Donc, sa réputation, ce n'était pas vraiment de sa faute à elle, c'était tout ce cinéma autour de sa petite personne qui la rendait énervante pour les autres filles.
Sauf pour les deux chipies qui se pavaneraient main dans la main avec elle en nous tirant la langue chaque fois qu'à trois elles passeraient devant nous. Ce pour quoi nous pouvions leur faire confiance, elles s'efforceraient d'amener Antoinette dans notre direction, le plus souvent possible.
Antoinette n'était pas qu'attirante, elle allait avoir 18 ans et ça, ça renvoyait à des choses encore plus excitantes. Ce que l'on pouvait lire sur les visages affriolés de ces jeunes hommes subjugués, c'était leurs interrogations quant à l'expérience présumée en amour qu'elle devait déjà avoir accumulée. Et ce qui ne manquerait pas, c'est que son déhanché, comme d'habitude, allait faire parler durant toutes les vacances.
Tous adoraient la regarder se déplacer. Ils restaient figés, incapables de décrocher de ce postérieur qui se dandinait et ça aussi, elle le savait et elle leur donnait ce qu'ils attendaient en se balançant exagérément de droite à gauche. De temps en temps, elle tournait la tête légèrement, pas tout à fait, juste assez pour qu'ils devinent son sourire complice qu'ils interpréteraient comme une proposition.
Jo avait toujours bien du mal à contenir cette exaltation devant ses copains qu'il scrutait, les yeux écarquillés, en riant bêtement, satisfait de l'effet produit par sa cousine.
J'ignore s'il avait conscience qu'elle était belle à ce point, je crois qu'en fin de compte, la seule chose qui l'intéressait, c'était qu'elle fasse sensation. Se vanter d'être son cousin, à défaut de pouvoir frimer le bras autour de la taille d'une petite amie attitrée, semblait le combler pleinement. Probablement que dans sa tête il vivait de grands moments de gloire, en tout cas, il paraissait heureux.
Les filles, elles, redoutaient, autant qu'elles la détestaient, la venue de cette intruse. Et puis cette façon que Jo avait d'annoncer son arrivée ça les rendait folles. C'est vrai ça. Qu'est-ce qu'elle avait de plus, cette « Toinette» ?D'ailleurs, ça ne rimait à rien ce diminutif : « Bonjour, je suis Antoinette, mais tout le monde m'appelle Toinette ».Franchement, c'était ridicule !
Elles disaient aussi qu'elles la trouvaient vulgaire, aguicheuse, provocante, avec ses jupes trop courtes et ses décolletés qui montraient tout.Ce qui était totalement injuste, Antoinette avait une classe folle, et ce, quoiqu'elle porte.C'était d'ailleurs pour cette raison que les filles considéraient n'avoir d'autre choix que d'utiliser un minimum de mauvaise foi pour parler d'elle et tout semblait bon pour la discréditer.
D'autant qu'elle n'était même pas locataire d'un emplacement, ses parents,qui traversaient les allées comme si c'étaient chez eux, se contentaient de profiter de celui de Jo. Donc, elles ne comprenaient pas tout ce tintouin autour de cette étrangère qui les prenait tous de haut, juste parce qu'elle et sa famille partaient chaque année passer 15 jours de vacances sur la Côte d'Azur. D'ailleurs, qu'est-ce qu'elle faisait au mois de juillet à Aische en Refail ?
L'ambiance des jours à venir s'annonçait orageuse et la joie et l'enthousiasme de se retrouver pour ces vacances venait de retomber comme un soufflé sorti trop vite du four. Les chamailleries et les rires avaient fait place à un mutisme obstiné. Plus personne ne disait rien et ce ponton était désormais plongé dans un silence digne d'une cathédrale.
C'est Vincent, avec un de ses commentaires et son sourire narquois, qui a essayé de dissiper la gêne qui s'était emparée des garçons. « Si un pêcheur arrivait, il ne remarquerait même pas qu'on est là ».
Agnès l'avait fusillé du regard et, instantanément, il avait abandonnél'idée de détendre l'atmosphère
Et puis, tout le monde avait tourné la tête en même temps, à droite, c'est de ce côté que venait la voix qui s'adressait à nous. C'était le père d'Agnès justement, il tenait par la main sa jeune sœur, Jeanne que nous appelions Roussette, rien que pour la faire enrager. Parce qu'elle ne l'était pas vraiment, elle avait des cheveux blond vénitien et cet air de chipie, mais ça, elle l'était véritablement
Elle fourrait son nez partout. Nous ne savions jamais depuis combien de temps elle nous épiait ni d'où elle arrivait et tout à coup, nous entendions ses commentaires de petite mégère insolente. Son impertinence la poussait à nous harceler avec ses remarques ou à se vanter de ce qu'elle avait découvert et pas nous.
Discrètement, elle déambulait entre les motos en répétant ce qu'elle avait surpris à propos de l'un ou de l'autre, espérant probablement mettre la zizanie parmi les grands.
