Sa voix est tranchante, presque méprisante. Un frisson glacé me traverse, mais je ne lui accorde pas le plaisir de me voir vaciller. Mes ongles s'enfoncent légèrement dans ma paume tandis que je détourne le regard, les lèvres serrées.
- Je ne serais pas à l'heure-là à souffrir dans ta maison.
Son regard acéré ne me lâche pas, un mélange de défi et de mépris dans ses prunelles sombres.
- Pour mon frère, tu dis ? Tu crois vraiment que c'était la seule raison ? Que j'ai épousé un homme que je n'aime pas, juste pour un lien de sang ? Tu n'as jamais cherché à voir plus loin que ça, Aleksandar.
Je fais un pas vers lui, malgré la peur qui serre mon ventre.
- Tu m'as enfermé dans un rôle, et tu attends de moi que je m'y conforme. Mais toi, que fais-tu ? Que ressens-tu vraiment ?
Il vacille un instant, comme si mes mots l'avaient frappé plus fort qu'il ne l'admettrait jamais. Mais aussitôt, il se redresse, son expression de marbre retrouvée. Ses yeux se durcissent. Il ricane, puis, récupère un verre qu'il remplit de whisky, s'adosse nonchalamment au rebord du marbre noir du bar, son verre en main. Ses doigts effleurent le cristal avant qu'il ne boive une gorgée avec lenteur. Toujours impeccable, toujours aussi froid. Sa chemise, légèrement déboutonnée, laissa entrevoir son médaillon en or qui ne le quitte jamais. Son parfum boisé flotte entre nous, presque suffocant.
- Dans cette maison tout est à ta disposition. C'est plus que ce que tu m'offres. Que veux-tu de plus ? Tu es bien ingrate.
Le mot "ingrate" m'atteint en plein cœur. Je serre les poings, ma respiration se fait plus lourde.
- Ingrate ! dis-je à bout. Arrêtons juste les faux semblant Ivan. Ceci n'est pas un mariage, c'est un rapport de force entre toi et mon frère. Tu aimes m'avoir sous tes yeux, dans TA maison car tu sais que cela fait du mal à mon frère.
Aleksandar pose son verre sur le marbre dans un claquement sec et avance lentement vers moi. Ses yeux brûlent d'une lueur dangereuse.
- Quoi ? Pourquoi donc devrait on arrêter tout ça ? N'est-ce pas cela ton métier ? Offrir une image de toi qui n'est pas réelle ? Ou peut-être que cet aspect-là ce n'était que pour moi. Quoi ? Tu en as marre ? Cela ne fait que commencer pourtant.
Il me pointa du doigt.
- Je te répète. Tu n'es pas là pour les péchés de ton frère. Tu es là pour t'absoudre des tiens. Celle qui s'est foutue de moi, c'est toi.
- Je souffre assez avec toi. Il te faut quoi de plus ? Hein ! Dis-moi, qu'on en finisse. En juste 1 an de mariage, tu m'as fait voir de toutes les couleurs. Cela ne t'a pas suffi ? En fait, je n'ai pas été chez les barges c'est uniquement parce que je suis mal diagnostiquée.
Je tourne les talons, attrape le bas de ma robe et monte les escaliers de marbre en haussant le menton. Derrière moi, j'entends un bruit sourd. Son poing qui frappe rageusement le mur.
- Mais quand vas tu t'arrêter enfin Ghost ? crie-je, m'arrêtant à mi-chemin. Quand tu auras ma mort sur la conscience. Tu as eu ce que tu voulais. Maintenant, libère-moi. Je veux rentrer chez moi, terminé-je.
Les larmes embuent mes yeux, mais je refuse de les laisser couler devant lui. Il me suit, sa silhouette imposante gravissant les marches à pas lents, comme un fauve prêt à bondir.
