- Raconte-moi tout, je suis impatient de savoir... tu sais qu'ils ont demandé à faire admettre quelques-uns de vos résidents à Bas-Château ? Je n'ai pas eu le temps de voir les dossiers en détail, mais on devrait en prendre quatre ou cinq.
- Oui, le Dr Mage en a parlé et elle n'avait pas l'air d'accord.
- De Mage, ça ne m'étonne pas !
- Elle a l'air de t'en vouloir pas mal...
- Que veux-tu, ma chérie... ils sont jaloux. Tous ceux qui végètent aux Sablons et qui rêvent que leurs talents soient reconnus ailleurs mais qui n'osent pas franchir le pas...
- C'est exactement ce que je lui ai dit.
- Comme ça ? Sans précaution ?
- Non, courtoisement bien sûr. C'est ma supérieure et elle ne se prive jamais de me le rappeler.
- Fais attention à ne pas la froisser. Elle a du pouvoir aux Sablons. Je t'assure : elle est très bien. Elle a l'expérience de la maison, elle est certainement celle qui en a le plus depuis mon départ. Elle a son lot de névroses comme tout un chacun, il suffit de louvoyer. Mets de côté tes préventions pour au moins apprendre auprès d'elle.
Danny est parfois surprenant. Sa défense presque enflammée de Mage me peine. Je suis tellement amoureuse de lui que chaque petit désaccord dans nos opinions, nos modes de vie, nos fréquentations m'écorchent jour après jour, et pour ignorer ces petites blessures qui cicatrisent mal, je m'efforce d'être toujours d'accord avec lui, d'aller dans son sens, de me remettre en cause. Bien sûr, il a raison, il sait, et toutes ses réussites le montrent. Rien ne lui résiste, il avance dans le réel comme un nageur prend l'eau à ses bras le corps, mais peut aussi plonger d'une falaise, nager sous l'eau, se hisser un mètre au-dessus de la surface quand il remonte, et endure sans difficulté la distance. Évidemment, il est plus fort que moi, plus fort que tous. C'est mon Danny, il m'a choisie, et ma vie doit être une reconnaissance permanente de sa supériorité.
Pour Mage, c'est difficile à avaler. Mais l'accident a changé la donne. Elle va avoir besoin de moi, et si je sais « louvoyer », me rendre plus qu'utile : indispensable, nous pourrions envisager de collaborer.
- Tu veux dire : collaborer avec elle ?
- Voilà, ma chérie ! Tu as trouvé : collaborer ! Elle restera la plus âgée, la plus importante, la plus zélée, la mieux payée ? Qu'est-ce que tu en as à faire, si ça te permet, à toi, de progresser, et de quitter un jour cette boîte la tête haute ?
Quand Danny commence ses phrases par « ma chérie ! », je rends les armes, si tant est que j'en aie. De ces deux mots qu'aucun homme ne m'a dits avant lui, un peu désuets en cette époque où on parle de l'homme qu'on aime en disant « mon copain », il m'enveloppe, m'enserre, me piège avec cette détermination affectueuse qui signifie « tu es à moi, c'est moi qui te chéris », et cela me suffit.
***
Il tripote son téléphone et, plutôt que le menu du restaurant, c'est le menu du téléphone qui l'intéresse. Je suis lasse, il est presque dix heures et je n'ai même plus envie de rentrer avec lui, je voudrais seulement aller me coucher et m'évanouir dans le sommeil
- Je commande, non, je regarde les dernières infos sur l'accident, ils sont dingos, ces journalistes, ils racontent n'importe quoi, bon, je vais prendre un magret.
- Ce soir, ce sont les deux canards, monsieur : confit et grillé. Quelle cuisson le grillé ?
- Attends, attends, regarde-moi ça, il semble que c'est un problème d'étanchéité au niveau du toit, qui a fragilisé la structure... saignant, le canard. Un Brouilly, comme d'habitude...
Danny s'apprête à le renvoyer, sans qu'il ait eu le temps de prendre ma commande
- Et pour madame ?
- Pareil que monsieur.
Et qu'on en finisse ! Saignant, grillé, vapeur, accompagné de patates douces ou de patates, peu importe.
- Eh bien, si tout ça, c'est vrai, il y en a un qui a du souci à se faire...
On dirait que cela le réjouit, de voir son ancien Directeur dans un embarras majeur. Cela peut se comprendre. Je laisse dire Danny : les Sablons, je m'en fiche. Mage, je la méprise. Le Colonel, il peut aller se faire voir dans l'Armée. Mes gentils collègues de travail, qu'ils fassent le boulot. Les méchants et les imbéciles, aussi, et si ça finit mal, cela m'indiffère. Je suis en privation de sommeil et en déficience complète d'énergie. Tout de même, il s'en aperçoit.
- Ma chérie
Sa main sur la mienne, enfin. Ses yeux noirs, telle une caverne au fond de laquelle étincelle un sortilège. Ses lèvres pleines, dessinées pour le baiser et les discours flamboyants. M'aimer ne peut être une activité exclusive pour lui. Ses talents, sa beauté, son art méritent d'être dispensés à d'autres que moi.
- Allons, tu as besoin de repos. Il faut que tu sois forte, les jours qui viennent vont être difficiles. Il va falloir gérer la crise, créer du consensus, mettre vos énergies en commun, et ensuite conduire du changement. Excellent programme ! Une chance, en début de vie professionnelle, crois-moi. Tu as là une occasion unique de montrer tes talents, de faire passer des idées qui seraient restées indéfendables en temps normal
- comme quoi ?
