Mémoires de Là-Bas: Été 1976
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Chapitre 4 No.4

Samedi 3 juillet

Je me souviens très bien du premier pique-nique de cet été, celui qui allait donner le top départ de nos vacances. La plupart d'entre nous s'étaient retrouvés depuis la veille au soir déjà, d'autres encore arrivaient aux compte-gouttes depuis le matin.

Nos parents, impatients de nous envoyer nous balader, voulaient se consacrer au déballage des paquets et des valises prévus pour les trois semaines de congés annuels qui débutaient. Ils nous avaient autorisés à remplir nos paniers nous-mêmeset nous ne nous en étions pas privés. Ce jour-là d'ailleurs, nous aurions pu nourrir deux bandes comme la nôtre.

Dans le fond du domaine, à l'orée des arbres qui menaient vers les champs se trouvait un étang, autour duquel, chaque matin, des pêcheurs allaient venir s'y installer au calme.

Avant de se replonger dans un repos, décrété par eux, bien mérité, ils lanceraient, d'un mouvement d'arrière vers l'avant, élégant et gracieux, l'hameçon lesté d'un appât attaché au bout de leur ligne. Généralement, ils arrivaient très tôt, presque avec le soleil quand il se lève. Le rituel était immuable, ils commençaient en plantant le décor de ce lieu dont ils avaient rêvé tout au long de la semaine. Ils portaient en bandoulière un panier-siège en rotin qu'ils déposaient à l'endroit qui était le leur par consentement tacite entre pêcheurs. Ils montaient leur canne avec soin et consciencieusement ils vérifiaient chaque élément. Alors seulement, cette tâche accomplie, ils ouvraient la boîte dans laquelle se trouvaient les appâts, choisissaient celui qui devait leur assurer la plus belle prise et fièrement, presque avec admiration, ils l'accrochaient à l'hameçon. Ensuite, ils calaient la canne sur la berge à côté d'eux, refermaient le panier pour s'asseoir dessus en s'adossant à un arbre, descendaient leur casquette sur les yeux et finissaient cette nuit interrompue trop tôt. Personne ne parlait autour de cet étang. L'un après l'autre, ils apparaissaient, se faisaient signe de la main ou se saluaient d'un mouvement de tête, mais ils ne disaient pas un mot, non pas que ce fut interdit, enfin, pas vraimentC'était leur code, le prix d'une place au bord de l'eau, comme un juste retour à ce coin de paradis qu'ils célébraient par la quiétude de ces siestes interminables.

C'est pour ça que d'ordinaire nous n'étions pas vraiment les bienvenus.Le bruit des moteurs, nos cris, nos rires, tout ça perturbait les poissons qui filaient plus vite que l'éclair pour se cacher ; sans oublier ces hommes endormis, indifférents à ce ver frétillant et à la clochette au bout de leur canne, qui se réveillaient en sursaut.

Pour l'heure, personne encore ne somnolait au bord de l'eau, ils devaient probablement toujours être réquisitionnés pour décharger les voitures, nous avons donc pris nos quartiers sur le ponton de bois. Avant de déballer nos victuailles, nous avons enlevé nos chaussures, roulé le bas des pantalons et plongé nos pieds dans cette eau fraîche sur laquelle nous venions de mettre le grappin.

Joël nous avait fait sursauter lorsqu'il avait déboulé exalter et que, presque à bout de souffle, il avait sauté à pieds joints de la berge sur l'embarcadère. Tout le monde lui avait crié en râlant : « T'es con ou quoiJo ? tu vas tout foutre à la flotte ».

Il s'était assis sans prêter aucune attention à nos reproches et surexcité il avait déclaré : « Vous n'allez pas m'croire... Toinette arrive cette semaine ! »

Il avait attendu quelques secondes pour s'assurer de l'effet de son annonce avant de dévoiler ce qui devait être l'apothéose : « Pour 15 jours ».

Il regardait les garçons, l'un après l'autre, les dents qui scintillaient au travers de son sourire satisfait, les yeux interrogateurs comme s'il demandait : « Alors ? J'vous épate ou pas ? »

Les garçons quant à eux restaient prostrés, le menton tombé si bas qu'il aurait pu se poser sur le col de leur T-shirt s'il l'avait encore sur le dos. « Vous avez compris c'que j'viens d'dire ? Toinette débarque pour les vacances, au moins jusqu'au 18. Ça veut dire deux samedis, deux soirées à l'Oubliette et puis aussi tous les jours à la piscine et tous les soirs à la taverne. Elle sera là pour la projection du film du mois, les gars. Hé, les mecs ! Vous m'entendez ? »

L'Oubliette, c'était le dancing du camp, une salle du manoir, à l'extrême droite du bâtiment, juste avant l'arcade qui menait à l'arrière du camping vers les granges et les dépendances.

Outre une piste de danse, naturellement, quelques tables étaient dispersées que nous réservions à nos parents, gardant pour nous les tabourets et les banquettes, tout comme le bar auquel nous venions nous accouder. Chaque samedi, un disc-jockey, que nous implorions à longueur de temps de passer nos morceaux préférés, prenait place derrière les platines. S'il tardait trop, nous le harcelions pour qu'il mette enfin ces slows qui en 76 étaient sans conteste un des moments de la soirée les plus attendus.

C'est alors que les couples pouvaient se former pour les plus chanceux ou que les baisers sans lendemain étaient distribués. Il était fréquent de retrouver une fille à l'extérieur, en pleure dans les bras d'une copine compatissante. Elle sanglotait parce que celui qui l'avait embrassée langoureusement plus tôt dans la journée, au bord de la piscine ou devant la taverne, se trémoussait maintenant avec une autre en la bécotant dans le cou.

Après quelques bières et quelques slows très rapprochés, les couples se faufilaient discrètement pour filer par-derrière jusque dans les granges. Ils revenaient toujours débraillés, mais le sourire aux lèvres.

Tout ça contribuait à cette désinvolture que nous n'imaginions jamais perdre.

Pour le moment, les filles se jetaient des coups d'œil furieux et instantanément elles avaient fait bloc. Antoinette à l'Oubliette, elles se devaient d'agir. Très vite, les rires avaient fait place aux disputes qui avaient éclaté et les reproches des amoureux avaient fusé. « Si tu la regardes, si tu lui parles ou si tu t'approches d'elle, plus jamais tu ne me toucheras ».

L'ambiance était devenue électrique et je dois bien admettreavoir étésincèrement impressionnée par cette capacité féminine à les faire taire tous autant qu'ils étaient.

Je crois qu'à l'époque, les jalousies se propageaient entre elles par solidarité plus que par réel manque de confiance. Sans ces disputes et ces menaces de rupture ou de privation, la bande que nous étions n'aurait sûrement pas eu la même saveur.

De toute façon, dans l'immédiat, ni la perspective de glisser ses mains sous un T-shirt ni l'intimité d'une grange ne permit aux garçons de chasser Antoinette de leurs idées bouillonnantes. Et certainement pas les papillons volages que comptait ce groupe et qui n'avaient de cesse de vérifier l'amplitude de leurs ailes déployées.

            
            

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