MicheI n'avait pas encore pu prendre d'aspirine. Il espéra que cela le soulagerait un peu. Il avait quelques tâches administratives à accomplir avant la fin du dîner et s'y attela. Garder son attention était cependant difficile, ses tempes lui battaient et ses yeux semblaient de plus en plus vouloir lui sortir des orbites.
- Ça va, Michel ? Tu es pâle... lui dit Aurore, une collègue.
- Oui, plus ou moins, j'ai un foutu mal de crâne, j'ai pris une aspirine, mais faut attendre que ça fasse effet.
- Ah... pas terrible pour commencer le service, tu veux de l'aide ?
- Oh ! ce serait vraiment sympa oui, j'ai un peu du mal là... je peux te passer ça ?
- Oui, OK, pas de problème.
- Merci, c'est vraiment gentil à toi.
Aurore, jeune infirmière arrivée depuis peu, affectionnait Michel. Elle se disait souvent qu'elle aurait aimé rencontrer un homme comme lui, mais de son âge. Elle avait elle-même connu quelques déboires sentimentaux et la gentillesse et la prévenance de Michel lui inspiraient une grande confiance et un soupçon de tristesse aussi ; elle ne comprenait pas comment sa femme avait pu quitter un homme comme lui si brutalement, violemment, car bien sûr ses collègues la mirent au courant peu de temps après son arrivée.
Elle prit les papiers de Michel et se remit à l'ouvrage. Quelque temps plus tard, les patients commencèrent à revenir de la salle à manger, par petits groupes. Ils affichaient des mines diverses, allant de l'indifférence légèrement joyeuse au vide ou à l'égarement. Certains saluaient Michel et Aurore en passant, qui leur répondaient.
« Je vais devoir tenir comme ça jusqu'à six heures, se dit Michel, ça va être compliqué... »
Les heures s'égrenèrent après la distribution des hypnotiques et l'extinction des feux, sans que rien de bien notable ne fût survenu. Michel, Aurore et Stéphane, un aide-soignant, se retrouvèrent à nouveau dans la salle de garde. Ils étaient prêts pour une nuit de veille, interrompue seulement ils l'espéraient, par le tintement des sonnettes des chambres, pour un petit tracas ou autre.
Michel luttait contre la nausée à présent. Il était minuit passé ; sa tête était un volcan en perpétuelle éruption qui lui donnait envie de se jeter contre les murs. Ses collègues comprenaient qu'il n'était pas bien, mais comme d'habitude il se bornait à dire que ça irait, que ça irait toujours.
Pourtant il ne saisit pas tout de suite pourquoi Aurore et Stéphane commençaient à le regarder vraiment étrangement :
- Michel, ça va ? Tu fais quoi là ?
- Comment ça ?
Sa voix sonnait étouffée, comme ouatée.
- Ben franchement, tu fais vraiment une drôle de tête... là encore !
Soudain, Michel fit une sorte de rictus dissymétrique.
- Putain, il nous fait un AVC ! hurla Stéphane. J'appelle les urgences de l'hosto, vite !
- Un AV quoi ? murmura Michel.
Il chuta soudain de sa chaise, en arrière, et heurta lourdement le sol. Aurore accourut. Les nuées se refermèrent graduellement sur la vision de Michel ; seul le beau visage de l'infirmière s'y détacha encore quelques instants avant que tout ne fût noyé ; en fait, une cime enneigée aussi, majestueuse, surgie de nulle part, apparut ; ce devait être l'Aconcagua.
***
Le Chambellan regagna son bureau. Il ôta son manteau d'apparat et s'assit un moment. Il était temps d'aller assister à la relève de la garde sur un des chemins de ronde de la face nord du palais. Exercice en apparence simple et routinier, le Chambellan décida quelque temps auparavant d'y être présent le soir pour signifier son implication vis-à-vis de la garde impériale et montrer que le pouvoir politique prévalait sur le pouvoir militaire. Non pas que des mouvements séditieux puissent vraiment s'y faire jour, de mémoire impériale aucun coup d'état fomenté par l'armée n'avait eu lieu, mais le Chambellan estimait que trop de prudence ne pouvait pas nuire.
Il se leva et quitta la pièce, en appliquant de nouveau sa paume contre la porte, puis se dirigea à travers le dédale vers l'un des monumentaux escaliers à double révolution qui quadrillaient le palais. Il gravit doucement les marches, ne croisant qu'un clerc qui le salua. Il arriva finalement tout en haut ; à sa droite et à sa gauche, deux seuils ouvraient vers les escaliers menant aux bastions de la face nord.
Il prit à droite et monta encore assez longuement avant d'arriver finalement au chemin de ronde. Il reposa alors ses deux mains sur un créneau et contempla la ville en contrebas.
Le soleil commençait à baisser et envoyait ses rayons rasants sur les toits des plus hauts bâtiments, tandis que les maisons étaient déjà plongées dans la pénombre. En face de lui, à quelques centaines de mètres du palais, se dressait la tour de la prévôté, de couleur claire, éclatante dans le soleil couchant et effilée à mesure qu'elle s'élevait. Elle symbolisait elle aussi la force du pouvoir central ; le prévôt était tout dévoué au Chambellan et à l'Empereur, même si son caractère parfois éruptif le rendait souvent difficile d'accès.
