Sœur Marie-Angélique, quant à elle, s'est destinée très jeune à la vie religieuse et n'a, pour ainsi dire, rien connu d'autre. À plus de soixante ans, elle demeure vive et alerte, avec cette petite pointe d'espièglerie qui constitue sa marque de fabrique depuis sa plus tendre enfance et qui ne l'a jamais quittée. Au fil des ans, elle s'est spécialisée dans la culture potagère et n'a pas son pareil pour faire pousser laitues et poireaux, carottes, blettes, courgettes, tomates et autres légumes sains et succulents qui font le délice des religieuses, jusqu'à la Mère supérieure, sans pour autant, bien entendu, tomber dans le péché de gourmandise. Sœur Marie-Angélique a également aménagé une petite parcelle destinée à accueillir des plantes aromatiques : sauge, thym, romarin, laurier et menthe. Quelques fleurs (des dahlias, des roses et quelques autres plantes vivaces) viennent agrémenter le jardin de quelques notes colorées et donner à l'ensemble une impression de bien-être, d'harmonie et de douceur intemporelle.
En plus de ses talents maraîchers, sœur Marie-Angélique consacre également deux après-midi par semaine (les mardis et jeudis) à visiter, hors cloître, les résidents de la maison de repos « Les Colibris » située à quelques rues du couvent. Elle y discute avec les personnes âgées, dispensant à chacune et chacun un peu de son temps, de son sourire et surtout beaucoup de réconfort, partageant une tasse de café et un petit goûter et prodiguant également force félicitations et encouragements au personnel infirmier et soignant. Ce sont d'ailleurs pratiquement ses seules sorties hors les murs du couvent. Si elle n'avait pas été religieuse, elle se serait d'ailleurs bien imaginée infirmière, s'occupant d'enfants ou de personnes âgées ou malades.
Ce jeudi après-midi est donc jour de visite. Après le repas de midi pris en commun dans le réfectoire du couvent et un moment de prière pris, seule dans sa cellule, sœur Marie-Angélique sort du couvent, marche environ trois cents mètres, tourne à droite puis prend la deuxième rue à gauche comme d'habitude. La maison de repos « Les Colibris » se situe au bout de cette petite rue ; plus que quelques dizaines de mètres. Arrivant en sens inverse sur le trottoir, un homme, qui semble boiter. On dirait qu'il porte une prothèse à la jambe, sa démarche est comme mécanique, peu naturelle en tous les cas. L'homme s'arrête. N'écoutant que son bon cœur et son désir naturel d'aider son prochain, sœur Marie-Angélique s'adresse à l'homme pour lui demander si tout va bien, s'il a besoin d'aide. Avant qu'elle ne puisse terminer sa phrase, l'homme sort une longue dague de son pantalon et la plonge profondément dans les entrailles de sœur Marie-Angélique, qui s'effondre dans une mare de sang. Morte. Instantanément. L'homme, quant à lui, se volatilise. Comme une ombre. Comme un fantôme.
Quelques minutes plus tard, une dame promenant en fauteuil roulant sa maman résidente à la maison de repos « Les Colibris » fait la macabre découverte. La maman, quasi aveugle, ne se rend compte de rien, mais sa fille, à la vue parfaite, ne peut s'empêcher de laisser échapper un « Mon Dieu, quelle horreur », avant de restituer l'intégralité de son repas de midi sur le trottoir. Quel estomac serait en effet assez costaud pour supporter cela ? Remise enfin après avoir remis, elle empoigne son téléphone et compose fiévreusement le numéro de la police et donne les indications voulues : religieuse manifestement éventrée, mare de sang, adresse : rue des Marches, près de la maison de repos.
Le meurtre d'une religieuse, quelques jours après l'assassinat d'un prêtre, voilà une affaire qui ne pouvait manquer d'échoir au commissaire Louveciennes. Il arrive donc prestement sur les lieux, flanqué de son équipe, l'inspectrice principale Caspard et les inspecteurs Laffont et Primerio. Louveciennes, plus maussade qu'un jour de Toussaint pluvieux et pressentant la somme incommensurable d'ennuis que cette affaire va lui valoir, est d'une humeur de dogue. Pendant que la police scientifique et technique s'affaire autour du cadavre de la religieuse, prend les photos nécessaires et procède à tous les prélèvements possibles et imaginables, le commissaire recueille le témoignage de la principale témoin, la personne qui a découvert le corps, elle s'appelle Corinne Deleuze. Témoignage très sommaire : elle n'a rien vu, elle faisait une promenade avec sa maman âgée et en fauteuil roulant, elle a vu le corps et a immédiatement alerté la police. Elle a reconnu sœur Marie-Angélique qui rendait visite deux fois par semaine aux résidents de la maison de repos « Les Colibris » où vit sa maman.
