« Ça va plus vite pour le CHU », voilà ce que j'ai entendu. Je vais choir au CHU. Ce n'est pas trop tôt, depuis le temps que j'attendais mon petit déjeuner et que je ne pouvais plus me lever, avec toute ma valise prête sur mon lit pour partir avec Pierre, et cette infirmière qui me tenait le pied, celui qui me fait mal, en racontant des sottises. Le pilote est très habile pour éviter les fils électriques. Je crois qu'il se trompe de direction. Il va droit dans la colline de Busqueil, c'est dangereux. Non, je lui dis « faites-nous un beau looping » et tout le monde se rétablit. Dire qu'il a fallu attendre si longtemps pour monter en hélicoptère. Finalement, on ne va pas au CHU, on a encore du temps pour se promener, c'est trop tôt, le CHU n'est pas ouvert. On va pouvoir prendre un bon café à bord, et faire sa prière. Ça sent le pain grillé, ils ont un grille-pain à bord et il marche, pas comme aux Sablons, et ils mettent du vrai beurre dessus ! Non, ça sent le brûlé, ils l'ont laissé trop longtemps, le pilote, il ne peut pas être partout. Pourvu que l'hélicoptère ne crame pas, ça sent le plastique brûlé. Il y a un incendie quelque part, dans le ciel, dans la forêt de Busqueil, ça sent le feu et pourtant j'ai froid. Il faut que j'essaie de faire ma prière.
Je vous salue, Marie, qui êtes aux cieux, que ton règne vienne, le Seigneur est avec vous pour le pain quotidien, et pleine de grâce tu pardonnes les offenses sauf à ceux qui m'ont offensée. Pauvres pêchers dont les gelées de mai ont grillé les fleurs, pauvres pêcheurs qui n'ont rien trouvé dans l'Yonne d'Yvonne, pauvres pécheurs que le Diable harcèle. Et le Sans Esprit qui ricane. Elle m'a tellement tapé sur les doigts, mère Marie-Bernard du Saint Cœur de Jésus, que je sais bien dire ma prière, maintenant. Et l'hélicoptère, c'est pour aller au ciel, c'est sûr ! Là, ça sentira bon, et le pain sera doré à la vanille. Il y a déjà Yvonne, au ciel. Est-ce qu'elle va m'accueillir gentiment, cette friponne ? Elle m'a tellement empoisonné la vie, elle est bien capable de détourner l'hélicoptère pour que j'aille en enfer. Et Henri, où est-il encore passé ? Il est toujours en retard. Il m'a encore oubliée. Et Pierre ? Ce doit être lui qui a envoyé l'hélicoptère de l'Armée, il sait piloter lui aussi. Ça ira plus vite, pour retrouver Pierre.
Je les entends dire « elle a froid, couvre là, la température corporelle est en dessous de 36, ça craint ».
L'hélicoptère va m'emmener au pays du Froid ? Je suis prête. Je vais sortir le froid de moi pour aller plus vite. Je vais le faire glisser de dessous ma peau, je vais leur faire cadeau de tout ce froid que j'ai en moi. Ce n'est pas lui qui me pénètre, oh non, je suis bien trop forte et bien trop froide. C'est moi qui pénètre le monde avec mon froid. Je vais leur en donner, du froid, ils vont se demander comment j'ai pu garder tout ce froid en moi. C'est que le froid et moi, ça fait longtemps qu'on se fréquente. Je suis née avec le froid, un jour de décembre. Quelque temps avant ma naissance, mon grand-père Papivon a glissé sur le verglas devant un autobus, et il est parti à l'hôpital. Après l'hôpital, comme il ne guérissait pas, il est resté à l'hospice, et c'est là qu'il est mort. Moi aussi je suis née un jour de verglas. C'est le froid qui m'a accueillie quand je suis sortie du sein de ma mère. Dans mon berceau, il y avait le froid. À côté du lit de maman, il y avait le froid, car papa était déçu, il avait espéré un garçon. Il a pris son manteau et il est parti. Pour Yvonne, ça a été encore pire. Mais Yvonne, elle a toujours embêté tout le monde. Si on pouvait choisir de naître fille ou garçon... mais non, on ne peut pas choisir. On ne choisit rien. D'ailleurs, si Yvonne avait choisi, elle aurait été une fille rien que pour embêter Papa. Elle s'y prenait mal, Yvonne.
Dans mon berceau, la vie a été froide. Mais le froid ne m'a pas vaincue, on ne me vainc pas, moi, et aujourd'hui je suis encore victorieuse. Je sors de moi tout le froid que j'ai accumulé pendant quatre-vingt-douze ans. Le froid du berceau, le froid de la Lorraine en décembre, le froid du petit matin avant que papa vienne rallumer le feu dans la cuisinière, le froid crissant du tableau noir de l'école, le froid du carreau de l'usine, le froid du patron, le froid du cerveau d'Yvonne quand elle est entrée à l'asile, le froid des docteurs, le froid du temps que l'horloge cynique décompte. Parfois, le froid sent bon, il sent le ciel. Le froid me conserve depuis quatre-vingt-douze ans. Je vais en avoir encore besoin, surtout maintenant. Je ne vais pas donner mon froid comme ça, qu'est-ce qu'ils croient. Je le garde pour moi et ma poupée.
Il faut qu'ils fassent bien attention à ma poupée. Sa tête est cassée. Ils m'ont cassé sa tête. Ils m'ont cassé la tête. Ils l'ont emmenée dans l'hélicoptère, ma poupée, pour la soigner avec moi au CHU.
Tonton m'avait donné la poupée quand il s'est marié avec Tante Jacqueline. « toi aussi, tu mérites un cadeau, tu as été si sage ». C'était bien vrai, j'avais été sage tout au long de la messe qui était si longue. Yvonne, elle, ne se tenait pas tranquille et il fallait que j'aille la rattraper dans l'allée centrale de l'église. Il fallait passer devant tout le monde, à cause de cette polissonne d'Yvonne. J'avais mal au cœur, mal au ventre, mal à la tête. Après, il fallait sortir en cortège, attendre encore pour que le photographe prenne ses photos. J'avais trop faim, trop soif, pour sourire comme tante Jacqueline et Tonton. Heureusement, après tout ça, j'ai eu ma belle poupée. Mais j'avais toujours peur que le rémouleur me l'emporte, quand il passait chez la Mamette pour repasser les couteaux et récupérer des chiffons. « Chiffons, ferrailles, peaux de lapin ! » qu'il criait, et j'avais peur qu'il prenne les petites chaussures de lapin de ma poupée. Après, à cause d'Yvonne, elle a eu deux doigts cassés Et maintenant, ils m'ont cassé sa tête. Yvonne, qu'est-ce que tu chantonnes ? Je n'entends rien, ils m'ont cassé les oreilles et fermé les yeux. Rends-moi d'abord ma poupée, félonne.