Cette réflexion l'accompagna toute la journée suivante. Assis à son poste dans l'usine, entouré par le bruit assourdissant des machines, ses pensées se détachaient de son quotidien monotone. Il se surprenait à imaginer comment Vincent se comporterait dans un tel endroit, comment il marcherait avec assurance, comment les ouvriers autour de lui le regarderaient, respectueux et envieux. Le contraste entre leurs vies était saisissant. Adrien voulait savoir plus, il voulait comprendre ce monde auquel il avait, d'une manière ou d'une autre, été relié par une étrange coïncidence.
Après son travail, il se retrouva de nouveau devant un bar, où la télévision diffusait une couverture médiatique de la mort de Vincent. Il entra, commandant un café qu'il but lentement, observant attentivement les reportages qui détaillaient la vie de l'homme. Les journalistes spéculaient sur les causes de sa mort, sur l'héritage colossal qu'il laissait derrière lui, sur sa fille Camille qui allait sans doute hériter de son empire. Mais au-delà des spéculations, Adrien prêtait surtout attention aux détails : les endroits que Vincent fréquentait, les personnes qu'il côtoyait. Chaque information devenait une pièce d'un puzzle qu'Adrien tentait de reconstituer. Il fallait qu'il en sache plus. Beaucoup plus.
Après quelques jours passés à scruter les moindres informations disponibles dans la presse, Adrien prit une décision. Il se rendit dans les quartiers chics de la ville, là où Vincent avait ses habitudes. Il se sentait à la fois anxieux et excité, comme s'il entrait dans un monde qui ne lui appartenait pas, mais qu'il allait s'efforcer de conquérir. Habillé de son meilleur pantalon – qui restait bien modeste comparé aux standards de la haute société – il se dirigea vers un café où Vincent était souvent aperçu.
Les grandes baies vitrées laissaient entrer une lumière douce qui baignait la pièce d'une atmosphère apaisante, presque luxueuse. Adrien hésita un instant avant d'entrer. Il ne connaissait rien de ce monde. Ses mains étaient rugueuses, marquées par le travail, tandis que les gens ici semblaient n'avoir jamais connu la difficulté de gagner leur vie. Pourtant, il franchit la porte. Il s'approcha du comptoir, se sentant étranger au milieu des conversations feutrées, des sourires polis, et de l'élégance nonchalante des clients.
« Un café noir, s'il vous plaît, » murmura-t-il en évitant le regard du serveur.
« Bien sûr, Monsieur Delacroix, » répondit ce dernier d'un ton serviable, sans même lever les yeux.
Adrien sentit un choc parcourir son corps. Pendant un instant, il faillit se reprendre, dire qu'il n'était pas Vincent, mais quelque chose dans sa poitrine le retint. Le serveur n'avait même pas vérifié, il avait simplement supposé. Sa ressemblance avec Vincent suffisait donc à créer cette illusion, même dans un endroit qu'il ne connaissait pas. Adrien se redressa instinctivement, adoptant une posture plus droite, plus confiante. *Pourquoi ne pas jouer le jeu ?*
Il prit place à une table près de la fenêtre, ses mains légèrement tremblantes mais son cœur battant avec excitation. Les minutes passèrent, et personne ne vint lui poser de questions. Personne ne doutait de son identité. Il se fondait dans le décor. Les conversations autour de lui devenaient un murmure de fond, et il s'imprégnait de cette nouvelle réalité, se laissant presque griser par cette facilité.
Un homme en costume impeccablement taillé s'approcha alors de lui. « Monsieur Delacroix, quel plaisir de vous revoir ici. Comment se porte l'entreprise ? »
Adrien sursauta intérieurement, mais il força un sourire calme sur ses lèvres. « L'entreprise va... bien. Beaucoup de choses à gérer en ce moment. »
L'homme hocha la tête avec une expression de connivence, comme s'il comprenait parfaitement le poids de ces responsabilités. « Je n'en doute pas. D'ailleurs, je voulais vous parler d'un projet qui pourrait vous intéresser. Cela concerne le développement immobilier dans le sud. Nous devrions en discuter prochainement, qu'en dites-vous ? »
Adrien se sentit pris au piège. Il hocha simplement la tête, incapable de formuler une réponse plus élaborée. Il n'était pas Vincent, il ne connaissait rien aux affaires de ce calibre, mais pour l'instant, cela semblait suffire. L'homme prit congé avec une poignée de main ferme, promettant de le recontacter bientôt. Adrien resta là, le souffle court.
*Est-ce que c'est aussi simple que ça ?*
Les pensées d'Adrien s'emballèrent alors qu'il sortait du café, son esprit tourbillonnant entre la peur d'être découvert et l'euphorie de s'être fait passer pour un autre, même si ce n'était que pour un instant. Il avait ressenti, ne serait-ce que quelques minutes, ce que cela faisait de vivre dans la peau de Vincent Delacroix. Il avait goûté à cette vie de pouvoir, et cette première expérience l'enivrait déjà.
Mais ce jeu, aussi fascinant soit-il, était dangereux. Il le savait. Il n'était pas préparé à prendre la place de Vincent. Pas encore. Mais pour la première fois de sa vie, il avait entrevu la possibilité d'un avenir différent, où il ne serait plus l'ouvrier Adrien Lefèvre, mais quelqu'un de plus grand, de plus puissant.
Alors qu'il rentrait chez lui, Adrien prit une décision. Il devait se préparer. Il devait connaître chaque détail de la vie de Vincent, comprendre son passé, ses relations, ses affaires. Parce que cette première tentative n'était qu'un début.
Adrien passa les jours suivants dans une étrange transe, entre fascination et anxiété. Chaque instant était une nouvelle chance d'explorer la vie de Vincent Delacroix, une vie qui, bien que si lointaine, semblait à portée de main. Il avait quitté son travail à l'usine sans un mot, justifiant une absence temporaire due à des raisons personnelles. La vérité, c'est qu'il ne pouvait plus se concentrer sur quoi que ce soit d'autre. Son esprit était absorbé par ce personnage dont il prenait lentement possession.
Assis à une table de café cossu, Adrien faisait défiler l'écran de son téléphone, s'informant sur la vie et les activités de Vincent. Les articles de presse, les portraits d'affaires, et même les ragots des tabloïds révélaient peu à peu un homme complexe. La façade publique de Vincent était celle d'un businessman visionnaire, un génie de l'immobilier, aimant des causes philanthropiques, et un père dévoué à sa fille, Camille. Mais plus Adrien creusait, plus des détails obscurs émergeaient. Des partenariats avec des hommes d'affaires à la réputation douteuse, des transactions mystérieuses qui échappaient aux radars des autorités fiscales, et des
rumeurs persistantes de corruption.