Il avait refermé la porte de son appartement avec une certaine indifférence pour une fois, car il lui arrivait encore de repenser que bien souvent, auparavant, il embrassait Christiane qui lui souhaitait alors bonne nuit dans un sourire un peu moqueur, mais tendre :
- Amuse-toi bien chez les fous, j'espère qu'ils dormiront comme des bébés pour que tu puisses écouter un peu ta musique
- Je t'ai déjà dit qu'ils n'étaient pas « fous », ils sont juste malades, et puis certains sont fort agréables !
- Ah haha.
C'était un petit jeu entre eux. Christiane le taquinait, car elle savait bien que cette croyance populaire qui consistait à assimiler les maladies psychiatriques à la folie, dangereuse qui plus est, le mettait hors de lui. Mais bien sûr, il ne s'en formalisait plus avec sa femme, qui avait bien compris la différence, et il lui faisait toujours la même réponse, comme un espion qui parle par code avec un contact :
- Il fait beau aujourd'hui, les sushis doivent être de la première fraîcheur.
- En effet, et la sauce au soja salée leur conviendra à merveille !
- Que le Bouddha soit loué !
- Bien, suivez-moi.
À présent, personne ne l'accompagnait à la porte.
Il arriva à Sainte-Anne vers 17 h 35. Plenty of time, comme il aimait se dire. Il s'assit sur son banc et alluma une cigarette. Parfois, il décelait dans le regard de collègues qui passaient pour rentrer chez eux une certaine gêne ; il n'osait penser qu'il s'agît de pitié, même si leur façon de détourner légèrement les yeux lui faisait immanquablement penser à cela. Tout le monde ou presque savait pour ses déboires conjugaux, l'hôpital était un petit milieu, fonctionnant en vase clos, et bien sûr l'information du brusque départ de sa femme et du choc causé n'avait pas tardé à filtrer, à l'époque. Même des années après, les gens se sentaient toujours désolés pour lui, mais n'osaient plus lui demander franchement comment se passait sa vie. Sa fille Diane était partie du foyer à présent et voyageait beaucoup, du fait de son métier d'hôtesse de l'air.
17 h 50. Il se leva en tirant une dernière bouffée de sa deuxième cigarette puis marcha jusqu'à l'aile dédiée aux maladies des troubles de l'humeur et de la personnalité, c'est-à-dire la maniaco-dépression et les états borderline notamment. Il travaillait pour sa part avec les maniaco-dépressifs, de plus en plus nommés bipolaires, ce qui présentait l'avantage, selon les médecins, de rejeter l'aspect clivant de l'ancienne appellation, issue des travaux pionniers de Kraeplin. Et cela permettait aussi d'éviter de parler de psychose, selon la traditionnelle classification de la psychiatrie française, au profit des nouvelles nomenclatures fournies par le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux de l'Association des psychiatres américaine.
Autant de querelles de chapelles qui ne le touchaient guère, car il affectionnait bien davantage la clinique pure et le bien-être des patients à leur classement dans des cases comme cas d'étude désincarnés.
Il poussa la porte du bâtiment et prit l'ascenseur pour se rendre au troisième étage. Il présenta son badge devant la cellule de la porte qui donnait dans le couloir d'entrée du service et se dirigea vers la salle de garde.
- Salut, Michel, ça va ?
- Salut, oui bien et toi Franck ?
- Bien, oui. Mme Delpech nous a fait encore son cirque, elle voulait absolument partir, alors évidemment quand on lui a dit non, elle s'est mise à tourner en rond en jurant...
- Ouais... ça fait combien de temps qu'elle prend l'halopéridol ?
- Ben seulement, depuis avant-hier, quand elle a recommencé à s'agiter, ça lui a mis un coup au début, d'autant que le Dr Laforge avait plutôt chargé la barque, mais faut croire qu'elle encaisse bien, parce que ça l'empêche pas de faire ses crises...
- Oui, c'est pas la première fois qu'elle repasse en mode maniaque...
- Bon, sinon rien de spécial. La réunion commence dans dix minutes.
- OK, je vais poser mes affaires.