Et cette fois, Vincent allait vraiment déclencher la colère d'Agnès : « Ha v'là Roussette, deux minutes plus tôt et elle venait foutre son grain de sel à propos de son amie Toinette »
Agnès s'était levée comme une furie : « Ça, tu vas l'payer très cher ! »Et à son père qui nous avait demandé, surpris par le calme qui régnait sur le ponton, « Alors les jeunes, on dort ? ». Elle avait crié: « Attends papa, j'rentre avec vous ».
Sans dire au revoir, juste un salut qui en disait long sur son humeur, elle était partie en se contentant d'enjamber les restes du pique-nique et les corps étendus. Vincent, les yeux sur ses chaussures, restait pétrifié, redoutant une autre remarque qui pourtant n'arriva pas, Agnès préférant l'ignorer. Quoi qu'il en soit, personne, n'osait plus parler.
Dans un silence de cathédrale, nous fixions Agnès qui courait vers son père et sa sœur qu'elle attrapa par la main en se faufilant entre eux. Son père l'enlaça par les épaules et déposa un baiser sur sa tête, puis, ils échangèrent quelques mots inaudibles pour nous. Cependant, je crois que chacun s'était imaginé ce que lui-même aurait voulu entendre ou dire à cet homme si attentionné. Pendant quelques instants, l'image d'Agnès tenant Jeanne par la main, sous l'œil plein de tendresse de leur père, nous avait fait envie
Vincent avait repris quelques couleurs, assez pour lancer : « Manquait plus qu'sa copine Fanfan ».
Yves, qui souriait malgré tout, mit tout de même le haut là : « C'est bon maintenant Vincent ».
Sa copine, c'était la petite Fanny, la sœur de Corinne. Les deux fillettes avaient le même âge et elles étaient le plus souvent flanquées à deux.
Tout le monde l'appelait Fanfan, c'était une vraie commère qui répétait tout ce qu'elle voyait ou entendait, à nos parents naturellement. Si elle apercevait un garçon embrasser une fille à l'abri des regards, elle criait : « Ça, j'vais l'dire à ta mère »
Elle s'encourait à toute vitesse pour aller raconterce qu'elle venait d'entendre, en rajoutant quelques détails inventés de toutes pièces bien entendu. Elle avait les yeux partout, surtout sur nous, et rien ne lui échappait, c'est pour cette raison qu'elle recevait autant de bonbons, de nous, pour qu'elle se taise, de nos parents, pour qu'elle continue. Elle se montrait dure en affaire la Fanfan, elles négociaient avec nous comme un vrai margoulin. C'est elle qui décidait, évidemment après avoir avalé le produit des tractations en cours, si c'était suffisant ou pas pour son silence total ou en partie seulement. Avec les adultes, elle excellait dans l'art de charmer et elle s'y prenait très bien pour obtenir, en plus des friandises, leurs chaleureux remerciements avant d'être renvoyée pour poursuivre ses observations.
C'est pour toutes ces petites choses que nous les appelions les deux chipies.
En réalité, tout ça arrangeait tout le monde.Tous se disaient que tant que ces deux gamines nous collaient aux basques, ils n'avaient aucun souci à avoir, parce qu'ils savaient que nous redoublerions d'attentions pour les surveiller
De notre côté, je crois que nous éprouvions de la tendresse pour ces fillettes qu'en fin de compte nous adorions pour ce qu'elles nous rappelaient de notre propre enfance, pas si lointaine, dans ces mêmes lieux. Et puis aussi, pour être tout à fait honnêtes, nous avions besoin d'elles pour toutes ces tâches qu'elles exécutaient pour nous.
Porter un mot à celui ou celle que les plus timides n'osaient aborder, c'est elles qui s'en chargeaient. Surveiller un amoureux parce que ce week-end-là l'un ou l'autre seraient absents, c'était également une de leur mission. Aller acheter de la bière à l'épicerie du camp pendant que nous jouions à la pétanque ou au foot, c'est elles que l'on envoyait. Même si régulièrement elles dépensaient une partie de l'argent pour se payer un cornet de glace ou un soda.
C'était souvent elles qui couraient changer nos fonds de poches en pièce de 10 francs, quand nous avions réuni assez de monnaie. Ces pièces, c'était presque comme notre Graal, ce sont elles qui nous donnaient accès à une douche individuelle. Bien sûr, nous en recevions de nos parents, mais pas tous les jours. Beaucoup de caravanes disposaient de salles de bain de fortune où nous devions pomper du pied pour amener l'eau d'une petite citerne qui se trouvait à l'extérieur jusque dans l'évier. Pour eux, le camping c'était ça, à la dure, et que l'eau soit froide n'avait aucune importance : « Vous êtes jeunes, vous saurez là-contre. Et puis, quand vous sautez dans la piscine, elle n'est pas chauffée que l'on sache ! »
Ces deux gamines que nous adorions étaient donc persuadées d'être les meilleures amies d'Antoinette, qui d'ailleurs les traînait partout avec elle et elle aussi semblait aimer ça.