Le journal météo sur France 3 n'annonce pas d'amélioration avant trois semaines.
Georges m'a prévenu par téléphone en début d'après-midi qu'il comptait bouger, un petit crochet par la Promenade des Anglais, « si t'avais goûté à Nice baie des Anges en plein été, avec tous ces anges à tes côtés, tu n'pourrais plus rêver», comme le chantait son idole Dick Rivers. Vingt-six kilomètres d'asphalte, un trajet par la D15 qui ne prend qu'environ quarante minutes. Une seule idée en tête, arpenter les allées bâchées du Marché aux fleurs et cavaler dans les ruelles du Vieux Nice, flâner dans les magasins et déjeuner à la Brasserie de la Civette, Cours Saleya.
Il s'habille chaudement et endosse un loden sur son costume marron
Au volant de sa 205 Peugeot, une guimbarde affichant huit fois le tour de la terre au compteur et qui roule à l'huile, un carburant récupéré à La gentilhommièren'ayant que l'inconvénient d'empester la friture, il sélectionne l'itinéraire le plus économique, sans péages, sans camions, sans embouteillages. Il connaît une petite rue à hauteur de Garibaldi où il pourra se garer sans risquer une mise en fourrière.
Corinne prévenue, j'ai grimpé à bord et me suis dispensé de tout commentaire. À la radio, entre Nino Ferrer et Balavoine, c'est la série des grands disparus qui s'égrène.
Les guirlandes de Noël ont fait leur apparition au pied de la Cathédrale Ste Réparate et de la rue Rossetti. En face du glacier Fenocchio, on installe le décor de la crèche vivante, en tout et pour tout une vingtaine de personnages de bergers, de marchands et d'habitants des villages perchés de la Côte d'Azur.
À 17 heures, la nuit vient de tomber. Une pluie verglaçante arrose les boutiques de souvenirs restées ouvertes ce dimanche, la Place Gautier, les toiles cirées d'Unitex Azur, le caviste Caprioglio, les confiseries de La Cure gourmande.
Commerces bondés dans ces rues tortueuses et mal éclairées, la foule se presse aux caisses, piétine, sans toutefois se bousculer. Après tout, c'est Noël !
Col de manteau rebiquant, casquette à carreaux écossais sur le crâne, Georges n'a pas son pareil pour amadouer les vendeuses ou draguer les clientes qui lui ont tapé dans l'œil.
Dans la file d'attente où il doit régler ses achats, il scrute patiemment celles et ceux qui le précèdent, les gosses qui se contorsionnent, et les plus grands qui s'évertuent à les calmer en leur faisant des promesses qu'ils ne sont pas si sûrs que cela de tenir. Il remarque aussi une femme blonde, la quarantaine, jean moulant et chemisier écru à jabot bouffant ourlé d'un triple rang de perles de culture, qu'il ne tarde pas à identifier.
Il a reconnu Charlène, l'épouse de Monsieur Brieugne, l'ancien employeur de la défunte Chantale. Et s'il en veut autant à Charlène, ce n'est pas une coïncidence.
Charlène, une prétendue copine, a participé activement, le moins que l'on puisse dire, au licenciement abusif de Chantale.
De mère italienne, Giorgio a le sang chaud. Ses rancœurs se raniment. Assoiffé de vengeance, il s'efforce de rester impassible.
De dos, il est évident que la belle Charlène ne l'a pas aperçu. Il suffirait pourtant de peu, qu'elle se décale ou se retourne, mais il se dit qu'elle a plus d'un tour dans son sac et serait bien capable de l'ignorer, de faire semblant de regarder les promos en présentoir.
Je vois Georges rentrer les épaules, rajuster son couvre-chef, fébrile quand il saisit son portefeuille dans sa poche intérieure de costard, comme un usager de la Sécu ayant égaré sa carte Vitale. La blonde ne bronche pas, elle a presque terminé ses emplettes.
La dernière fois que nous avons tous été réunis, c'était il y a deux ans, à l'ombre des cyprès du cimetière, avenue des Caleniaires, derrière l'Église, au départ de la route qui mène au Col de St-Roch
Le clan Brieugne tout entier, le père, la mère et leurs cinq filles élevées dans la foi catholique, qui n'ont jamais loupé une messe, y compris le grand-père, une ordure accusée d'avoir dénoncé des Juifs pendant la Guerre, Giorgio leur voue une haine inextinguible. D'ailleurs, lorsque le patriarche actuel s'est présenté aux élections municipales, il s'est ramassé une veste.
Georges n'a pas digéré le licenciement de Chantale. Tous ses errements, ses insomnies et ses cauchemars le ramènent à cette injustice et aux indemnités dérisoires qu'ils ont touchées. Il rêve d'un tsunami, d'une vendetta, d'éradiquer toute la clique, une façon comme une autre de soigner son stress et d'arrêter de se bouffer du Temesta.
Une espèce d'étincelle scintille dans les iris fiévreux de Georges. Je sens qu'une idée vient de germer et je crains que le pire ne survienne.
- On va la coincer, on va la coincer, assène-t-il pour lui-même !
D'un souffle, il m'informe de son intention de la suivre. Jusqu'en enfer, s'il le faut ! De toute façon, elle n'est pas venue à pied et doit être stationnée quelque part dans le centre-ville. Le mari a dû rester à l'usine ou à la maison avec les gosses.
Heureusement pour nous, Charlène se dirige vers la Place Saint François, puis remonte toute la rue Pairolière, les bras encombrés de ses paquets. Elle ralentit, répond à un appel sur son portable, avant d'entrer dans un parking, boulevard Jean Jaurès. La 205 n'est pas loin et je me positionne pour faire le guet, impatient que Georges rapplique.
Lorsqu'il me récupère, une C4 Picasso couleur banquise jaillit des entrailles du souterrain, sans se douter de l'intérêt que nous lui portons.
Giorgio ressasse ses emmerdements, la perte de Chantale et le manque affectif terrifiant qui s'en est suivi. Il y a tellement longtemps qu'il attend ce moment.
Le moteur vrombit et mon ami, comme un pro de la filature, prend garde à maintenir un espace assez conséquent entre les deux véhicules. Le trafic routier s'est intensifié, conséquence des préparatifs du réveillon, et nous longeons Pasteur, pour mettre le cap sur Drap et Cantaron.
Nous collons comme deux mouches au parechoc de la voiture nous précédant. À mesure que la route défile, drôlement chahutés par les lacets, je réalise le plan diabolique conçu par Giorgio.
Soudain à la Pointe de Contes, sans mettre le clignotant, Charlène inaugure une embardée au rond-point de la D2204. Elle enquille par un chemin encaissé qui nous conduit à La Vernéa et à une Maison de retraite enluminée d'un bel épicéa. À l'abri, collés aux fenêtres assombries par le givre, les vieillards et les impotents qu'elle héberge ratissent le ciel meurtri, priant pour que le Père Noël ne les oublie pas dans sa tournée.
Georges appuie sur l'accélérateur. Malgré les plaques de glace, la Peugeot se fait plus pressante. Au sortir du hameau, l'enchaînement des tournants complique la poursuite et rend toute prudence superflue. Dans le faisceau des codes, je distingue nettement l'immatriculation du Picasso.
Comprenant sa détermination, j'essaye de raisonner, mon ami.