J'empoigne mon portable et compose son numéro de téléphone fixe. Au bout de cinq sonneries, que je perçois faiblement de l'autre côté de la porte, je tombe sur le répondeur. Je raccroche sans laisser de message. Il ne les écoute pas. Je regarde à travers la fenêtre, celle qui donne sur la cuisine mais je ne discerne rien. Le rideau voile l'intérieur de la pièce.
Soit il est absent, soit il a des ennuis.
***
Depuis toujours, j'ai un bon contact auprès des personnes âgées, c'est pourquoi mes patrons m'y envoient en priorité.
Clairement, j'apprécie le temps de travail passé chez M. Bergès. Cela fait un an, précisément, que je m'occupe de lui.
Seule une poignée de personnes ont réussi à s'immiscer dans son quotidien. Parmi eux, sa voisine, une gâteuse passée de mode avec qui il partage jardinage et floraison à travers la clôture. J'en fais dorénavant aussi partie.
À la suite d'une mauvaise chute, qui l'a obligé à passer trois semaines en fauteuil roulant, une assistance sociale avait débarqué et préconisé une aide à domicile. Ce jour-là, elle avait dû argumenter habilement pour qu'il consente à un accompagnement. L'intrusion d'une inconnue lui était détestable. De surcroît, tolérer l'assistanat... Pourtant, limité dans ses mouvements, il s'était trouvé contraint d'accepter... Faisant preuve d'une volonté admirable, j'avais été témoin jour après jour de son rétablissement. Vétéran de la dernière guerre, puis gendarme, il a toujours eu une vie organisée, réglementée et une ligne de conduite exemplaire. Les factures sont payées à échéance. Les disques, classés par taille et ordre alphabétique. La lunette des toilettes constamment rabaissée.
Le premier jour de ma prise de fonctions, j'ai été déconcertée par sa droiture et son stoïcisme, inscrits sur les rides rectilignes de son front. Son phrasé était brusque, constitué essentiellement de bougonnements. Il m'avait inspectée de haut en bas, avec une lueur inquisitrice dans le regard. J'avais simplement souri. Un chouia intimidée.
Les semaines suivantes, il m'avait donné l'impression d'être un vieil homme aigri, rude, marqué par un passé douloureux et compliqué à aborder. Sa façon de me mettre à l'épreuve, en m'imposant de replier le linge après le repassage, ou en vérifiant par-dessus mon épaule si je parvenais à faire briller son évier en inox, m'avait franchement déstabilisée. « Encore une trace de calcaire », pointait-il du doigt, acariâtre.
Par conséquent, de nature entêtée, j'avais dû redoubler d'efforts pour me faire accepter. Arrivant cinq minutes en avance, avec le journal ou des croissants frais, et préparant des petits plats délicieux, sucrés-salés, ma spécialité, sortant de l'ordinaire.
Au fur et à mesure de mes interventions, aussi délicates que capables, il avait fini par capituler et par admettre mon sérieux. Et même à s'adoucir et – une performance – à m'apprécier.
D'ailleurs, je l'avais compris dès l'instant où il m'avait confié l'un de ses plus riches souvenirs : ses débuts à l'armée, où un jeune caporal-chef était décédé au cours d'une manœuvre d'un véhicule blindé. La première fois qu'il avait vu la mort de près. Un avant-goût de son futur.
Aujourd'hui, en sa compagnie, pendant les deux heures où je fais le ménage, la lessive, la cuisine, je me sens bien. Sereine. En confiance grâce à sa bienveillance. Ses bonnes manières. Sa répartie subtile. Il ne ressemble plus du tout à l'homme rigide qui m'avait reçue au commencement.
Il m'accueille tous les matins avec un café. Très corsé. Il insiste pour que je le déguste avec lui, m'affirmant : « ce qui n'est pas fait aujourd'hui sera fait demain ». Donc je m'installe sur son canapé en cuir lustré, peut-être aussi vieux que lui, la tasse fumante entre les mains. La décoration générale de sa maison est sommaire et obsolète. Aucune photographie de famille aux murs, mais d'abondantes peintures démodées, représentant des paysages et des natures mortes d'un autre siècle. J'envisage de temps en temps de lui proposer mes conseils en terme de décoration d'intérieur – une touche plus contemporaine et fraîche –, mais c'est sans doute encore trop tôt... Seul un portrait de sa fille, une superbe brune aux grands yeux marron, comparable à une actrice des années 1950, trône sur le buffet du salon.