L'un des membres de l'équipe scientifique interpelle le commissaire :
- Commissaire, quelqu'un a gerbé sur le trottoir, ça semble frais et récent.
- Heu, c'est moi, fait timidement Corinne Deleuze, visiblement gênée. Je m'excuse, mais... enfin, vous comprenez...
Oui, le commissaire comprend, ce n'est pas la première fois qu'il est confronté à ce genre de régurgitation intempestive !
- Laisse tomber, précise-t-il à l'attention du scientifique.
Et toi, doc, demande-t-il au docteur Bernard, le légiste attitré, dépêché sur les lieux, tes premières observations ?
- La victime est une femme d'environ soixante-cinq ans, excellent état général, la mort est due à une perforation de l'abdomen, elle a perdu énormément de sang, mais je pense que la mort a dû être quasiment instantanée. Pas de blessure défensive, on peut en déduire qu'elle a été attaquée par surprise ou bien qu'elle connaissait son agresseur et ne s'en méfiait pas. Si tu n'y vois pas d'objection, on peut l'emmener à l'institut médico-légal pour l'autopsie ; j'effectuerai un moulage de la blessure, ce qui te donnera une idée plus précise du type de lame, mais, comme ça, à vue de nez, je dirais un long poignard ou une dague, genre arme de collection.
- OK, merci, doc !
L'inspectrice principale Caspard fait signe aux inspecteurs de se rassembler autour du commissaire Louveciennes.
- Alors, j'ai trouvé ses papiers sur elle, explique Caspard. Elle s'appelle Angélique Grégoire, elle est religieuse au couvent de Sainte-Armande ici un peu plus loin, sous le nom de sœur Marie-Angélique depuis un peu plus de quarante ans. Pas de permis de conduire. Outre ses papiers d'identité, je n'ai retrouvé sur elle que quelques images pieuses, un petit carnet de prières et un chapelet. C'est donc bel et bien une vraie religieuse.
- Nom de Dieu, dit Laffont, avec un grand sens de l'à-propos, mais peu de respect pour la religion ainsi que pour celui des Commandements qui dit « Tu n'invoqueras point le nom de l'Éternel, ton Dieu, en vain » (ceci étant, ce péché pourrait presque passer pour véniel en comparaison à la violation du premier de tous les Commandements « Tu ne tueras point », commise à deux reprises par le ou les meurtriers).
- Un curé dimanche dernier et maintenant une bonne sœur... C'est quoi, ce merdier, grommelle l'inspecteur Laffont ?
- Comme disait l'autre, qu'est-ce qu'on a fait au bon Dieu, ponctue Primerio dans un sourire.
- Heu, les gars, ce n'est ni le lieu ni le moment pour des jeux de mots à deux balles, grince le commissaire Louveciennes. Ceci dit, cette fois, il ne sera plus possible d'éviter les journalistes. Ils vont évidemment faire le rapprochement entre les deux affaires. Attendez-vous à les avoir dans les pattes constamment. Et accrochez-vous aux branches, j'ai l'impression que ça va méchamment secouer !
Bon, Caspard, tu vas au couvent, les religieuses seront sans doute plus à l'aise avec une femme, déclare Louveciennes avec un tact qui ne lui est pourtant guère coutumier. Creuse aussi du côté du curé, la victime de dimanche dernier. Deux religieux, ils ont peut-être pu se croiser. Vérifie si on peut avoir des recoupements.
Primerio et Laffont, vous vous occupez de la maison de repos et de l'enquête de voisinage. La routine, quoi !
On fait le point demain à 15 heures.
Le lendemain, à 15 heures, dans les locaux de la brigade criminelle, nul besoin d'être devin pour comprendre que l'enquête n'avait pas enregistré de progrès transcendants... Les mines déconfites en témoignent à suffisance.
- Bon, attaque Louveciennes, qu'est-ce qu'on a sur la religieuse ?
