaille se ramènerait, pour qu'elle ne trouve rien de compromettant.

La pendule en régule sur la cheminée de la salle à manger, une représentation assise de Magellan en train de réfléchir aux embûches qui se dressent sur sa route pour rejoindre l'archipel des Moluques, pointe sur 23 heures. Un verre de Saint Véran et un morceau de fromage de la chèvrerie La Sousta en guise de repas, des noix en vrac sur la table, Georges se prépare à monter dans sa chambre.

Le sommeil n'est pas venu de suite. C'est dans la logique des choses. Coaraze dort profondément, pas lui. Quatre heures du matin, il compte sur la douche pour le tonifier, et le voilà devant son bol de café. Pas très judicieux de refaire le film des cafouillages de la veille, disons incompréhensible et désolant. Il ressent comme un lendemain de gueule de bois.

Au deuxième café, il commence à se décontracter, s'absente pour soigner le bétail, et dès que la besogne est achevée s'avachit devant Télé Matin. Sur le plateau, les chroniqueurs ont la gueule de mecs qui se sont réveillés de mauvaise humeur avant de sauter dans le métro.

Il a toujours aimé l'émission, même s'il préférait William Leymergie à Laurent Bignolas. À la météo, on annonce une vague de froid dans le Sud-Est qui va déferler sur les routes de basse montagne. Toujours autant de neige sur les ruines maudites du château de Rocca Sparvièra. Aucune info en revanche sur la sortie de route de Charlène.

Et puis non ! Au moment où, calé dans son fauteuil, il tire d'une blague plastifiée écossaise un mélange de Burley brun et de tabac séché de Virginie, pour en bourrer son brûle-gueule, et que lui revient la vieille publicité sexiste de la ménagère qui déclare, à genoux devant son mari feuilletant un journal, « J'aime que tu fumes la pipe et j'adore cet arôme unique », la nouvelle tombe comme un couperet.

Après avoir annoncé le bombardement par des chasseurs russes d'une base djihadiste en Syrie, France 2 signale un accident probablement lié aux mauvaises conditions de circulation, pas loin du Chemin des Ayas, dans le secteur rural de Contes, en suggérant juste assez pour intriguer. L'automobiliste en cause, une femme d'après la journaliste Karine Baste-Régis, a perdu le contrôle, embouti la barrière de sécurité, et s'est ratatinée en contrebas.

Selon les premiers constats, la Picasso roulait sans respect des limitations de vitesse à cet endroit réputé dangereux. Plus étrange, et malgré les recherches des équipes cynophiles, la conductrice s'est envolée et son état civil n'a pu être établi qu'au moyen des papiers oubliés dans le sac à main sur le siège passager. Les freins ont parfaitement fonctionné et on attend les conclusions des experts. Impossible d'affirmer si cette femme conduisait en état d'ébriété ou si elle n'est que le dommage collatéral d'une tentative de racket à l'encontre de son mari, un entrepreneur local ayant pignon sur rue. Du grand banditisme à la délinquance tchétchène, le succès fait des envieux sur la Côte et il exacerbe les tensions.

Georges éteint la télé, désespéré. Pour combler le vide, il empoigne sa guitare, appuyée contre l'accoudoir du fauteuil, et plaque quelques accords d'Hubert-Felix Thiefaine, « La ruelle des morts ». Lui-même a écrit quelques textes, dédiés à son fils, mais il ne se fait pas d'illusions. Ces chansons resteront sans doute dans les tiroirs, poussiéreuses et jaunies, sans qu'on daigne les exhumer, rêves d'une gloire éphémère qu'il n'est plus très sérieux à son âge d'entretenir, et nul ne se préoccupera de les interpréter à ses funérailles.

On arrosait toutes nos victoires

À grands coups de verre de Kéfir

Ivres de joie et sans le savoir

On reprenait Mers el-Kébir.

De génération en génération, une horrible légende se perpétue à propos de la Reine Jeanne, petite fille de Robert d'Anjou, première du nom, reine de Jérusalem, de Naples et de Sicile, comtesse de Provence, de Nice et du Piémont. On raconte que s'étant retirée au château de Rocca Sparvièra, abritée par les murailles qui dominaient le col Saint-Roch, la très pieuse Reine souhaita assister à la messe de Minuit et descendit avec ses dames de compagnie par un étroit sentier muletier à Coaraze. De bonne noblesse, ces filles engoncées dans des robes de satin à pourpoints de diamants avaient pour attribution de toujours garder un œil sur la Reine, devancer les périls qui la guettaient, comme l'informer des caillasses qui jalonnaient la piste et pouvaient se dérober au sabot des montures, l'exaucer en tout, l'écouter et lui faire la conversation.

Chemin faisant, soit un peu plus de neuf kilomètres de dénivelé sur le versant giflé par le crachin, une prédiction résonna aux oreilles de la Reine.

« En rentrant de la messe, tu trouveras table mise ».

Ébranlée par la prophétie, celle-ci quitta précipitamment l'office, au grand émoi du prêtre, du bedeau et des fidèles, qui pensèrent que le diable avait perverti son jugement.

Au cours de son absence, ses ennemis s'étaient assurés de ses enfants, les avaient trucidés, démembrés, pour les mettre à rôtir dans l'immense cheminée de la salle des Chevaliers. Cuits à point, une fourchette plantée dans les parties charnues, ils en confectionnèrent un repas appétissant.

À son retour, l'appétit aidant, aiguisé par la fatigue et l'inclémence de l'hiver, la Duchesse de l'Apouille, Princesse de Capoue, s'empara du plateau en argent posé sur la table, garni de sa progéniture, et en dévora à belles dents plusieurs tranches finement découpées.

Apprenant ce qu'elle venait d'ingurgiter, dont elle s'était pourtant régalée, elle vomit et s'enfuit, hurlant mille malédictions contre ce village détestable où un ignominieux forfait venait d'être perpétré et la privait, au prétexte d'obscures rancunes familiales, de toute descendance.

« Roche sanglante, un jour viendra où sur tes cimes, ne chantera plus ni coq ni poule, mais seulement des éperviers et des oiseaux sauvages ».

Plus tard, Jeanne fut assassinée sur ordre de l'un de ses cousins, étouffée sous une pile d'oreillers pour faire croire à une mort naturelle.

Que n'a-t-on par la suite raconté sur la Reine, allant jusqu'à prétendre qu'elle avait édicté en 1347 des statuts réglementant l'activité des lupanars à Avignon ! Les mystificateurs ont si grossièrement déformé la vérité qu'il faudrait être un âne pour imputer à Jeanne d'avoir encouragé la propagation de la syphilis.

Il faudra attendre la fin de la peste noire et la malédiction d'un moine chartreux, pour que le maître florentin Boccace, courtisan déchu, se retire loin des fastes de ce monde et rende justice à sa Reine, lui dédiant le Décaméron.

Derrière la forme du conte grivois, le poète ironise avec amertume.

« Si les hommes se trompent souvent dans la plupart de leurs désirs, vous, gracieuses dames, vous péchez surtout en un seul, à savoir en celui d'être belles ».

                         

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