- Je ne sais pas, moi... la conduite des entretiens, leur fréquence, les réunions de débriefing, des groupes de parole... Tiens, je suis sûr que tu peux passer à plein temps, sans problème, dès maintenant ! La cellule psychologique, ça va être ton prochain terrain de jeux !
Avec Mage comme gardien de but... Il me laisse réfléchir à cette brillante perspective et attaque son magret après nous avoir versé à chacun un verre de vin. Et il savoure. Danny est un jouisseur.
- Hmm, parfaitement cuit ce magret. Goûte ça. ...
Bien que le même plat m'ait été servi, Danny va prendre plaisir à me donner la becquée, et me tendre sur le bout d'une fourchette conquérante dressée vers ma bouche, un cube de chair rôtie, juste sanguinolente d'un jus où le moelleux du gras et l'amer des fibres grillées se mêlent. Il me regarde, ce faisant, comme un amant guettant l'extase. Et une fibre grille en moi tandis que Danny me fixe avec avidité. Nous nous perdons quelques secondes dans un tourbillon de dense et solitaire allégresse.
- Ah... Tu reprends des couleurs Alors, à ton avis, qui vont-ils m'envoyer au Bas Château ?
Et, sans me laisser le temps de répondre :
- Je vois d'ici le couple Basdevant, et les deux sœurs qui se serrent les coudes, les sœurs... comment déjà, et puis Bilder...
- le Colonel
- Non, pas le Colonel. Pas tout de suite. Sa fille va certainement le prendre chez lui quelque temps. Mais en accueil de jour, oui...
- Tu t'entendais bien avec lui, tu étais même le seul à le tenir un peu en respect
- Eh, bien, ce serait bien qu'il y en ait un autre, et ce pourrait être toi !
- Jamais de la vie ! Tout le monde, sauf lui ! encore ce matin, j'ai dû le pousser hors du champ de ruines, il insultait tout le monde, même les ambulanciers, et la police... Tout ça parce qu'il s'intéressait, soi-disant, au sort de madame Chardenal...
Danny a un petit rictus et baisse les yeux. C'est rare chez lui. En général, il affronte tout ce qui se passe autour de lui. Il me cache quelque chose. Mais il ne me laisse pas le temps de le questionner :
- Bon, il est actionnaire, c'est un peu normal qu'on le laisse dire son mot. Et, crois-moi, en tous cas de mon temps, on le laissait dire, et on décidait. Il faut juste lui donner l'impression que, grâce à lui, on a trouvé telle ou telle bonne solution.
- Il a beaucoup d'actions ?
- Oui, il a du poids... pour faire venir ses copains de régiment, leurs veuves...
- Sauf qu'il a tort s'il s'imagine que le personnel marche à la baguette.
- Il faut savoir le prendre. Tu apprendras...
- C'est la dernière chose que je souhaite. Ou plutôt c'est la première que je ne veux pas : le prendre en entretien.
- Ne dis pas ça si vite, ma chérie. Peut-être c'est la chance de ta vie, cette rupture de structure pour défaut d'étanchéité.
Il poursuit en attaquant une crème brûlée.
- Qui est mort ?
- Monsieur Dardillier.
- Le type même du brave homme. Alors, sa Suzanne est veuve, maintenant...
- Oui, sauf qu'elle, hier matin, on ne la retrouvait pas... et finalement, elle a été évacuée en hélicoptère au CHU.
- Bien âgée, pour justifier l'hélicoptère, lâche Danny.
- Non, si son mari était déjà identifié comme mort... Tu penses à la famille ?
- Mais oui, j'y pense, aux familles. De toute façon, si je n'y pensais pas, elles se rappelleraient à moi.
Ce n'est pas du cynisme, non, c'est Danny : les faits sont les faits. Sans doute conscient de son cynisme, il change de sujet :
- Je te dis que le Colonel, il faut savoir le prendre. Tu y arriveras aussi...
J'attends que Danny me propose une cuillerée de crème brûlée. Arrivant sur mes lèvres et les baignant de moelle et de sucre, mes yeux dans ceux de Danny. Juste ce moment avant de dormir. Mais non, il la lampe, fait craquer le caramel sous ses dents de félin, et se lève.
- Quel est ton programme demain ?
- Je ne sais pas. Ils nous donneront des consignes sur l'intranet ce soir tard, ou demain matin...
Ce soir, il m'a déçue. Cela arrive. Je n'ai rien pu lui dire à propos de ce qui a compté pour moi dans cette journée. L'accident, la longue attente auprès de madame Chardenal, le départ avec mes collègues chez Sylviane, le déjeuner chez elle mes contorsions pour aller récupérer ma voiture en redoutant de rencontrer des journalistes, l'inquiétude pour madame Dardillier évacuée en hélicoptère, l'attente encore plus longue au restaurant, l'appréhension de retrouver l'appartement et le désordre de la dernière nuit... Et, pour finir, il m'enveloppe de ses bras, sur le parking.
- Je ne peux pas rester, ce soir.
- Alors, ne viens pas. C'est trop dur, après.
C'est la première fois que j'ai le courage de lui dire combien notre situation me pèse
- Tu es l'amour de ma vie. Ce soir, tu as besoin de te reposer... Envoie-moi un SMS, dès que tu rentres chez toi. Demain, on rattrapera le temps perdu...