Pire qu'à leur arrivée, tout le monde avait l'air accablé et c'est d'un pas lourd que chacun se traînait hors de cette mairie. Il y avait comme un malsain parfum paralysant dans l'air qu'ils respiraient. Personne ne voulait parler à personne, mais il fallait sortir, quitter cette campagne et vite filer en ville pour faire des mises au point et régler toute cette histoire au calme, loin de ce village et de cette mairie. La tension s'était emparée de tous et la raison semblait alors leur faire défaut.
Les trois cents kilomètres qui séparaient Angoville de Mennecy furent pulvérisés en moins de deux heures, ils avaient roulé à tombeau ouvert. Quand ils se retrouvèrent dans leur voiture, loin des trois autres, Rose, furieuse et bouillante de rage, fulmina sa colère et s'en prit violemment à François :
– Avais-tu besoin de t'exhiber de la sorte ? Avais-tu besoin de l'embrasser comme tu l'as fait ? Un simple baiser sur les lèvres n'aurait-il pas suffi ? Mais non ! Monsieur avait besoin de prouver qu'il savait embrasser une femme. Ou avait-il simplement besoin d'une tendre récompense pour son sacrifice ? Alors, dites-moi, vous deux, c'était bon ? Ce baiser avait-il le goût du bonheur que vous espériez ? Vous avez dû regretter que ça ne soit qu'un faux mariage !...
Christine, se sentant très mal à l'aise, mais ne sachant quoi répondre, se mit à pleurer.
Après le coup de gueule de Rose, le climat redevint opaque, plus personne ne sortit un mot et ils roulèrent ainsi jusqu'à Mennecy où ils habitaient. Quand ils arrivèrent chez eux, les trois autres témoins, amis de Rose, sentant l'orage dans l'air, vinrent leur dire au revoir et s'éclipsèrent immédiatement.
Christine, qui alla directement s'isoler dans sa chambre, n'arrêtait pas de s'en vouloir, de penser qu'elle aurait dû ne jamais accepter cette folle idée qu'elle trouvait déjà incongrue dès le départ, elle regrettait de n'avoir pas su convaincre son amie de la dangerosité d'un tel jeu même si elle comprenait que ce serait peut-être sa seule issue. « À présent, il est bien trop tard », pensa-t-elle, le temps des remords était passé, il fallait trouver le moyen de tout remettre dans l'ordre et de consoler Rose qui semblait malheureusement désemparée ; mais comment l'aborder ? Christine sentait qu'il y avait comme des pics de hérisson formant un rempart autour d'elle et qui la rendaient tout à coup inapprochable.
Recroquevillée dans son lit tel un fœtus recherchant la sécurité dans sa petite poche douillette et fragile, Rose en voulait à la terre entière. François, qui ne supportait plus la lourdeur ridicule de cette atmosphère, vint tenter de la calmer :
– Il faut qu'on parle, Rose ! lui dit-il calmement. Mais celle- ci braqua un regard étripant sur lui en lui demandant :
– Ça te gratte la langue tant que ça ?... Qu'as-tu à me vomir ? Tu es désolé, c'est ça ?... Mais je ne peux rien pour toi, mon très cher ami !
Rose semblait oublier que c'était elle qui avait eu l'idée, que c'était elle qui avait tout organisé, que c'était encore et toujours elle qui avait tout manigancé pour que ce mariage ait lieu. François ne comprenait pas son attitude de victime lésée qu'elle essayait d'imposer. Mais, gardant son sang-froid malgré tout, il lui demanda sereinement :
– Qu'y a-t-il, mon amour ?...
Il s'approcha et voulut la toucher, mais elle roula sur le lit, comme une boule, pour se retrouver à l'autre bout et, toujours énervée, elle reprit sa semonce :
– Qu'y a-t-il, mon amour !... N'essaie surtout pas de me toucher. Tu risquerais de le regretter. Si tu n'avais pas envie de le faire, il ne fallait pas l'accepter, il fallait refuser même si j'avais essayé de te convaincre. Est-ce pour m'humilier que tu l'as fait ? Pour me confirmer que, prochainement, je ne devrai plus te demander un service ?... Que je...