- Rien au niveau du couvent, répond Caspard. Sœur Marie-Angélique était une femme pieuse, discrète, mais joviale, entrée au couvent il y a tout juste quarante-deux ans, elle s'occupait du potager, des fleurs et des herbes aromatiques. Bref, une petite bonne sœur sans histoire.
J'ai aussi interrogé les religieuses sur les éventuels liens entre la bonne sœur et l'abbé Granville, l'autre victime et rien, nada. Les sœurs ne connaissent le nom de l'abbé que par les infos récentes. À part ses visites à la maison de repos, sœur Marie-Angélique ne quittait presque jamais le couvent. J'ai également repris contact avec madame Gilberte, la bonne du curé et le nom de sœur Marie-Angélique ne lui dit rien du tout et son nom civil, Angélique Grégoire non plus.
- Sais-tu comment le couvent est financé ? De quoi les sœurs tirent-elles leurs ressources, interroge Louveciennes ?
- Le bâtiment appartient à l'évêché, répond Caspard, et c'est l'évêché aussi qui prend à sa charge les dépenses d'entretien, chauffage, etc. Pour ce qui est des dépenses courantes, le couvent fonctionne uniquement grâce à des dons et peut compter sur le soutien financier de quelques riches familles de la région, notamment d'anciennes familles aristocratiques.
- Et pour la maison de repos, poursuit le commissaire, quelque chose d'intéressant ?
- Rien de particulier pour la maison de repos, enchaîne Laffont. On nous a dépeint une personne gentille, qui visitait les personnes âgées et les réconfortait. Pour certains des résidents, les visites de la sœur constituaient leurs seules visites. Plus de famille ou alors, ils ne viennent plus les voir. Triste, hein ? Pour le reste, rien de notable à signaler.
- Et l'enquête de voisinage ? Quelqu'un a vu quelque chose ?
- Un seul témoignage, mais très vague, dit Primerio. Une dame qui nettoyait ses carreaux a dit avoir vaguement vu un type dans la rue qui boitait. Cheveux châtains, taille moyenne, elle n'a pas pu me donner d'indication sur son âge.
- Hé ben... on a un type châtain et qui boite. Enfin, qui boite peut-être, il a très bien pu simuler sa claudication. On n'est pas fauché, tiens avec ça ! De mon côté, j'ai reçu un coup de fil du légiste qui m'a fait un premier rapport verbal : un seul coup porté à l'abdomen, mais puissant et mortel. Il va nous faire parvenir le moulage de la blessure. On cherche une dague, genre arme de collection. Ha oui, la victime était vierge, pas d'agression sexuelle ni d'autre blessure. Aucune blessure défensive non plus.
- L'affaire a un lien avec celle du curé dimanche dernier, demande Laffont ?
- En tout cas, dans les deux cas, on a une victime appartenant au monde religieux catholique, et tous les deux tués avec une arme peu conventionnelle : un carreau d'arbalète pour l'un et une dague de collection pour l'autre. Avouez que ça commence quand même à faire beaucoup de coïncidences... et aucun témoin. Enfin, juste une vague description pour le meurtre de la religieuse, mais qui ne mène pas à grand-chose. Alors oui, en interne, on fait le lien entre les deux affaires. Mais, pour les journalistes, le discours officiel est qu'il s'agit de deux affaires distinctes, sans rapport l'une avec l'autre. Inutile d'alimenter leurs torchons avec des pistes fumeuses de tueur en série de cathos ou ce genre de conneries. De toute façon, avides de sensationnalisme comme ils sont, ils vont se déchaîner et pondront d'eux-mêmes leurs propres théories à la mords-moi-le-nœud. Évitons de leur servir la soupe et d'ajouter de l'eau à leur moulin.
- Et maintenant, qu'est-ce qu'on fait patron, demande l'inspectrice principale Caspard ?
- On réfléchit et on continue à creuser, répond le commissaire. Potassez les archives et voyez s'il y a eu, ces dernières semaines ou ces derniers mois, des menaces à l'égard de religieux catholiques.
- On se branche sur la piste islamiste, demande Laffont ?