À l'arrière-plan se dessinaient les bastions et le mur de l'enceinte extérieure qui marquaient les limites de la ville. Et au-delà la plaine herbeuse, comme elle était surnommée, immense étendue verte à peine vallonnée, ne comptant pratiquement aucun arbre. Dans le lointain, une gigantesque chaîne de montagnes ceignait la cité et sa steppe ; elle formait une sorte de formidable rempart naturel, le cirque.
Le Chambellan ne se lassait pas d'observer l'enchevêtrement des bâtiments, qu'il avait vus changer au fil des ans, et les hauts pics qu'on percevait depuis le sommet du palais. Il essayait de partir s'y reposer quelques jours une ou deux fois par an, entouré d'une garde légère, pour réfléchir aux obligations du pouvoir. C'est souvent l'Empereur lui-même qui lui recommandait cette excursion, pour penser, prendre du recul, et prévoir pour la suite comment traiter avec la Boulê notamment.
Il pressa légèrement ses doigts contre le rebord de pierre ; ce créneau, chargé d'années, comme lui, montait la garde depuis un jour lointain dont personne ne se souvenait et se tenait là, en sentinelle, face à la plaine herbeuse que le vent parcourait en en faisant onduler les brins, et plus loin face au Cirque, dont les murailles dépassaient sans doute de beaucoup son antiquité.
Le Chambellan sortit de sa demi-rêverie et se tourna vers les gardes qui patrouillaient le long du chemin de ronde. Il y reconnut Tamar, capitaine de la garde nord, qui s'apprêtait à rassembler ses hommes pour les mener à la rencontre de la relève. Ce dernier l'aperçut et s'inclina.
- Chambellan.
- Tamar.
- Vous nous faites l'honneur de votre visite, je vous en remercie.
- Tout l'honneur est pour moi. Je dois avouer que j'ai un faible pour la garde nord, en raison de la vue qu'elle procure !
Tamar eut un petit sourire.
- Cela ne nous empêche évidemment pas de nous acquitter de notre tâche avec le plus grand sérieux.
- Évidemment.
Les deux hommes se regardèrent comme de vieux compagnons.
- La relève arrive.
- Faites. Je resterai là.
Tamar partit rejoindre ses troupes qui s'étaient rangées selon le protocole, tandis que la relève prenait place à leur côté. À un signe du capitaine, ils tirèrent tous leurs armes, épées ou pertuisanes levées, et les entrechoquèrent dans un rythme lent avec leur bouclier, une fois, puis deux. Ce rituel accompli, la garde de jour se mit en mouvement et s'écoula de chaque côté du chemin de ronde vers les bastions qui l'encadraient. Quand le dernier garde fut parti, la relève prit alors son poste. Tamar revint vers le Chambellan :
- Mon service est terminé. Je reste évidemment disponible.
- Évidemment.
Sur un dernier haussement de sourcil de connivence, Tamar se retira. Il ajouta cependant :
- Voyez-vous l'Empereur bientôt ?
Tous les sujets de l'empire ne se seraient pas permis une telle question.
- Ce sera probablement la prochaine personne que je verrai après vous, répondit-il.
Tamar n'ajouta rien, mais une lueur dans ses yeux parla suffisamment pour lui.
Le Chambellan repartit dans un long chemin à travers les escaliers et les couloirs pour arriver finalement devant la petite porte du grand vestibule. Comme prévu, personne ne croisa sa route.
Il y appliqua sa paume et recula ; celle-ci s'ouvrit, et il pénétra dans le corridor qui suivait. Des globes lumineux étaient accrochés à intervalles réguliers et projetaient une lumière diffuse. Aucun autre ornement n'était visible, même s'il savait que quelques inscriptions, de-ci de-là, couraient sur les murs. La sensation qu'on y éprouvait était assez particulière, presque comme si l'on s'avançait dans les prémices d'un organisme vivant.
Au bout d'une centaine de mètres, il émergea à l'air libre. Car la résidence de l'Empereur était séparée du reste du palais, et dans cet interstice où il se trouvait à présent, on pouvait voir en levant les yeux les premières étoiles.
L'homme lige voyait aussi face à lui, distante de seulement quelques pas, la porte impériale. Ses proportions défiaient l'entendement, et sa forme en trapèze ne pouvait manquer d'exercer un puissant pouvoir hypnotique sur un visiteur novice. Mais moins encore que la matière dont elle était faite ; un métal sombre, froid, mais irisé ; sans reflet, mais changeant avec la lumière ou l'obscurité ; lugubre, mais nourri de la vigueur du jour ; venu peut-être d'un ailleurs inintelligible, mais vivant et redoutable.
Le Chambellan ressentait toujours un moment plus ou moins prolongé d'effroi et de doute avant de franchir la distance qui le séparait du propylée. La sensation ne manqua pas de se produire à nouveau ; il s'arrêta un instant, comme s'il évaluait le prix de sa décision, puis s'avança.
Il y appuya sa paume.