À tout nouveau venu, il disait : « N'avouez jamais que vous n'avez aucune expérience dans le travail que vous recherchez sinon ils ne vous prendront jamais, dites toujours que vous l'avez déjà fait, de toute façon, chaque entreprise est unique et ils vous forment toujours à leur mode de travail ; soyez intelligents et captez vite ».
Ainsi, munie de ces précieuses recommandations, Christine alla avouer avoir déjà été hôtesse quelque part dans quelque chose.
– Puis-je savoir en quoi consiste le travail que vous proposez?
– Nous recherchons des télé-hôtesses pour une société de téléphone rose ; est-ce que ça vous intéresse?
– En quoi consiste le travail, s'il vous plaît ?
– Télé-hôtesses pour téléphone rose, vous savez ce que c'est?
– Non, pas vraiment ! Pouvez-vous être un peu plus précis, s'il vous plaît ?
– Vous recevrez des appels téléphoniques des hommes « en chaleur », vous leur parlerez de sexe sans tabou ni pudicité, vous comprenez ? Je veux dire... vous simulerez des rapports sexuels avec eux jusqu'à ce qu'ils jouissent. Plus vous les garderez longtemps en ligne, plus vous serez payée et il n'y a pas de limitation de nombre d'appels, vous pouvez en recevoir autant que vous voudrez... Alors, ça vous intéresse ?
– Donc, si je comprends bien, je devrai faire l'amour avec des inconnus toute la journée par téléphone ?
– En quelque sorte... Mais, vous pouvez aussi choisir vos heures de travail, vous pouvez ne travailler que quelques heures par jour ou par nuit !
– Et le téléphone rose, vous le fournissez ou pas ?
– Ah non !... C'est avec votre téléphone que vous travaillez...
– Attendez, expliquez-moi, que je comprenne bien. Vous êtes en train de me dire que des hommes en rut vont m'appeler sur mon téléphone pour que je leur fasse l'amour?...
– C'est cela
– Et si je suis dehors avec mes amis ou si je marche dans la rue et que mon téléphone sonne, que devrai-je faire ?
– Rien, puisqu'on ne vous appellera jamais sur votre portable ; il faut que ce soit un téléphone fixe, le téléphone de chez vous.
– En plus... Et les portables, vous ne les acceptez pas ?
– Non, mademoiselle... Les clients n'appellent pas directement chez vous, rassurez-vous... Ils appellent ici et nous réorientons leurs appels vers votre téléphone que nous serons les seuls à connaître. Quant à vous, nous vous attribuerons un code d'activation qui fera que si votre ligne n'est pas activée, aucun appel ne pourra y être transféré.
– Et ils devront connaître mon nom, j'imagine.
– Ah non !... C'est complètement anonyme... Vous devrez choisir un pseudonyme avec lequel vous travaillerez... Par exemple, Chouchou... C'est mignon, Chouchou...
– Oui, c'est mignon, Chouchou. Et, ces gens, ils appellent à quelle heure ?
– À n'importe quelle heure... Ils peuvent appeler à six heures du matin, à midi ou à minuit, ça dépend... Et ils peuvent revenir à vous trois ou quatre fois dans la même journée, tout dépend de vos performances.
– De vrais bêtes de sexe, quoi !
– Ce sont nos clients et c'est grâce à eux que nous vivons... N'oubliez pas, plus vous les ferez fantasmer et jouir, plus vous les fidéliserez et plus vous gagnerez de l'argent, car ils seront vos clients à vous.
– Et combien serai-je payée par heure ou par cession ?
– On en discutera si vous êtes d'accord pour le travail. L'argent, toujours l'argent et encore l'argent... L'humain a disparu ! Sa société a fondu. Sa nature s'est dépravée. Son âme s'est évaporée pour le précéder en enfer ou au paradis peut-être ! Il ne reste plus que quelques spectres d'hommes errant çà et là, dans un vaste désert meublé de murs guet- apens où sont placardés de factices billets de banque de toutes formes et de tailles diverses, et qui retiennent toutes l'attention. Plus on s'en approche pour juste les contempler ou en décrocher un, plus ces murs apparemment immobiles s'éloignent et plus on les suit. Toute attention ainsi focalisée dans la tentative et l'espoir d'arracher au moins un des billets du mur, tout le monde s'est improvisé athlète marathonien et tout le monde court. On court vers les diaboliques billets insaisissables, on court vers l'unique valeur visible grâce à laquelle on puisse exister, et très souvent, on court vers une perte inévitable qui attend les moins chanceux – les plus nombreux dans la course –, on court vers un gouffre...
Comme elle aurait aimé posséder sa propre planche à billets et fabriquer ainsi ses propres billets pour ne pas avoir à courir après des fantômes. La voilà prête à faire l'amour au téléphone avec de parfaits inconnus du monde entier. Avec un peu de malchance, son frère ou son père passerait par ce réseau pour essayer d'assouvir un petit besoin et tomberait sur Chouchou, quelle horreur!