Nous recevons de plus en plus de membres de ma famille, qui viennent me féliciter pour mes futures noces. Quand je vois avec quelle énergie mes petites sœurs s'émerveillent devant les préparatifs, je ne peux m'empêcher de me dire avec une touche d'ironie, qu'elles me sont presque reconnaissantes de me marier.
Elles vont enfin avoir le champ libre : jamais ma mère n'aurait accepté de marier ses filles cadettes avant l'aînée. Jamais.
L'approche de mon départ pout ma nouvelle famille, me fait prendre conscience que je ne connais presque pas mes soeurs : nous sommes complètement différentes. Je me suis toujours sentie un peu de trop, dans le duo qu'elles forment.
Six ans nous séparent, pourtant je me souviens que je faisais des efforts pour jouer avec Daya et Dhanya. Pour ma plus grande déception, elles sont plus proches de nos cousines que de me moi. J'ai ainsi l'impression d'être un ovni parmi les femmes de ma famille, si on ne compte pas Somaya, bien sûr.
Mon téléphone sonne et me tire de mes pensées. Me levant tant bien que mal, je me dirige vers les vestiaires. J'ai encore oublié de l'éteindre.
J'enchaîne les gardes à l'hôpital, ces derniers temps. Je ne me souviens même plus, de la dernière fois que j'ai vu mon lit.
Lorsque je vois le nom de celui qui m'appelle, un sourire ravi naît doucement sur mes lèvres.
- C'est quoi ton excuse? je dis en décrochant.
- Ton neveu a fait tombé mon téléphone dans son bol de lait, et j'avais beaucoup de travail ces dernières semaines. Je n'ai plus le temps pour rien !
- Pag, il faut que tu arrêtes de me raconté des mensonges pareils. Je ne suis plus une enfant...
J'entends mon frère rire à l'autre bout du fil.
- C'est vrai que tu n'es plus une enfant: tu vas te marier ! Enfin maman a décidé de te faire entendre raison...
- Qu'est ce que tu sous-entends?
- Oh tu sais bien que je te taquine, petite sœur ! Comment tu vas ?
- Bien ! Je ne sais plus où donner de la tête avec tous les préparatifs, mais heureusement que maman est là : elle dirige tout d'une main de maître. Un peu tyrannique, comme d'habitude, mais je ne t'apprends rien.
- Sire que je ne suis pas là pour voir ça, dit mon frère en ricanant.
- Tu ne rates pas grand chose, je te rassure !
- Je n'en doute pas. Tu te souviens de ce qu'elle a fait lorsqu'elle nous a surpris les doigts plongés dans le glaçage du gâteau de mes 10 ans ?
- Comment je pourrais oublié ça : elle nous a ensuite forcés à le finir. Rien que d'y penser, mon estomac se retourne de nouveau, je dis en rigolant.
Pagalavan se tait un court instant.
Je me souviens que nous pouvions rester longtemps comme ça au téléphone, à parler de tout et de rien, juste heureux d'entendre la voix de l'autre.
Nos conversations m'ont beaucoup manqué et je m'en rends compte encore plus en ce moment.
Nous avons toujours eu d'excellentes relations, avant que je ne rencontre Abhay.
Avec Somaya, Pag a été d'ailleurs parmi les premiers à être mis au courant. Et il m'avait alors fortement déconseillé de fréquenter Abhay.
Comme je ne voulais l'avis de personne, j'ai fait la sourde oreille.
Je me souviens aussi très bien de la violente dispute que nous avions eu, lorsque mes parents l'avaient envoyé en Angleterre pour essayer de me faire entendre raison.
Ce jour-là, nous nous sommes dit des choses horribles. Blessantes au point où, bien des années plus tard, nos échanges n'ont plus jamais été comme avant. Ensuite, il s'est marié et est allé s'installer à New Delhi avec sa femme.
