Des squelettes gisaient de part et d'autre du chemin central. Des idoles avaient été réduites en débris. Les peintures rupestres profanées par des insultes, écrites dans une langue morte. Les dalles de granits autrefois brillantes, recouvertes de sang séché et d'une poussière de cadavres. Des évènements affreux s'étaient produits dans ce lieu. Morl-Dérin n'était clairement pas à son aise. Pourtant, elle se dirigeait inéluctablement vers un autel brisé en deux. Elle monta la seule marche qui y menait. Alors à cet instant, une rangée de flammes surgit autour du chœur. Une voix rauque s'éleva et de l'autel, une forme spectrale surgit. Morl-Dérin en eut des sueurs froides. Ce n'était pas comme ça qu'elle avait imaginé l'apparition d'une Arme Maudite.
- Voilà bien des millénaires que mon repos n'a pas été rompu. Bienvenue Morl-Dérin, ou plutôt devrais-je dire...
- Morl-Dérin suffira ! coupa celle-ci qui releva le menton.
- Comme tu voudras.
La femme était étonnée d'entendre que l'âme la connaissait.
- Tu as bravé beaucoup d'épreuves pour venir jusqu'à moi. Pourquoi te donner tant de mal ?
En réponse, Morl-Dérin tendit le livre ancien. L'âme, qui n'avait pas de visage, fut fort surprise.
- Tiens donc. Ainsi ils n'ont pas tous été brûlés. Mes frères et sœurs seront heureux de l'apprendre.
- Je ne suis pas venu ici pour faire causette avec les morts. Je veux des réponses ! Je veux l'Arme Maudite que je suis venue chercher !
Outragée, l'âme envoya une langue de feu saisir Morl-Dérin par le cou. La femme fut soulevée sans difficulté. Impossible pour elle de se défaire de ce feu qui ni ne brûlait ni ne chauffait. Mais elle sentait parfaitement son emprise.
- Ne me manque pas de respect, sous-race. Même sans mon corps, je reste puissant et surtout respectable.
Quand l'âme jugea que la femme avait bien compris le message, elle la relâcha brutalement. Les côtes de Morl-Dérin la lancèrent immédiatement, mais elle se contrôla pour ne pas paraître plus faible qu'elle ne l'était.
- Je vais répondre à ta question. Mais tu me montres une fois encore, un manque de respect, et tu en paieras le prix.
- Entendu, répondit Morl-Dérin.
Elle prit une bouffée d'oxygène avant de reprendre.
- Je veux tuer les Gardiens. Et, d'après mes renseignements, ici, je devais trouver l'arme capable de rivaliser avec eux.
- Une requête surprenante, surtout quand on sait que les Gardiens protègent les mondes.
- Ils ne protègent que leurs intérêts, et leurs vies. Le destin de simples mortels ne compte pas pour eux, rétorqua Morl-Dérin.
- C'est fâcheux. Très fâcheux. Aurais-je l'honneur de connaître la raison de ta haine ?
- Vous n'en avez pas besoin. Tout ce qu'il y a à savoir, c'est que ce sont des monstres d'égoïsme, qui laissent crever les peuples.
L'âme laissa un temps de pause avant de parler.
- La mission des Gardiens aurait donc failli. Nous nous y attendions à vrai dire. Nous, les Exclus, avons toujours lutté contre la décision des dieux de donner des pouvoirs démesurés à des mortels. Malheureusement, nous n'avons pas été entendus. Pire encore, nous avons été punis.
- Est-ce que ça veut dire que vous me donnerez ce que je vous demande ?
L'âme vacilla, avant d'être sur un rythme plus lent.
- Ce n'est pas ce que je dis. Vaincre un Gardien des Mondes n'est pas chose aisée, alors tous les tuer... Pardonne-moi, très chère, mais je crains que tu ne sois pas au niveau.
- Je suis parvenu jusqu'ici. J'ai déjà fait mes preuves ! La suite ne vous regarde pas. J'ai seulement besoin de l'Arme Maudite pour les éliminer.
- Je dois bien reconnaître que tu as du caractère pour une femme ! Ton sang est ancien, je le ressens jusque dans la mort. Mais la Flamme Éternelle qui habite les Gardiens l'est encore plus.
- Dites-moi comment les vaincre dans ce cas !
- Éteindre la Flamme Éternelle peut venir à bout des Gardiens, répondit l'âme de l'Exclu.
- Comme si elle s'éteignait en soufflant dessus, ironisa Morl-Dérin à voix basse.
La volute de fumée qui représentait l'âme s'agitait.
- Quel fâcheux dilemme ! Le rôle des Exclus n'est pas de trahir les Gardiens. Rien ne m'oblige à te donner le pouvoir de les tuer.
- C'est là que vous faites erreur, Exclu, répliqua-t-elle agacée par cette âme.
- Ah oui ?
Morl-Dérin feuilleta le livre avec concentration. Autour d'elle, le cercle de flammes dansait paisiblement. Seul le bruit des pages qui se tournaient rompit le silence. Arrivée à la partie voulue, la femme tourna le livre face au fantôme translucide.
- C'est écrit ici. Dans votre langue. C'est vous, et vos frères et sœurs qui l'avez rédigé.
- Tu ne pourras jamais maîtriser la force d'une Arme Maudite ! s'exclama l'Exclu. Personne ne le peut, je le crains...
- Ne doutez pas de ma volonté. Je suis parvenue jusqu'ici ! Combien ont réussi avant moi ? Dites-le !