Michel partit au vestiaire. Après avoir fermé son casier, il passa sa blouse et s'assit un instant. Il se massa les tempes en fermant les yeux ; un mal de tête envahissant commençait à sourdre et à lui appuyer sur les globes oculaires. Il allait devoir sans doute prendre une aspirine s'il voulait passer la nuit. Il se leva et revint vers la salle de garde.
- Bonjour, M. Amzaoui, dit-il en croisant un patient. Comment s'est passée la journée ?
M. Amzaoui était hospitalisé depuis trois semaines pour un état dépressif récurrent. Homme plutôt avenant, les cernes noirs qu'il affichait disaient à elles seules sa détresse.
- Oh... pas trop mal, je suppose. J'ai l'impression que le Xeroquel marche un peu, enfin je sais pas trop, mais j'ai grossi...
- Et le sommeil ?
- Toujours le Stilnox, je ferme pas l'œil sinon. Et encore je me réveille en général vers 4 h et après impossible de se rendormir...
- OK, je vais devoir aller à la réunion, on en reparle après.
- Comme vous voulez.
Il partit d'un pas lent. Michel le regarda un instant puis entra dans la salle de garde. Le Dr Laforge était déjà là, ainsi que le Dr Castaing et l'interne, Jérôme Amsallem. Le reste de l'équipe prit progressivement place.
Le Dr Laforge prit la parole :
- OK, bonjour à ceux et celles qui arrivent, bonsoir aux autres.
Il y eut un rire.
- Alors pour aujourd'hui, d'après ce que j'ai compris, journée assez calme, Mme Delpech est repartie dans ses pérégrinations apparemment...
- Oui, elle est assez agitée, ajouta le Dr Castaing.
- On a monté un peu l'halopéridol ?
- Oui ce matin, elle tient le coup, ça suffirait à endormir le pire insomniaque !
- OK, on surveille, monitoring matin et soir, c'est pas le moment en plus qu'elle nous fasse des malaises...
Franck prit la parole :
- On a un souci avec M. Turville aussi. Il est sous lamotrigine en titration depuis une semaine donc, on a du mal à le garder compliant, grâce à la magie d'internet il a lu tout un tas de trucs sur les Lyell et Steven Johnson et il nous tient la jambe dès qu'il a l'ombre d'un machin bizarre sur la peau, ça va être dur de le tenir sur six semaines...
- Je vois, répondit le Dr Laforge. En même temps, on ne peut pas lui cacher ces risques.
- Non, bien sûr, et on l'a bien prévenu, mais il fait plutôt dans l'hypocondrie et c'est pas évident.
- Oui. Écoutez, de toute façon, je dois le voir demain, je crois, on va en reparler.
- Parfait.
Le Dr Castaing poursuivit :
- J'ai eu une discussion avec Franck et Sophie qui suivent Mme Chiron. On ne peut pas dire que son niveau d'activité s'améliore ces derniers temps je trouve, elle est presque prostrée dans sa chambre parfois. Moi je pense encore une fois qu'il faudrait essayer de l'aripiprazole en adjuvant, dose minime, le matin, l'aspect mixte pourrait aider à améliorer son énergie et puis pour le sommeil aussi, parce que souvent elle me dit qu'en plus elle dort mal...
- Oui, il faudra sans doute réfléchir à une nouvelle association, répondit le Dr Laforge, après on doit voir de près si ça doit être un antipsychotique, elle n'est pas en très bonne santé non plus.
- C'est vrai.
La réunion se poursuivit. Quelques patients déambulaient et jetaient des regards vers la salle de garde. La consigne stricte était de ne pas déranger l'équipe pendant qu'elle durait.
Environ une heure plus tard, l'équipe sortit ; certains prirent la direction du vestiaire, et les autres, peu nombreux, commencèrent à mettre en place la distribution des médicaments du soir qui allait bientôt commencer.
Les patients approchèrent peu à peu et se rangèrent doucement en file pour recevoir leur traitement. Le rituel était le même pour tous : le soignant observait sa fiche, vérifiait que les cachets et pilules dans le petit gobelet en plastique devant lui correspondaient bien à la prescription, puis versaient le contenu dans la main du patient en lui tendant un verre d'eau ; il observait attentivement la prise des médicaments, qui se retrouvaient parfois cachés dans une bajoue ou sous une langue...