Daniel vit comme une once de déception dans les yeux de son consultant. Il en sourit intérieurement, croyant se revoir des années en arrière ; quelle corvée, lors d'un déplacement, de continuer à travailler dans les transports, alors que l'unique envie était d'enfin se reposer, ou comme le proposait Martin, de boire un verre.
Le taxi démarra et prit la route de Marseille, distante d'un peu plus d'une heure. Daniel préféra infliger tout de suite à Martin un debrief plutôt que d'attendre l'aéroport et l'avion, peu pratiques.
- Bon, je crois que nous avons les éléments à présent pour arriver à un début de proposition, commença-t-il.
- Oui, sans doute, mais il reste quand même des choses à éclaircir, je ne suis pas sûr que la holding à l'île de Man soit du goût de Bercy.
- Dans le principe sûrement pas en effet, mais bon c'est toujours pareil, il suffit de faire ça bien, jusqu'à preuve du contraire ce n'est pas illégal...
- Ça va être difficile de faire des benchmarks pour ces types de produit non ?
- C'est une des choses qu'on doit voir en priorité dès lundi. D'autant que je ne suis pas là de mardi à jeudi après.
- Tu es où ?
- À Stockholm. Je sais que c'est pas le plus marrant, mais tu vas devoir faire les benchmarks tout seul. Je n'ai pas pu avoir d'analyste dessus, et en plus vu que c'est pas de la recherche de base il vaut mieux que quelqu'un de plus expérimenté s'y colle.
- Oui, je comprends.
- On va avancer un peu, on a presque une heure devant nous avant d'arriver à l'aéroport, et puis on soufflera après, OK ?
- Oui parfait, tu sais, je plaisantais pour le verre.
Daniel lut dans les yeux de Martin l'inquiétude d'avoir peut-être un peu outrepassé ses prérogatives. Il se montra indulgent :
- Mais non c'est une bonne idée, de toute façon on a un peu de temps avant le vol, et puis il faut savoir aussi souffler de temps en temps, ça favorise la réflexion !
Ils rirent de concert.
- Allez, revoyons la structure actionnariale, je ne crois pas qu'ils nous donneront plus de documents sur ce sujet donc il faut que les choses soient claires.
- D'accord.
Une heure plus tard, ils arrivèrent à l'aéroport de Marignane. Ils s'attablèrent à l'un des cafés du hall d'entrée et commandèrent chacun un demi.
Âgé de 25 ans, Martin était arrivé dans le cabinet depuis un an et montrait déjà de belles promesses. C'est pourquoi on le mit sur cette mission avec Daniel, qui le plus souvent travaillait seul, en dehors de quelques travaux qu'il confiait à des analystes. Le manager en profitait pour observer son comportement et sa capacité de réaction, à la fois au stress et face au client, clés pour ensuite envisager une carrière dans le conseil. Ce qu'il voyait pour l'instant lui faisait bonne impression ; Martin savait se montrer incisif et précis, non sans un certain détachement parfois qui lui permettait de prendre un indéniable recul, mais qui pouvait l'amener aussi à perdre momentanément son « focus ». Il était encore jeune.
- Alors, des plans pour ce weekend ? demanda Daniel.
- Rien de précis pour l'instant, sûrement une soirée samedi, et puis du tennis dimanche. Repos aussi.
- Bien. On a avancé comme il fallait cette semaine. Tu n'as jamais travaillé sur une mission à 100 % avant, non ?
- Non, mais c'est bien aussi, ça permet d'aller plus dans le détail et de suivre vraiment l'évolution.
- Oui, tu as raison, tu verras ça aide aussi à commencer à prendre des responsabilités, surtout si on est dans une situation d'autonomie plus grande.
- Ça me plaît aussi justement, c'est vrai que j'ai fait pas mal de recherches de comparables1avec des instructions données sur un bout de papier, et je n'en voyais pas trop la suite après, là les recherches vont être plus costauds, mais ça fait partie d'un tout.
- Très bien, c'est important que tu te sentes vite à l'aise, en plus j'ai pas mal de déplacements dans les jours qui viennent, pas très longs, mais c'est important que tu puisses avancer de ton côté.
Ils continuèrent ainsi quelque temps, puis se dirigèrent vers l'enregistrement et la salle d'embarquement.
***
Daniel rentra chez lui vers 22 h 45. Jeanne et son fils Fabrice étaient couchés. Il posa ses affaires près de la porte d'entrée. Pourquoi pas s'en jeter un petit chez Reinaldo ? Mais il aurait été plus raisonnable d'aller se blottir près de sa femme. Il alla dans la salle de bain et se rinça le visage. Il pensa qu'il avait réussi l'exploit de ne prendre qu'un demi avec Martin, là où son corps et sa raison réclamaient deux ou trois pintes, après une telle semaine
Allez, direction Reinaldo. Il ne se changea même pas.