- Te libérer ? C'est moi qui t'ai mise ici peut être ? Va dire ça à ton frère ma très chère. C'est lui qui t'a envoyée dans l'antre du diable pour lui toucher la queue. Et que crois-tu ? Que tu mérites un meilleur traitement de ma part après ce que tu... Pffff ! C'est le comble. Franchement Lindsay. Ne vient pas jouer la victime ici. Ce rôle ne te va du tout pas. J'aime mieux la version de toi sure d'elle qui voulait m'attraper dans son filet coûte que coûte afin de me livrer à son frère. Mais malheureusement pour toi très chère. Tu as minimisé les conséquences et tu t'es brûlée les ailes. Donc assume. Tu es une grande fille.
- Un an est passé depuis Ivan. Un an. N'as-tu jamais fait les choses différemment de comment tu aurais voulu le faire aujourd'hui ? Crois-tu que tu sois Dieu pour décider des sorts d'autrui à ta guise ? Non très cher. Tu es un humain tout comme moi. Avec ses qualités et ses défauts.
Il me fixe, ses mâchoires contractées, les muscles de son bras saillant sous la tension.
- Souvent fois, oui. J'ai fait beaucoup de choses, qui après avoir pris du recul j'aurais souhaité faire différemment. Mais pas quand il s'agit de ces choses-là. Tu avais assez de temps et d'occasions pour m'en parler. Mais tu ne l'as pas fait. Je ne suis pas Dieu. Je suis juste un homme comme tu dis. Mais moi aussi j'ai mes règles. Si tu me piétines, ne t'étonne pas si je te griffe. Car moi, je sais reconnaître mes tords quand je fais du mal aux gens que j'aime.
Je le dévisage avec mépris avant de lâcher froidement :
- A te voir aujourd'hui, je peux dire que j'avais pris la bonne décision.
Je continue d'avancer.
- Toujours aussi colérique. Tu es pathétique mon cher. Je n'aurais tout simplement pas dû accepter ce mariage qui s'est changé en fouet pour me battre. J'ai tant de regrets maintenant.
J'ouvre la porte de ma chambre et m'y engouffre dans la pièce. Il a essayé de m'en empêcher. Malheureusement pour lui, il n'a pas été assez rapide. J'étais déjà trop près. Ses poings s'abattent aussitôt contre le bois.
- Où tu vas comme ça ? On n'en a pas encore fini Lindsay. Lindsay ! il hurle. Ouvre la porte. Ouvre cette putain de porte Lindsay. Je te jure que si tu ne sors pas d'ici de toi même, je vais la défoncer. Et tu n'aimerais pas découvrir le reste.
Je ne lui ai pas répondu. J'ai condamné ma porte et j'ai rejoint mon immense lit aux draps de soie, fixant le plafond sculpté. Cette chambre, aussi luxueuse soit-elle, n'est qu'une cage dorée.
Il a frappé deux fois. Je ne bougeais toujours pas. Qu'il le démonte même s'il veut. C'est sa maison. Moi, je ne vais pas bouger d'un poil.
Il a fini par s'en aller. En colère, je suppose. Qu'est-ce que cela peut me faire ? Je ne gère pas son état émotionnel moi. Ici c'est chacun pour soi. L'image du couple parfait, c'est pour les autres.
Durant notre année de mariage, Aleksandar n'a jamais usé de violence avec moi. Pas physiquement en tout cas. Mais, on ne peut pas dire que j'ai eu du répit dans ce foutu mariage. Mon compte de fée s'est terminé le jour même où cela aurait dû débuter quand il m'a annoncée savoir qui j'étais. En vrai, il n'a jamais voulu m'épouser. Il a juste vu par là un moyen de se venger de moi et de mon frère. J'ai espéré, j'ai attendu qu'il revienne à de meilleurs sentiments. Cela n'est jamais arrivé. Je lui ai proposé de divorcer pour le bien de tous. Il a refusé. Je ne sais vraiment pas ce qu'il attend de moi.