- On se branche sur toutes les pistes. Le terrorisme islamiste en est une, mais je n'y crois pas tellement. Tout d'abord, parce qu'il n'y a pas eu de revendication. Ces crapules de barbus aiment revendiquer leurs actes de boucherie et là, rien. Rappelez-vous l'affaire Mohammed Abd-el-Ouira, à peine avait-il massacré ses victimes juives que tous les sites internet islamistes louaient ses exploits ; or, ici, c'est le silence radio. Ensuite, l'arbalète, la dague de collection, ça ne cadre pas avec les « exploits » des « barbus ». Ils se contentent d'un bête couteau, ils ne donnent pas dans le raffinement. Mais bon, ne négligez aucune piste. Tenez-moi au courant si vous avez quelque chose de sérieux et probant. Quant à moi, je vais...
Et comme souvent, il part sans terminer sa phrase...
Deux jours plus tard, dimanche matin, 10 heures pétantes, l'inspectrice principale Marie Caspard, à qui le commissaire Louveciennes a délégué la tâche de faire le point, ainsi qu'il le fait de plus en plus souvent, préparant ainsi sa plus proche adjointe à ses futures fonctions de commissaire, dresse l'état des lieux des recherches de l'équipe dans les archives, au sujet d'éventuelles menaces ou indices de menaces à l'encontre de membres du clergé catholique.
- On a passé au crible les archives de ces quatre derniers mois. Rien de probant. Quelques excités qui ont crié « Allah Akhbar » dans les rues, plusieurs sites internet de propagande djihadiste fermés à la demande du parquet. Mais étant donné la recrudescence des tensions au Proche-Orient ces dernières semaines et les affrontements entre Palestiniens et Israéliens, les islamistes se sont surtout concentrés sur Israël et les signalements reçus portent presque exclusivement sur des cas d'antisémitisme et d'appels au meurtre de Juifs. Mais pas de menace particulière à l'égard des chrétiens ou des « Croisés » pour reprendre la terminologie des fondamentalistes islamistes. Pas de main courante déposée pour des lettres de menaces, des tags ou des menaces verbales ou physiques visant des prêtres, religieux, bonnes sœurs, monastères, couvents ou autres personnes ou institutions du même type. Pour le reste, et pour la petite touche d'humour, signalons juste un type complètement bourré qui a injurié un prêtre en rue, le traitant, je cite, de « trou du cul de calotin ». Voilà, c'est tout ! Et on est bien d'accord, ça fait pas bézef...
- Bon travail, quand même, conclut le commissaire en jouant avec le col de son éternelle chemise blanche, même si on n'est pas plus avancé. Cela fait une semaine que le curé a été tué et trois jours pour la religieuse et on n'a toujours rien. Voyez un peu du côté des indics, on ne sait jamais. Pas de déclaration aux journalistes...
- À propos de journalistes, vous avez lu les titres ces derniers jours, demande Primerio ? Ils nous taillent un méchant costar, les sagouins ! Deux religieux assassinés, que fait la police ? Vu toutes les pistes qu'ils ont échafaudées, on croirait qu'ils en savent plus que nous et d'ailleurs...
- Il suffit, hurle le commissaire. On a tous vu les gazettes, Primerio, inutile de nous faire un résumé ! Un bon conseil, si vous tenez à faire carrière dans la police, faites davantage fonctionner votre cervelle et cessez de vous intéresser aux ragots des journaleux !
- Désolé patron, dit Primerio, tout penaud.
- En ce qui concerne la dague, du nouveau ?
- Rien de rien. Aucune empreinte, précise Laffont, mais ça, on s'en doutait. Aucun vol signalé dans un musée, aucune exposition en ce moment consacrée à l'histoire ou aux armes anciennes. La dague provient peut-être d'une collection privée, ou bien a été achetée sur un site internet de vente aux enchères ou ce genre de chose, donc autant chercher une aiguille dans une botte de foin.
Le divisionnaire fera une conférence de presse demain pour calmer un peu les esprits. L'aspect diplomatique, c'est plus son domaine que le mien. En attendant, on reste concentrés sur les deux affaires, on avance en parallèle et on est attentif aux éventuels points de convergence. Attention toutefois à ne pas vouloir à tout prix relier les deux dossiers. On conserve toute notre clairvoyance et notre esprit critique ! Sur ce, bon dimanche, enfin, ce qu'il en reste, quoi !
Et le commissaire de quitter la salle de réunion sans autre forme de procès et sans une parole supplémentaire.