« Les gens sont devenus déraisonnables, ils tirent dans tous les sens, projettent des pavés dans les vitrines. Le marché était inondé du sang de pauvres bougres », narra-t-il en s'épongeant le front.
« Tu n'as rien ? M. Pierre a rapporté que des manifestants ont investi le palais de justice, ils ont dévasté et emporté tout ce qu'ils trouvaient. Qu'allons-nous devenir ? » souffla Sakina.
Camilia craignait cet avenir qui se dessinait dans le scénario de l'Algérie, elle sentit son cœur se blottir dans sa poitrine. Son existence quelque peu cloisonnée n'était-elle pas une épreuve suffisante ? fallait-il que les ravages de la société dévastent son refuge ? Les murs érigés autour d'elle, allaient-ils s'effondrer et lui permettre de vivre sa vie comme bon lui semble ? Il fallait qu'elle consulte Julien, il saurait rassurer ses doutes, ses parents exagéraient certainement les événements. Rapidement, elle enfila ses mules de cuir, à cette heure-ci, Julien devait se trouver dans le jardin. Lorsqu'elle déboula, elle l'aperçut accoté à l'olivier, il bouquinait. Le sentiment que le désordre qui sévissait dans le pays n'aboutirait jamais dans cette oasis, voilà ce qui la réconfortait. Elle inspira profondément et se faufila entre les jarres débordantes d'huile d'olive.
« Jilien ! » prononça-t-elle maladroitement.
Celui-ci souleva ses paupières, il déposa son ouvrage pour la rejoindre.
« Tu sais », demanda-t-il.
Elle opina, leurs deux visages s'étaient rapprochés, elle respira son souffle pour combler ce vide qui la terrorisait, son cœur battait lentement, il lui parut s'être accordé au rythme des martèlements du cœur de son tendre amour. Camilia retira son foulard mauve libérant sa chevelure brune sur ses épaules, si sa mère la voyait, elle la séquestrerait pour lessiver l'affront. La jeune fille n'en comprendrait pas les raisons, comment pouvait-elle saisir cette rigueur ? Cette appréhension qui l'étreignait au sein de son univers familial se volatilisait à son contact.
« Mes parents envisagent un retour en France. Le contexte en Algérie est devenu critique. Nous ne pouvons avouer notre attachement, si tes parents savaient, ils t'éloigneraient et empêcheraient que l'on se voie. Je dois trouver un moyen afin qu'ils acceptent notre union. As-tu compris ce que je viens de te dire ? Quand j'aurai vingt et un ans, je pourrais travailler. Mes parents seront d'accord pour que tu nous accompagnes en France », déclara-t-il.
Camilia n'avait pas tout assimilé, mais que lui importait, elle savait que tout allait s'arranger. Malgré cela, elle songea à ses parents, son estomac se noua. Elle avait grandi avec ses usages séculaires qui faisaient partie de sa culture et dont elle ne pouvait se détacher. Il avait parlé pour la consoler, il n'avait que dix-huit ans et tout se jouait en cet instant, l'ébauche de ses vingt et un ans était indécelable.
« Ji suis pas toi, jamais salir le nom de mon baba. Ti comprends Camiléon ? »
Julien émit un sourire, « Camiléon », c'était le petit surnom qu'elle lui avait attribué un jour, qu'il lui avait montré son livre de sciences naturelles. Le caméléon, ce reptile qui se camoufle dans le décor, un peu comme elle. Elle avait souri quant à la similarité nominale. Cette impression qu'il se fondait en elle, ce saurien avait intrigué la jeune fille, Julien s'était engagé à l'emmener à Madagascar pour en découvrir les espèces. Il s'était gardé de lui dire, que cela ne serait pas facile de convaincre ses parents, mais comment pouvait-il douter lorsqu'il était éloigné d'elle, et se rassurer dès qu'il la respirait ? Ils n'étaient pas encore majeurs, jamais ils ne seraient autorisés à se marier sans le consentement de leurs parents respectifs.
« Accorde-moi du temps, je vais trouver une solution. Je veux que tu me promettes de ne jamais renoncer, qu'aucun doute, qu'aucune crainte ne viendra te faire céder. »
« Comme Romio et Jouliette »
« Non, on restera ensemble pour toute la vie. Je te promets d'honorer mon engagement ».
Il déposa un léger baiser sur le coin de ses lèvres et regagna la villa. Lorsque le moment de rentrer arriva, Camilia ramassa ses affaires et rejoignit sa mère. Lounes et Kalil les avaient devancés, ils les attendaient sur la grande route.
« Dépêchez-vous ! il ne faut pas traîner. M. Pierre m'a dit que des rebelles n'hésitaient pas à employer la violence, peu importe le camp dont vous dépendez », souffla Lounes en poussant la brouette.
« Qu'Allah nous garde de rencontrer ces voyous », déclara Sakina.
« J'ai acheté le terrain de M. Slimane. On va aller déposer ces affaires avant que la nuit nous emprisonne », chuchota Lounes.