Matières grises
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Chapitre 2 No.2

Comme je le craignais, le colonel est là, devant la porte, en embuscade, seul sur son fauteuil.

Bien sûr, je pourrais passer comme si je ne le voyais pas. Je pourrais faire semblant d'être au téléphone, dans ce climat d'urgence. Mais... que ferait Danny ? Il irait parler au colonel. Je vais faire en sorte de pouvoir lui raconter ça : oui, pendant l'effondrement du toit des Sablons, je me suis vaillamment occupée des malades, même du colonel.

Mais c'est presque facile. Le colonel n'est plus le même homme. Il est tassé sur son fauteuil, il a froid lui aussi, son teint est hâve et sa petite brosse de cheveux gris est ébouriffée. Pourquoi l'ont-ils laissé là, tout seul ?

- Ils vont la dégager ? Elle va bien ? Elle respire ?

Il a parlé presque doucement. C'est si inhabituel chez lui. Et de qui a-t-il parlé ? De la personne qui occupe la chambre Dix, sans doute.

- Oui, ils s'en occupent. Et vous, monsieur Lefortin ? vous avez besoin de quelque chose ?

- Ça va, merci, j'ai fait la guerre, moi, alors ce n'est pas ça qui va m'abattre. S'ils me laissaient intervenir, ce serait réglé en moins de deux.

- Réglé ? Qu'est-ce qui serait réglé ?

- De la dégager, et de la ranimer...

- Vous ne pouvez pas rester là... nous devons évacuer tout le monde. On va venir s'occuper d'elle, elle va bien, je vous assure... Je vais vous emmener dans le hall, il y a le directeur, nous pourrons prendre un café.

- Non, je reste là, j'ai demandé à rester là, devant cette porte, c'est clair, non ?

Il est redevenu le Colonel Lefortin, le bien nommé, destiné de toute éternité à faire la guerre et à élever des barricades contre l'ennemi, contre tous les ennemis. Et il en a beaucoup.

Enfin, les deux pompiers du renfort arrivent :

- Ne restez pas là, madame, ne restez pas là, monsieur.

Et l'un d'eux me fait signe d'emmener le colonel sur son fauteuil. C'est la crise de nerfs garantie. Mais j'ai tellement envie de mon café que j'empoigne les deux barres du fauteuil. À ce moment retentit la sonnerie de mon portable, celle de Danny avec la chanson de Norah Jones sur laquelle on a fait l'amour, la première fois, dans cet hôtel minable au bord de la rocade de contournement de la ville. Elle couvre les protestations du colonel :

- Laissez-moi là, c'est un ordre !

- Attendez, monsieur Lefortin, j'ai le Docteur Fouquet en ligne... vous vous souvenez, il était aux Sablons l'an dernier, il veut vous parler...

Danny et lui s'entendaient très bien. Il me demande régulièrement de ses nouvelles et me conseille sur la façon dont il faut s'y prendre avec lui. Je sacrifie mon appel, et je lui passe tout de suite le Colonel. Après tout, on est en situation d'urgence. L'autre urgence, c'est un café.

***

Un ambulancier de chez nous, enfin ! Il arrive avec son brancard avec juste une couverture bleue dessus. Pas de linceul, donc madame Chardenal est vivante. Il porte une gourde métallique autour du cou. Du café ?

- Ne restez pas là, madame Demagny. Il faut se réunir dans le hall avec monsieur Rivière pour une réunion préparatoire. Il y a la presse, dehors ! On attend le préfet. Et vous, mon colonel, il ne faut pas rester là !

Il est habile, cet ambulancier dont je ne sais même pas le nom. Au motif qu'il a fait son service militaire juste avant qu'il fût supprimé, et dans la même arme que le colonel, il lui donne toujours du « mon colonel ». Lefortin adore ça. Mais comme il est déjà occupé avec son brancard, je ne peux pas lui demander de prendre en charge le colonel. Je vais devoir monter seule au front.

- Emmenez-le, madame. Il n'a rien à faire là, c'est dangereux, ils n'ont pas tout sécurisé. Qu'est-ce qu'il fait avec un téléphone portable ?

Notre ambulancier sait combien le colonel est technophobe, et que les technologies de la communication se sont arrêtées pour lui au talkie-walkie de campagne militaire. Il n'a pas voulu de ligne téléphonique dans sa chambre. Quand il veut passer un appel, voire, beaucoup plus rarement, se faire appeler, il va dans le bureau du Directeur.

Le colonel a envoyé promener mon Danny. Il n'y a personne au bout du fil quand je reprends l'appareil. Non, le colonel semble en état de sidération devant la porte de la chambre de madame Chardenal. Il est en trauma, c'est sûr. Ils vont vraiment le mettre en séance, l'obliger à se soigner. Et c'est moi qui vais écoper. En attendant, il faut que je l'emmène loin d'ici.

- Mais foutez-moi la paix, laissez-moi tranquille !