Des minutes après son esclandre, je reste figée dans le silence de ma chambre. L'écho de ses cris résonne encore contre les murs, comme un poison imprégné dans l'air. J'ai l'impression d'étouffer. Mon cœur tambourine violemment dans ma poitrine, et pourtant, je ne pleure pas. Plus maintenant.
D'un geste mécanique, je me lève et me dirige vers la salle de bain attenante, une immense pièce de marbre noir et or, illuminée par des appliques aux lumières tamisées. Chaque détail transpire l'excès et le luxe, mais tout ici m'écrase. J'ôte ma robe en soie froissée et l'abandonne sur le sol. Devant le miroir doré, mon propre reflet me semble étranger. Mes longs cheveux tombent en cascade sur mes épaules, légèrement ondulés, mais en bataille après cette dispute. Mes yeux bleus, cernés par la fatigue, trahissent l'accumulation des nuits sans sommeil. Je passe une main tremblante sur mon visage avant de tourner le robinet de la douche. L'eau brûlante frappe ma peau et emporte avec elle la tension, mais pas les cicatrices invisibles. Je ferme les yeux et inspire profondément, laissant mes pensées s'éparpiller. Si seulement l'eau pouvait aussi laver cette année de souffrance...
Je ressors et enroule mon corps dans un peignoir en soie ivoire avant de démêler mes cheveux encore humides. Une simple crème sur le visage, un parfum léger, des gestes mécaniques qui me rappellent que j'existe encore. J'attrape un ensemble en satin bordeaux, une nuisette fine et un kimono assorti, puis retourne m'allonger dans ce lit bien trop grand, bien trop froid.
- Demain est un autre jour.
Je me répète cela bien souvent... comme un mantra. Cela aurait dû l'être hier. Cela aurait dû l'être avant hier. De même pour le jour d'avant. Et ainsi de suite. Et ainsi de suite. Cela aurait dû l'être tous les jours qui ont suivis ce foutu mariage. Mais, cela n'a pas été le cas. Alors, je reste là. Je subis. Mais personne à part lui, Milan et moi, ne sait ce que je vis dans ce mariage. Je n'ai jamais eu le courage d'en parler à ma famille. Encore moins à ma belle-sœur. Aux yeux de tous il le mari parfait. Un homme puissant, charismatique, admiré. C'est l'homme idéal Mais derrière les murs de notre manoir, il n'est qu'un spectre froid et intransigeant. Ce que l'on ignore certaines fois, il n'y a pas pires pourritures que les gens à l'allure parfaite.
J'ai pensé qu'Aleksandar reviendrait toquer à ma porte. Qu'il insisterait, qu'il crierait, qu'il menacerait, comme à son habitude. Mais rien. Le silence. Un silence bien plus glaçant que n'importe lequel de ses accès de colère. Loin de me soulager, je suis restée allongée sur mon lit, le regard perdu sur le plafond sculpté, mes pensées tournant en boucle.
Où était-il ? Avait-il renoncé à me tourmenter ce soir ?
Non. Aleksandar ne renonce jamais. J'ai même pensé au fait qu'il pouvait être dehors à cette heure de la nuit. Alors où était-il parti ? Avec qui ?
Je serre les draps entre mes doigts, agacée de me poser ces questions. Qu'est-ce que ça peut bien me faire ? Il fait ce qu'il veut. Comme toujours. Et pourtant... une part de moi bouillonne d'incertitude et de colère.
Les heures ont défilé. Le manoir est resté silencieux, trop silencieux. L'horloge en marbre de ma chambre indique 02h17 et moi, je suis toujours éveillée, allongée sur mon lit, les yeux grands ouverts, fixant le plafond sans vraiment le voir. Aleksandar ne rentrera pas cette nuit, j'en suis presque certaine. En vrai, il a l'habitude de disparaître quand nos disputes deviennent trop explosives. La dernière fois, il est parti trois jours. Trois jours à jouer au fantôme, puis il est revenu comme si de rien n'était, sans une explication, sans même un regard.
