À Stephan
Été 2017
Voilà, le camion de déménagement vient de partir. Deux voyages auront suffi pour emporter les meubles et les objets d'une vie qui dorénavant se poursuivra ailleurs.
J'ai déambulé dans chaque pièce, une par une. J'ai passé la main sur les murs, les portes, les cheminées, je voulais m'en imprégner encore plus.
Je suis restée de longs moments devant les fenêtres où j'avais pris l'habitude de m'arrêter, l'hiver avec un café fumant pour me réchauffer, l'été pour chercher la fraîcheur du vent qui venait balayer les températures trop chaudes.
J'étais submergée par l'émotion de quitter ces lieux si familiers, si riche de souvenirs, de bonheurs et de tristesses aussi. Alors, j'ai préféré partir, pour ne pas pleurer, pour ne pas laisser les doutes faire place aux regrets. Je m'apprêtais à ouvrir la porte et à sortir pour toujours, mais je me suis ravisée, j'avais besoin de contempler une dernière fois ce qui m'entourait. Mes yeux ont fait le tour de cette entrée que j'adorais et que j'avais fini par ne plus regarder, tant les automatismes nous empêchent d'encore admirer ce que pourtant nous continuons d'aimer.
Je voulais tout graver à jamais dans ma mémoire, la cage d'escalier, le carrelage à cabochons bleu ciel, cette lourde porte en chêne ornée de fer forgé et devitres par lesquelles le soleil avait si souvent éclairé d'or ce hall.
Une porte entrouverte attira mon attention, celle de la cave. J'ai pensé à un oubli parce que j'avais moi-même vérifié chaque fenêtre, fermé une à une toutes les pièces pour m'assurer que tout avait été emporté. Donc, cette porte entre-baillée, c'était forcément un oubli. Je me suis avancée et machinalement, je me suis penchée dans l'entrebâillement pour regarder en bas
Au milieu du noir de l'endroit trônait une lueur, une petite flamme qui vacillait en éclairant à peine, rendant la pénombre de cette cave si mystérieuse. Je suis descendue doucement, en prenant mille précautions, non pas que j'avais peur, je connaissais par cœur cet endroit. Mais, sans que je sache pourquoi, mon cœur battait la chamade et mes jambes semblaient avoir du mal à me soutenir.
Une bougie était posée à même le sol et je me suis emportée : « M'enfin, quel est l'imbécile qui a laissé une bougie allumée ici ? »
Juste à côté se trouvait quelque chose, qui, dans cette obscurité, ressemblait à un livre. C'est alors seulement que j'ai pensé à la lampe torche de mon portable et je l'ai sorti de ma poche avant de m'accroupir pour éteindre cette bougie. Délicatement, j'ai ramassé le livre, qui n'en était pas un, c'était un album photo : « Mais c'est quoi cette histoire, cet album que je ne connais même pas, et toutes ces photos ? Qui a mis ça là ? »
J'ai soufflé sur la couverture cartonnée pour la dépoussiérer un peu. J'étais consciente qu'il ne pouvait être là depuis bien longtemps, malgré cela, j'ai pensé qu'il était étrangement propre pour se trouver dans un tel endroit.
J'éprouvais à la fois de la curiosité et de l'étonnement et j'avais tout autant envie que peur de savoir ce qu'il contenait. Tout en moi était empreint de retenue, mes gestes devenaient plus prudents, ma réflexion s'était muée en interrogations. Je me sentais comme à l'affût de ce qui m'attendait à l'intérieur et je tentais de modérer mon empressement par respect pour ce que je ne comprenais pas encore. Je l'ai ouvert et j'ai soulevé la première page, l'émotion m'a instantanément donné le tournis. En lettres majuscules noir jais, une écriture féminine avait calligraphié :
Manoir de là-bas
Été 1976
J'ai soulevé la première page et à l'image d'un parapet que j'aurais enjambé, j'ai eu l'impression de pénétrer dans un tableau et de me retrouver au milieu de la propriété du domaine. Je venais de franchir l'énorme grille en fer forgé restée ouverte, comme du temps où elle était la majestueuse entrée qui accueillait les fidèles vacanciers et les visiteurs d'un jour. J'ai emprunté le chemin de gravier qui serpentait entre les pelouses, les yeux rivés sur cette immense bâtisse construite en pierres rouges et sa toiture tapissée d'ardoises. Tout semblait désert, personne à l'horizon, aucune fenêtre n'était éclairée.
Instinctivement, je me suis dirigée vers la première porte face à moi, celle à gauche de cet imposant bâtiment. En passant, j'ai regardé la barre en fer peinte en blanc accrochée à la façade. J'ai souri en l'effleurant délicatement et je me suis souvenue qu'elle avait si bien fait l'affaire pour recevoir les fesses des plus agiles qui y grimpaient pour s'y poser. La poignée à peine tournée, la Taverne s'est éclairée, le juke-box jouaitShoutde The Trammpset au fond dans l'angle mort de la salle, une bande de jeunes que je ne voyais pas encore. J'entendais leurs rires et dans ma tête, le mien leur répondait, je me sentais si bien.
Et puis, sans comprendre immédiatement pourquoi, précipitamment, j'ai refermé cet album, les larmes aux yeux. Je n'avais aucune idée de ce que tout cela signifiait.
Quarante et un ans ! Il s'était écoulé quarante et un ans depuis que tout ça avait eu lieu, quarante et une longues années qui avaient petit à petit enseveli toute cette histoire.
Je me suis relevée tremblante, j'ai fait quelques pas pour aller m'asseoir sur une marche de l'escalier et je l'ai à nouveau ouvert. J'ai dirigé ma lampe torche sur la photo du manoir et j'ai ressenti une envie irrépressible d'y retourner, de pousser encore une fois la porte de cette taverne et cette fois d'y entrer.