- Ah voilà le travailleur ! l'interpella le patron. Eh ben, tu rentres tard !
- Ouais, j'étais à Marseille.
- Et c'est tout ce que ça te fait ? Pour un supporter du PSG comme toi ?
- Ah ça va, reste avec Braga et on n'en parle plus !
- Ah haha !
- Mets-moi une pinte, s'il te plaît.
- Ça marche !
Le café était assez animé, chose courante pour un vendredi soir. Daniel avisa Jean-Claude, Pascal, et aussi Fatima. Gaby arriverait sans doute bientôt.
- Tu voudrais pas t'acheter une tireuse de Carlsberg par exemple ? lança Daniel. Je sais pas, un truc bon quoi, au lieu de ta Kro et ta 16 pourries.
- Il est bon, lui. T'as l'air de l'aimer assez, ma 16 pourrie !
- Ouais, en même temps tes congénères et toi vous carburez à la Super Bock, vous en connaissez un rayon !
- Ah haha, comment vas-tu ?
- Ça va, mon ami, et toi ?
- Eh bien, oui ça va, petit vendredi soir quand même...
- Mais des sérieux !
- Ah, c'est sûr que ça fait toujours plaisir de te voir passer la porte !
- Vieux débris !
Ils partirent d'un éclat de rire. Il n'y avait pas de tricherie avec Reinaldo, lui savait bien le secret de Daniel. Un secret pas si bien gardé que cela d'ailleurs, car Jeanne aussi était au courant qu'il rendait souvent visite à son aubergiste portugais ; ils y allaient de temps en temps ensemble, accompagnés de Fabrice qui prenait des grenadines offertes par la maison, avec délice.
Mais à ce moment précis comme tant d'autres, seul l'instant présent comptait, aussi futile que les relations de bistro.
Il s'installa à un coin du comptoir et ouvrit le Parisien du jour. Beaucoup de choses allaient être réformées ; et beaucoup ne le seraient pas. Il y avait également un tas de choses qui allaient immanquablement conduire à des grèves. À moins qu'il y en ait moins que prévu. Et le PSG avait gagné ; au moins, c'était réjouissant. Il feuilleta distraitement le reste du journal et le repoussa ensuite sur le comptoir. Sa pinte presque finie, il se promit de n'en prendre que deux, pour ne pas rentrer trop tard.
Après la quatrième pinte, il finit par présenter sa carte à Reinaldo ; ses prix étaient imbattables pour les bons clients, dont il faisait évidemment partie. Il régla, serra la main du patron et partit.
Il ouvrit la porte de l'appartement, à peine éméché. Il alla directement vers le grand canapé d'angle du salon et s'y affala, épuisé. Il s'agissait à vrai dire plus de fatigue que d'ivresse ; les semaines étaient longues et boire par-dessus n'aidait pas. Il soupira puis tendit l'oreille ; tout le monde dormait.
Sa cravate était encore partiellement nouée et ses chaussures impeccables toujours à ses pieds. Il entreprit de les enlever et les envoya d'un brusque mouvement au loin. Le calme régnait dans l'appartement ; les jeux d'ombres s'étaient figés depuis quelques heures déjà et les bruits avaient suspendu leur ressac, à tel point que son esprit ne trouvait pas d'accroche à une vague rêverie formatée qui pouvait accompagner son sentiment fugace de détente. Il détestait laisser son esprit ainsi inoccupé, sans point fixe, paresseux.
Il se sentait las. Il dépensait la majeure partie de son énergie derrière des piles de dossiers et des ordinateurs luisants et quand il finissait par rentrer, il filait chez Reinaldo dès que l'heure le permettait et s'achetait un moment de détente à bon compte. Il s'en voulait souvent de ne pas savoir juste regagner son foyer sans s'offrir, quelle dérision, ce moment hors du temps au bistro.
Quelque chose l'empêchait de s'assoupir dans son costume froissé, mais encore rutilant ; il chercha la télécommande de son écran surdimensionné en songeant qu'il ne se rappelait guère la dernière fois qu'il l'avait utilisé. Il fouilla du regard la pièce, mais ne la trouva pas. Il soupira et contempla le salon ; il imagina le reste de l'appartement endormi. Il desserra enfin sa cravate et crut bon d'accompagner son geste d'un soupir bruyant, à la manière du pendu qu'on arrache à la mort. L'image était plaisante et le fit sourire ; son rictus mourut peu à peu, car il n'éprouvait en fait aucune espèce de soulagement.
La nuit lui refusait bon nombre de ses clichés auxquels il aspirait pourtant. Il avait beau mener une vie des plus normales et apparaître à ses semblables comme quelqu'un d'équilibré et épanoui, il sentait bien souvent que quelque chose ne tournait pas rond et l'emmenait parfois, comme ce soir, vers des phases de questionnement et de vague à l'âme.