Monsieur Bergès, lui, me pose des questions, souvent sur mes autres clients, les « vieux » que je côtoie, et mes relations amoureuses. Il est curieux de ma vie sentimentale. Jamais indiscret, juste attentionné. Le respect est réciproque. Comme un papa qui se soucierait de l'entourage de sa progéniture. Bien que mes liaisons soient quasiment inexistantes, donc par déduction peu dangereuses, je n'ai jamais hésité à lui répondre.
Il écoute mes paroles avec enthousiasme et vigilance. J'ai parfois la sensation qu'il vit son existence par procuration. Il fait attention à tout ce que je lui raconte et s'en souvient sans difficulté. Il retient le prénom de mes proches, celui de mon meilleur ami, même ceux de mes ex – certes, peu nombreux –, et des bars que je fréquente... Quand je n'ai pas le moral, il le remarque à la seconde où je franchis la porte. Alors il me met à l'aise et je me livre en toute sincérité. Ce lien créé est devenu familier. Pour ainsi dire, intime. Sans ambiguïté. Bien évidemment.
Un vieux loup solitaire avec son auxiliaire. Son amie. Sa confidente.
L'échange dure vingt minutes. Jamais plus longtemps. Comme si un chronomètre calculait le temps et qu'une alarme assourdissante retentissait à échéance pour nous rappeler à l'ordre. Alors il incline la tête, me lance un « Au boulot ma petite ! » et je file m'activer.
Lui reste au salon, assis dans son antique fauteuil gris, à parcourir les gros titres du journal.
***
Un jour, alors que je m'apprêtais à lui annoncer que le garçon sur qui je craque un peu et que je croise depuis des mois au tabac-presse n'était pas venu, il m'avait interrompue aussi sec.
Cela ne lui arrive que très rarement, mais ces instants-ci, spontanés et précieux, sont mes préférés. Je comprends qu'il a besoin de s'épancher à son tour. Mon feuilleton pseudo romantique lui rappelait un événement de valeur : la rencontre avec la femme de sa vie. Feue Marguerite Bergès. Une rencontre des plus fortuites.
Il avait tout juste la trentaine et n'avait pas fréquenté beaucoup de femmes avant elle. Ses parents en étaient apparemment consternés. Ce matin-là, il était sorti acheter du pain. Habitude peu quotidienne. La boulangerie de son quartier étant fermée, il s'était rendu à la suivante, tout ronchonneur, deux kilomètres plus loin. Et elle était là, derrière le comptoir, ses cheveux blonds tirés en une queue de cheval stricte. Aucune mèche ne s'échappait. Des pommettes roses et des yeux en amande. Une beauté malicieuse. Le coup de foudre. Tout simplement. Il avait rougi, et déconfit, réclamé sa baguette en quelques bafouilles, et à peine marmonné un merci poli en décampant. Aussi brave était-il en période de guerre, aussi maladroit était-il en situation romanesque. Il avait eu besoin de longues minutes pour comprendre son engouement. De plusieurs jours pour élaborer une stratégie. Des semaines pleines pour retourner à la boulangerie. Et quand enfin il s'était décidé, stressé et un courage surhumain sur les épaules, par chance, elle était encore derrière le comptoir.
- Vous désirez ? lui avait-elle demandé.
Ces mots innocents, prononcés avec délicatesse et minauderie, avaient suffi à détendre l'atmosphère. L'attirance, le coup de foudre, était donc réciproque. Elle lui apprendra plus tard qu'elle avait patiemment attendu son retour. Sans jamais désespérer.
Dès qu'il eut mis un point final à ses confidences, il m'avait glissé un conseil.
- Si ce garçon vous plaît, il serait pertinent de l'aborder.
Mais en ce début de journée, ledit garçon ne s'était pas montré. Par ailleurs, le lendemain non plus. Une semaine d'absence avant qu'il ne réapparaisse, le teint si bronzé que le vert de ses yeux brillait comme des émeraudes. Toutefois, malgré le conseil réfléchi de Monsieur Bergès, je n'avais pas engagé la conversation. Me satisfaisant de ces brèves entrevues où nous échangions des œillades timides.
Foutaise !
J'espérais indiscutablement un geste de sa part. Qu'il fasse le premier pas. Une preuve que l'attraction était partagée.
Négatif.
Ensuite, je ne l'ai plus croisé.