Et il joint le geste à la parole en se levant d'un bond de son fauteuil. Il est parfaitement valide et on l'avait mis là comme on a fait pour tout le monde, en oubliant que le colonel n'est pas tout le monde. Là, ce n'est pas un ambulancier, mais deux qui vont devoir s'y mettre, avec l'aide d'un aide-soignant, pour l'y remettre de force et l'emmener loin de là. Mon téléphone grésille : appel en absence de Danny qui n'a pas laissé de message.

L'ambulancier est rentré à la chambre 10, avec sa gourde de café, et nous a laissés en plan. Il y a du remue-ménage à l'intérieur. Enfin, la porte s'ouvre et un cortège d'hommes en bleu marine et en blanc sort, sans précipitation, de la chambre de Violette Chardenal. Le colonel s'approche du brancard qu'ils transportent et se fait rabrouer par les hommes en bleu. Bien fait !

- C'est pas possible que vous soyez encore là, monsieur ! Madame, emmenez-le !

Je sais ce qu'il va leur répondre. « Laissez-moi tranquille, je suis chez moi ici ! » Ou encore sa litanie habituelle : « rompez ! »

Mais non.

- Laissez-moi juste la voir. Elle est vivante ?

- Oui, elle est sauvée, et maintenant, cassez-vous !

Ça, c'est du langage que le colonel comprend. Il va se rasseoir sur le fauteuil et me fait un signe impérieux de son index, qui veut dire « esclave, emmène-moi par là », en direction du hall. Il remet même docilement sa couverture sur ses genoux et ressemble maintenant au parfait pensionnaire invalide, bardé de laines en couverture bleues et charentaises, sous sédation médicamenteuse. C'est la vision de madame Chardenal qui semble avoir eu sur lui cet effet sédatif.

Le brancard porté par l'ambulancier s'éloigne vers la droite, côté pommiers, et nous, nous dévalons la pente vers le hall. Danny rappelle, enfin.

***

- Mon amour... que tu me manques ! c'est terrible ici.

- Oui, j'ai entendu les infos locales. Enfin, ça n'est pas trop grave. Il y a quand même un mort ou deux ? Surtout des blessés, mais la plupart ne réalisent pas ce qui se passe.

Je reconnais mon Danny. Toujours minimiser ce qui arrive aux autres, et mettre en valeur ce qui lui arrive à lui. Un ego débordant, en somme. L'ego fort des lutteurs et des vainqueurs.

- Détrompe-toi. Je suis avec le colonel, et il réalise très bien ce qui se passe. Il vient de rester en embuscade autant qu'il a pu devant la porte d'une chambre où je m'occupais d'une résidente. Madame Chardenal, tu te souviens ?

- Oui. Et qui est celui qui est décédé ?

- Je ne sais pas, le mari d'un des deux couples qui sont chez nous.

- Rosenkranz ? Dardillier ?

- Aucune idée. Tu sais, je suis arrivée, ça venait de s'écrouler, ils m'ont d'abord empêchée d'entrer, puis Rivière m'a envoyé chez madame Chardenal pour lui tenir compagnie, l'assister et lui parler le temps que les secours arrivent. J'ai voulu te passer le colonel, tout à l'heure. Ce serait bien que tu lui parles, il avait tellement confiance en toi.

- Laisse tomber, il m'a envoyé paître, il ne sait pas se servir d'un portable, et de toute façon, il ne faut pas que je me mêle des affaires des Sablons. Ce ne serait pas bien vu.

Il y a quelques heures, nous étions enlacés tous les deux dans mon lit, chez moi, si enlacés dans la conquête de notre volupté que celle-ci est arrivée trop vite, trop fort, au point de me faire perdre connaissance pendant quelques secondes, dans l'effort magnifique et bienfaisant pour attraper la poussière d'étoiles que laisse derrière elle la comète du plaisir. Mais, une fois que la comète est passée, Danny passe à autre chose. Moi, je viens de passer l'heure au chevet de Violette Chardenal avec sur ma peau, dans ma tête, le frisson résiduel de ce bonheur. Danny, non : aussi haut monte-t-il, aussi vite redescend-il sur terre pour vaquer à ses affaires. Une douche, et on n'en parle plus. C'est Danny. Mais là, en l'instant, cela me fait mal.

- Il faut que je te laisse, on a réunion préparatoire dans le hall avec Rivière. Et la presse qui attend dehors.

- Ce soir, je finis tard...

C'est ce que Danny a dit à sa femme pendant des mois.

- Il y a un problème ?

- Oui, on a rendez-vous chez le pédiatre, pour le petit. Il faut que je l'accompagne.

Certes, Danny ne parle jamais de son petit garçon. Je ne le questionne pas non plus : c'est sa vie avec l'autre, celle qu'il dit vouloir quitter. Mais il se conduit pour autant en père responsable, et c'est bien ainsi.

Donc, il va me planter là, au milieu du hall des Sablons, avec la troupe d'aide-soignantes qui se tordent les mains, le médecin qui distribue ses ordres, les infirmières pénétrées de leur importance, Rivière qui ne sait pas où donner de la tête il va me planter là, avec comme perspective de l'attendre jusque tard dans la soirée. C'est Danny et je l'aime à la folie.