Mais cette nuit, son absence a un goût étrange. Quelque chose cloche. Ça ne devrait pas me perturber autant. Je devrais en profiter, savourer ces heures de répit où son ombre ne plane pas sur moi. Mais ce silence... ce foutu silence me met les nerfs à vif.
Je me lève brusquement et traverse la chambre à pas feutrés, mes pieds nus glissant sur le tapis moelleux couleur ivoire. J'attrape mon peignoir en soie noire et l'enfile par-dessus ma nuisette en satin assortie. Mon reflet dans le miroir me renvoie une image que je ne reconnais plus : une femme aux traits fatigués, le regard hanté par des pensées qu'elle ne devrait même pas avoir.
J'ouvre discrètement la porte et j'avance dans le couloir faiblement éclairé. J'ai d'abord pensé à aller toquer à sa porte. Mais, je me suis ravisée. Le manoir Petrović est une forteresse de luxe et de froideur, un mélange d'élégance et d'oppression. Tout y est parfait. Trop parfait. Des colonnes sculptées aux lustres en cristal, tout est calculé pour impressionner, pour écraser.
Mes pas me guident instinctivement vers l'une des immenses baies vitrées du salon, repoussant les lourds rideaux en velours gris. Manchester s'étale sous mes yeux, silencieuse, presque paisible sous la lueur des lampadaires. J'aimerais pouvoir être là-bas, marcher librement dans les rues, sentir le vent glacial sur mon visage. Juste être ailleurs.
Un bruit léger me tire de mes pensées. Quelqu'un est là. Je me retourne brusquement, le cœur battant. La poignée de ma porte bouge imperceptiblement, comme si quelqu'un hésitait à entrer. Puis, plus rien. Je retiens mon souffle.
- Qui est là ?
Silence. Mon regard dérive vers la petite table de nuit où repose une dague décorative en argent. Un souvenir de voyage que j'ai récupéré uniquement parce que dans cette maison, il vaut mieux avoir quelque chose sous la main. J'avance doucement, pieds nus sur le sol en marbre, et je tends la main vers l'arme.
- Madame ? Vous ne dormez pas ?
La voix me fait sursauter. Zayn. Je soupire et repose la dague avant de déverrouiller la porte. Il est là, toujours impeccable dans son costume sombre, une expression neutre sur le visage. Il est plus jeune qu'Aleksandar, mais son regard est tout aussi impénétrable.
- Je pourrais te retourner la question, je rétorque en croisant les bras.
Il se contente de m'offrir un léger sourire énigmatique.
- Je fais ma ronde. Ordres du patron.
Évidemment. Aleksandar est peut-être absent, mais il veille toujours.
- Et qu'est-ce que je risque exactement dans ma propre maison ?
Je hausse un sourcil. Zayn me dévisage un instant avant de répondre :
- Vous sous-estimez les dangers extérieurs, Madame. Votre mari a beaucoup d'ennemis.
Je ris doucement, un rire teinté d'amertume.
- Hmmmm ! Et tu comptes me surveiller même dans mon sommeil maintenant ? je murmure, ironique.
Un silence s'installe. Son regard ne cille pas, mais il ne répond pas non plus. On sait tous les deux que la question est purement rhétorique.
- Si vous le permettez, finit-il par dire, je vais vous raccompagner à votre chambre.
Traduction : Aleksandar ne tolérerait pas que je me balade seule en pleine nuit dans SA maison.
- C'est une prison ici, je murmure en pivotant vers la baie vitrée, observant les lumières de la ville qui s'étendent à l'infini.
- Non, Madame. C'est chez vous.
Je lâche un soupir et secoue la tête avant de me détourner.
- La seule différence entre cette maison et une prison, Zayn, c'est qu'on choisit d'y entrer... Et moi, je n'ai jamais choisi.
Sans un mot de plus, je tourne les talons et remonte dans ma chambre. Demain est un autre jour. Mais ce soir encore, je suis enfermée.