François s'énerva à son tour et l'attrapa de force :
– Je peux en placer une ? Tu vas fermer ta gueule et m'écouter. N'est-ce pas toi qui m'as obligé à le faire ? À présent que je l'ai fait, tu oses te fâcher ? Tu oublies que ce fichu maire est mon parrain ? Comment voulais-tu que je l'embrasse pour qu'il soit convaincu qu'il s'agissait réellement de mon épouse ? Ne savais-tu pas que le mari embrassait la mariée à la cérémonie ? Tu ne savais peut-être pas que les mariés s'embrassaient devant le maire ? D'ailleurs, comment le pourrais-tu, tu ne t'es jamais mariée ? La prochaine fois qu'il te viendra une brillante idée comme celle-ci, essaie de te servir de ta petite tête.
Il la lâcha brutalement et sortit de la chambre en claquant la porte. Le temps était toujours aussi maussade, il pleuvait toujours finement et le froid s'était corsé un peu plus. Pourtant, François n'hésita pas à sortir et s'éloigna de l'appartement pour s'imbiber d'eau et d'air frais, et décompresser afin d'éviter de se fracasser les nerfs qui bourdonnaient déjà très fortement dans sa tête.
Rose resta là à pleurer dans sa chambre tandis que Christine, de son côté, remplissait sa corbeille à papier avec des mouchoirs trempés et déliquescents.
Mais, cette situation pouvait-elle durer telle quelle ? Quelqu'un ne devait-il pas ravaler sa fierté pour tenter de rétablir la norme des choses ?
Quelques instants plus tard, Christine se décida à aller parler à Rose. Elle sortit de sa chambre et alla dans le couloir, près de la chambre de son amie, et l'appela :
– Rose !...
Cette dernière ne répondit pas et Christine se rapprocha de la porte, continuant à l'appeler :
– Rose !... Jusqu'à quand vas-tu faire ça ? Si tu ne veux plus que je reste chez toi, tu n'as qu'un mot à dire et je m'en irai. Je n'ai pas voulu cette situation et tu le sais. Je savais que c'était une mauvaise idée, je n'aurais jamais dû t'écouter. Ton idée a détruit notre amitié, je regrette sincèrement que les choses aient pris cette tournure et que nous en soyons arrivés là. D'ailleurs, si ça peut te rassurer, je n'aime pas ton homme, il n'est pas mon genre d'homme. Ce baiser n'était rien pour moi, et pour lui non plus... Enfin, je crois...
Rose essuya ses larmes, sortit de la chambre, se jeta dans les bras de Christine et toutes les deux se mirent à pleurer :
– Je m'excuse, Rose, balbutia Christine, je ne m'y attendais pas, je l'en aurais empêché s'il m'en avait parlé avant... Je ne voulais pas te faire ça... Je n'ai aucune intention de te nuire, tu es plus qu'une amie pour moi, tu es ma sœur et je ne saurais te trahir, surtout pas après tout ce que tu fais pour moi, crois-moi...
– Je te crois, Christine, répliqua Rose en larmes. C'est moi qui dois m'excuser pour la manière dont j'ai réagi. Je sais qu'il n'y a rien, qu'il n'y a rien entre vous deux, mais ce baiser. Enfin, je ne sais pas ce qui m'a pris. Pardonne-moi...
Elle cessa de pleurer, un léger sourire se dessina sur ses lèvres naturellement pulpeuses et elle poursuivit :
– De toute façon, nous avions besoin de ce baiser, mais je ne sais vraiment pas pourquoi je l'ai mal pris... Que je suis bête... Oublions ce satané baiser, oublions tout ça...
Entraînant Christine dans la cuisine pour aller mettre des canettes de bière au frais, elle poursuivit :
– Viens avec moi... Où est François ?
– Je crois qu'il est sorti, répondit timidement Christine qui se sentit perdue dans ce cafouillage affectif et administratif. Elle aurait souhaité s'en passer, finalement, elle aurait préféré retourner périr au Congo que de s'humilier de la sorte.
S'étant remise de ses émotions, Rose retrouva son moral et proposa d'attendre François pour fêter l'événement, puis elle s'adressa à son amie :
– Ça y est, tu es mariée. Tu vois ?... Nous avons réussi, nous avons contourné la loi, tu auras la nationalité, tu vivras et travailleras en France sans problème... Tu n'as plus besoin d'aller noyer ton destin dans le sombre chaos d'un Congo honteusement et piètrement dirigé par des gens tellement benêts qu'ils ne sont même pas capables de copier de simples petites méthodes de savoir-faire chez les voisins...