Depuis, nous avons essayé de maintenir une bonne relation, sans pour autant y arriver à 100% : lui essayait de prendre ses repères avec la direction de l'entreprise dans la capitale; et moi j'essayais tant bien que mal de maintenir la tête hors de l'eau; et faire face au chaos qu'était alors ma vie.
- Waouh, dire que dans quelque temps tu vas te marier. J'ai un peu de mal à imaginer ça.
- Je sais que c'est un miracle, je dis en riant. Mais ça devait arriver un jour, non ? Même à moi...
- C'est vrai. J'ai d'ailleurs croisé à quelques reprises ton fiancé. Un homme intéressant. Avec ton caractère explosif, votre vie de couple ne manquera pas de piquant.
- Je vais faire comme si je n'ai rien entendu. Dis-moi plutôt comment va Kadhir ! La dernière fois que je l'ai vu, il avait trois ans !
- Oh c'est un grand garçon, maintenant! À sept ans, il pense déjà tout savoir sur tout.
Je sens dans son ton, toute la fierté qu'il a à parler de son fils.
- Et je suppose qu'il aime te tenir tête. Qu'est-ce que ça te fait, de te faire rabattre le caquet par plus petit que toi?
- C'est même son activité préférée! Ça enseigne l'humilité, je crois, répond-t-il d'un ton faussement sérieux.
- Et comment va Alli ? Tu penses qu'elle va supporter le voyage avec sa grossesse ?
- Elle n'arrête pas de dire qu'elle est énorme, mais elle se porte comme un charme. Ne t'inquiète pas Priya, nous serons tous là pour ton mariage. Les jumelles ne sont pas prévues avant 3 mois.
- Des jumelles ! J'espère que vous tiendrez le coup. On n'est vraiment pas chanceux d'avoir autant de jumeaux dans la famille!
- Avec un peu de chance, tu pourrais en avoir aussi, dit mon frère en rigolant.
- En effet, je dis en m'efforçant de sourire.
L'idée d'avoir des enfants me donne des frissons. Ce n'est pas encore le moment d'y penser.
Mon bipeur se met a sonné à son tour.
- Je dois te laisser, je dis à mon frère en lisant rapidement le petit message qui apparaît sur l'écran. Une urgence.
- Attends, c'est ton bipeur là ? Vous utilisez encore ces antiquités dans l'hôpital où tu bosses ?
- Eh oui ! Que veux-tu, nous sommes encore à l'âge de pierre avec la technologie, mais ça ne nous empêche pas de sauvez des vies dans cet hôpital ! Je suis l'un des médecins de garde cette nuit, on se reparle plus tard ?
- Oui. Prend soin de toi, Priya.
- Toi aussi Pag. Salues Alli et Kadhir de ma part.
- D'accord.
*
Exténuée, je me laissais tomber sur une chaise. Cette nuit de garde a été un vrai cauchemar. Il y a eu un accident dans l'un des quartiers les plus fréquentés de la ville et les blessés n'ont pas cessé d'affluer jusqu'à 5 heures du matin!
Je ne sais même plus combien de personnes j'ai dû opérer en urgence. Je ne sens plus mes jambes et j'ai le dos en compote, mais je n'ai jamais été aussi vivante qu'à cet instant. J'aime ce que je fais, c'est indiscutable.
Mes années dans l'humanitaire me manquent. En contre partie, je n'ai pas le temps de me reposer ici!
Cette nuit de folie en est un parfait exemple.
Sans que je ne m'en rende compte, mes pensées se dirigent vers Arjun. Serait-il réellement d'accord pour me voir ne pas revenir le soir, parce que je serai retenue à l'hôpital ? Il m'a dit qu'il ne me forcerait pas à quitter mon travail, si je l'épousais... et je suis si tentée de le croire.
Parce qu'il le faut.
En essayant de voir les bons côtés des choses, je pourrais penser comme tout le monde et me dire que j'ai vraiment la chance d'être tombée sur lui.
Il me donne la nette impression, que ce qui m'attend ne pourrait pas être pire que ce que j'imagine.