Alors l'angoisse plante dans mon cœur ses incisives de rat.

***

Je pleure enfin, quand Rivière me tend un café. Sylviane, l'aide-soignante qui aime tout le monde – comment fait-elle, avec sa bouche un peu tordue et sa peau piquetée d'acné ? – me prend l'avant-bras et le presse doucement. Puis Catherine l'infirmière en chef m'entoure l'épaule. Le colonel n'est plus là. Quelqu'un l'a emmené, sans doute dans cette ambulance dont le gyrophare envoie la violente lumière bleue de l'inquiétude et de l'urgence sur l'allée enneigée.

- Allez, c'est fini, c'est presque fini.

Et pour finir, la psychiatre dont le jeudi est le jour me sourit avec bienveillance. Pourquoi faut-il attendre les catastrophes pour que le regard sur les autres change, et pour que de la cuirasse des mots, des rancunes, des complexes et des inquiétudes, filent des sentiments d'humanité et de compassion ? Pourquoi seulement dans les grandes occasions, et jamais au quotidien ? Et pourquoi les hommes restent-ils à la traîne ? Même nanti de son thermos de café, Rivière est embarrassé. Danny aurait-il su trouver les mots ? Mais sans mots, il aurait pris toutes les femmes dans ses bras. Il aurait touché les peaux, les mains, les bras, il aurait su réconforter et redonner du courage à tout le monde. Aujourd'hui, il ne m'en redonne même pas à moi, son adorée.

- Dès que la porte du local cuisines sera sécurisée, vous sortirez tous par là. Vous évitez de parler à la Presse. Vous évitez le café des Pinsons : ils y sont tous, avec les caméras. Ceux qui ont garé leur voiture sur le parking du jardin public, vous prenez un maximum de personnes dans votre voiture et vous filez. La Presse et la télé, je m'en charge. Rentrez chez vous. Je vous tiendrai au courant par l'Intranet.

- Mais qui est mort, qui est mort ? gémit Sylviane.

- Monsieur Dardillier, à la neuf. Il n'a pas eu sa perfusion ce matin, évidemment. De toute façon, lui, c'était une question de semaines, alors... Le problème, c'est que sa femme n'était pas dans leur chambre, et on ne la trouve pas.

- Le colonel sait sans doute... suggère la psychiatre.

Le colonel, un homme à femmes ? Soucieux de voir sortir Violette Chardenal de sa chambre, et au courant de celle où se trouve Suzanne Dardillier ? Non, c'est plutôt un réflexe militaire : rassemblement, à vos rangs, fixe !

- Il est parti avec sa fille qui est venue le chercher.

- Et les autres ?

- Il y a six personnes qu'on évacue à Lande Verte.

- Pourquoi pas à Bas Château ? C'est plus près.

- Non, Bas Château, ce n'était pas le meilleur endroit, lâche Rivière, et la psychiatre lui lance un regard de connivence

- Le Docteur Fouquet, à Bas Château, connaît bien la plupart de nos résidents... objecte-t-elle proposant ce que je n'osais pas même suggérer.

- Ce n'est pas la meilleure solution. Et je ne sais pas s'ils ont de la place, coupe Rivière que l'évocation du Docteur Daniel Fouquet semble rendre mécontent.

- Et madame Fuchs, et madame Francheschi, et madame Gradella ? hoquette Sylviane.

- Je vous tiens au courant dans une heure ou deux, et maintenant, filez ! commande Rivière.

À la sortie arrière, sont quand même postés des journalistes qui se jettent sur nous.

- Combien de morts y a-t-il ? Combien d'évacuations ? Le personnel est-il blessé ? Le sinistre est-il dû à des malfaçons ? Quelle est l'entreprise qui a fait les travaux ? Quand le bâtiment avait-il été inauguré ?

Des chiffres, une avalanche de chiffres, pour avoir l'air sérieux et objectif, et puis des témoignages, pour avoir l'air sensible et redonner aux chiffres une dimension humaine. Ce qui est peine perdue. Mais, dans ces circonstances-là, le Docteur Mage est parfaite.

- Nous ne pouvons faire aucune déclaration à la presse. Nous allons nous organiser dans les minutes qui suivent pour que tous nos résidents soient en sécurité. Alors, laissez-nous travailler. Nous partons nous occuper de nos résidents. Nous mettons en place tout de suite la cellule d'assistance psychologique. Voilà nos priorités !

Elle nous pousse sans ménagement dans sa voiture. Une belle BMW de série Cinq, dans laquelle on s'entasse, Valérie, Marie-Luz et moi.

- On peut aller chez moi, dit Sylviane. C'est pas loin, et vous pourrez garer votre voiture à l'arrière, comme ça, les journalistes ne vous repéreront pas... vous n'avez qu'à me suivre.

Ils ne vont pas nous pourchasser, j'espère ? Mage démarre sec et embraye derrière la petite Polo de Sylviane, avec toute son autorité ronflante, huilée comme le moteur de sa voiture.

            
            

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