L'âme resta silencieuse.
- Bien ! J'ai ma réponse. Personne ! Je suis la première à vous rencontrer depuis des siècles ! Si vous me donnez le moyen de vaincre les Gardiens, alors je vous fais la promesse de vous faire revenir dans le monde des vivants, de retrouver votre corps, reprit Morl-Dérin.
- Proposition alléchante, sans aucun doute. Mais comme tu le remarques, je n'ai jamais vraiment quitté le monde de la vie. De plus, rien ne me dit que tu respecteras ta parole, femme !
- Cessez de m'appeler femme ! J'ai un prénom, retenez-le bien : Morl-Dérin. Si vous refusez de prêter main-forte, je violerai d'autres sépultures, jusqu'à trouver ce que je cherche ! Forcément je tomberai sur l'Arme Maudite, ou un autre des Exclus qui m'accordera son soutien. Et lui reviendra parmi nous ! trancha la femme.
Comme l'âme ne matérialisait aucune émotion, difficile pour Morl-Dérin de savoir ce que l'Exclu pensait.
- Soit. Nous allons donc sceller un pacte. Il nous liera jusqu'à ma résurrection ou ta mort. Veux-tu vraiment tuer les Gardiens ? Est-ce ton souhait le plus cher ? Les conséquences seront désastreuses, les comprends-tu ?
Morl-Dérin eut une demi-seconde d'hésitation avant de reprendre le plus fermement possible.
- Oui.
- Je ne puis t'offrir ce que tu recherches. Les Armes Maudites ont été cachées depuis bien des siècles. En revanche, je te donnerai mon pouvoir. Ton corps me servira d'hôte. Je serai partout avec toi. Tu ne pourras pas me mentir, rien me cacher de tes sentiments, des émotions qui te traversent.
- Tant que je reste maître de mes choix, je me fiche bien de ce que vous verrez dans mon âme. Un seul but compte : tous les Gardiens doivent disparaître.
Alors l'âme se mit à tourbillonner sur elle-même. Soudain, tel un serpent se jetant sur sa proie, elle entoura le bras droit de Morl-Dérin. Les pieds de cette dernière quittèrent le sol, portés par la force ancestrale. L'âme lui léchait chaque partie du corps, avant de brûler légèrement son épiderme. Machinalement, la femme ouvrit la bouche, la tête basculant en arrière. La fumée de l'âme s'y engouffra tout entière. Morl-Dérin fut prise de secousses, et de tremblements, avant d'être submergée par un flot d'images interrompu. Son esprit se mêlait à celui de l'Exclu, créant une profonde confusion en elle. Elle sentit ses côtes se ressouder, la crispant de douleur. Des marques noires apparurent au niveau de son cou, de ses poignets et de ses chevilles. Enfin, tout s'arrêta brutalement. Elle tomba à genoux, une main sur la poitrine, cherchant de l'air.
« Calme-toi à présent ! »
Cette voix résonna dans sa tête, et c'était une étrange sensation. Indescriptible. Morl-Dérin avait seulement envie de l'évacuer au plus vite.
« Tu ne peux plus me faire sortir très chère. Nos deux âmes ne forment plus qu'une ! »
« C'est vrai que maintenant, vous entendez toutes mes pensées », dit Morl-Dérin.
« Absolument tout ! » dit l'Exclu sournoisement.
« Et maintenant que vous avez fait votre tour de passe-passe, qu'est-ce que j'y gagne ? »
« Tourne-toi ! »
Morl-Dérin s'exécuta. À la place de voir la crevasse gelée sur l'extérieur, la porte donnait sur un tunnel de couleurs. Morl-Dérin s'approcha et contempla les sept signes qui ornaient la porte.
« Grâce à ma présence, tu vas pouvoir utiliser les portes d'Outre-Monde. Celles qui te permettront de voyager entre les sept univers. Elles sont disséminées un peu partout » expliqua l'Exclu.
Morl-Dérin toucha la surface visqueuse de l'arche.
« Avant de passer le pas, tu vas devoir choisir une destination, en tournant cette manivelle. Chacun des sept symboles représente un monde », continua l'Exclu.
« Une suggestion ? » demanda la femme.
« Je suppose que les mondes que j'ai connus par le passé ont dû bien changer, à tel point qu'ils doivent m'être inconnus. Cela dit, j'ai toujours eu un faible pour Tecknos. »
Alors Morl-Dérin tourna la manivelle et les glyphes s'allumèrent chacun leurs tours. À chaque fois, la substance visqueuse prenait une couleur différente. Pour Tecknos, la matière devint orangée, ainsi que le glyphe.
« Bien ! En avant alors ! » dit Morl-Dérin.
Ce n'était pas la première fois qu'elle empruntait une porte d'Outre-Monde, elle avança donc sans crainte. La matière orangée, gluante, semblait très épaisse. Elle plongea tête la première à travers cette curieuse matière. Sauf que la surface était moins épaisse que prévu, et donc moins désagréable que ce qu'elle avait déjà connu. Quand tout le corps de Morl-Dérin plongea dans la porte d'Outre-Monde, il lui sembla que le temps et l'espace n'avaient plus de limites. Elle fut prise dans un tourbillon infernal, avant d'atterrir brutalement sous une arche de pierre. L'estomac secoué, elle s'agenouilla, à deux doigts de vomir.
« Tu es une race bien faible ! » lança l'Exclu.
« Fermez-la ! » rétorqua Morl-Dérin.