Pourtant je me demande toujours pourquoi il a demandé ma main.
Oui, c'est vrai qu'avec une famille comme la sienne, il est presque impensable qu'il échappe à un mariage arrangé.
Oui, le fait que la demande émane de lui est déjà une preuve de son intérêt. Mais cela ne fait soulever une autre question : pourquoi moi ? Pour faire plaisir à son père ? Servir ses propres intérêts ? Dans ce cas lesquels ?
C'est vrai que je donne une image de fille docile et parfaite, comme le veulent mes parents, formatée pour le mariage. Une épouse honorable en devenir.
Pourrai-je tenir le coup et ne pas me trahir dans toute cette histoire ? Bon sang, il faut vraiment que je cesse de me faire des nœuds pareils dans le cerveau! Parce que ce n'est pas ça qui va me donner les réponses.
Les choses sont déjà lancées, je ne peux qu'attendre de voir, comment le rester va en découler et tenter d'y faire face. Combien de fois devrais-je me rappeler que j'ai accepté cette situation ?
Je ne peux passer mon temps à ressasser les mêmes doutes, encore et encore.
*
Je suis tirée brutalement de mon sommeil.
Et il me faut quelques secondes, pour comprendre que c'est la sonnerie de mon téléphone qui m'a réveillé de la sorte.
Avec rage, je pense sérieusement à jeter mon téléphone par la fenêtre. Quelle heure est-il ?
- Quoi? je dis d'une voix rauque, mal assuré sans même avoir regardé le nom de la personne qui a osé me tirer de mon précieux sommeil.
- Priyanka ? Tu dormais sans doute...
- Arjun. Non ! Enfin...si je dormais, je balbutie en me redressant sur mes oreillers.
- Je peux te rappeler dans quelques heures, dit-il.
- Non, ça va, je dis en jetant un oeil à l'horloge sur ma commode.
18h50.
- Je devais me lever de toute manière, je dis en étouffant tant bien que mal un énorme bâillement.
La classe.
- Oups, désolée je dis avec un rire gênée.
- Ce n'est rien, me répond-t-il.
Je me sens obligée d'expliquer mon manque total de retenu :
- J'ai été de garde la nuit dernière et il y a eu un accident, près de Chhatrapati*.
- Oui, ils en ont parlé ce matin aux informations. C'est terrible.
- En effet. Nous n'avons rien pu faire pour certains blessés, je dis avec un pincement au cœur.
- Ça a du être dur d'annoncer le décès aux familles, dit-il doucement.
- Très. Mais en regardant le bon côté des choses, je me dis que nous avons pu faire quelque chose pour les autres, qui ont une chance de s'en sortir, je dis pour détendre l'atmosphère.
- Vous faites un travail remarquable.
- Nous essayons plus tôt de faire de notre mieux, je dis en passant la main dans ma crinière emmêlée.
Silence.
- Ma sœur et mon frère sont arrivés pour le mariage. Et ma mère voulait que tu dînes à la maison demain.
- Ça me ferait plaisir de les rencontrer, depuis le temps que nous correspondons, je dis en souriant.
L'idée m'enchante pas énormément. Mais sera une occasion de voir comment il évolue au milieu de sa fratrie.
- Très bien. Je viendrais te chercher demain à disons 17 heures ?
- Ça me va.
- A demain alors. Passe une bonne soirée, Priyanka.
- Merci, toi aussi, Arjun.
Puis il raccroche.
Je regarde un moment mon téléphone. Cette échange me semblait pas si mal, pas trop coincée. Courtois.
Je me dirige vers la salle de bain. Je devrais sûrement descendre tout à l'heure pour manger quelque chose, avant de remonter me coucher. Avec un peu de chance, je devrais avoir une tête potable demain.
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Chhatrapati Shivaji Terminus (anciennement appelé "Victoria Station" ), est l'une des gare les plus actives d'Inde. Et elle a été classée patrimoine de l'Unesco en 2004. Une magnifique construction.