Monsieur Louvoie réfléchit...
- Faites-moi lire... Hum... Oh...
Au fur et à mesure qu'il parcourait l'article, le directeur émettait des onomatopées.
- Cela me semble bien, je vous fais ce cadeau ! Allez vite voir le responsable de l'imprimerie et donnez-lui l'article pour la parution de demain matin.
Voici ce qui parut en première page sur deux colonnes le lendemain, mardi 14 septembre 1965.
« Chères lectrices, chers lecteurs, je m'apprête à prendre ma retraite. Ma vie professionnelle a été comblée de voyages et de tickets d'entrée pour aller voir des films et des pièces de théâtre. Je suis assez souvent resté sur ma faim, toutefois, j'ai assisté à de belles aventures théâtrales.
En l'occurrence, j'avais apprécié OSS117au théâtre des Deux Masquesen 1961, pièce écrite par Jean Bruce. C'est l'histoire diablement bien orchestrée d'un Hubert somptueux balayant un piton rocheux pour empêcher une catastrophe humanitaire... J'aurais aimé qu'il usât de son arme de poing beaucoup plus qu'il ne le fît ! Voici pour leUn
Pour le Deux, notre beau Sherlock japonais dans la pièce Le lézard noir de Yukio Mishima, sortie la même année, n'avait pas réussi à étrangler son adversaire qui l'aurait largement mérité pour avoir kidnappé une jeune fille innocente.
EnTrois, le couteau n'avait pas été utilisé par l'homme dont la jeune épouse fut enlevée par des malfaiteurs. Nous l'avions vu dans Piège pour un hommeseulde 1960, pièce écrite par Robert Thomas
Sans oublier, en Quatre, Le locataire, pièce créée en 1964 à Londres par le dramaturge britannique Joé Orton, où l'on voit un jeune homme s'amuser avec sa logeuse. Il était amoral et sans scrupules. Dommage qu'il n'ait pas eu la décence de se noyer dans sa baignoire pour expier ses péchés luxurieux !
Et pour conclure, en Cinq, un truc de fille : dans Larobe mauve deValentine,heureusement que l'héroïne n'utilisa pas le poison mais un procès en règle pour déjouer le tortueux compère qui voulait indûment s'approprier la fortune léguée par son père défunt. La magnifique Françoise Sagan avait écrit cette pièce superbe présentée auThéâtre des Ambassadeursdébut 1963.
Les spectateurs étaient totalement conquis par ces chefs-d'œuvre.
Donc, voici cinq belles pièces, qu'il faut absolument aller voir, bien entendu. Toutefois, j'ai imaginé des dénouements différents, que je viens de partager avec vous. Ce sera mon dernier avis de professionnel.
Je remercie mes lectrices et lecteurs, car vous m'avez grandement soutenu tout au long de ces années.
Votre serviteur,
Albert Liette de Mont Roche »
IV
Istres, le soir
François avait pris froid, il portait une petite écharpe autour de sa bouche et de son nez. Il toussait sans arrêt, il accompagna Max.
Ils avaient l'intention de rendre une petite visite à l'oncle du ramoneur...
- Ah ben ! Le café est fermé. Bon, on va aller voir les Déesses...Éructa François en chevrotant. Ils marchèrent d'un pas pressé.
Les lumières aguicheuses sortant par les fenêtres du bar Les Déesses de l'Aube les appelaient...
Une armoire à glace gardait l'entrée ! Six yeux se croisèrent et s'entrecroisèrent hardiment dans la nuit. King-Kong pointait à une hauteur d'un double mètre bien tassé. Le gars-gorille recula sensiblement et laissa plus ou moins l'entrée libre. François et Max avancèrent l'un derrière l'autre, prudemment, en se mettant en crabe, sinon, ils n'auraient pas pu passer entre le chambranle de la porte et les énormes pectoraux saillants restés au milieu du passage...
Ouf, la bonne bière servie au comptoir allait leur permettre de se remettre de leurs émotions... Ils distinguaient des tables occupées par des couples, légitimes ou pas... Avec de la chance, ils trouveraient le nom du suspect, parce qu'il était déjà venu ici ! Ils devaient demander aux hôtesses qui se promenaient entre les tables. Du reste, deux superbes créatures s'approchèrent aussitôt, pas besoin de leur courir après... Ces dames étaient joliment habillées en tenue de soirée et arboraient un sourire engageant une tonne de promesses...
- Bonsoir mesdemoiselles, vous êtes mignonnes, dites-moi, vous rappelez-vous un monsieur parlant avec un accent anglais, bien habillé et de forte corpulence, entre cinquante et soixante ans, il serait venu ici entre le 20 août et le 6 septembre ?
- Bonsoir messieurs, d'abord, nous avons soif, après, on cause... Les filles souriaient...
Max n'eut pas le temps de se retourner et de parler au barman que deux splendides cocktails apparaissaient miraculeusement sur le comptoir. Ce gars était au taquet dans son métier !
La demoiselle qui avait parlé dévisagea ces deux nouveaux clients : celui qui avait une écharpe sur le nez lui rappelait vaguement quelqu'un... Elle pensa... « Mais bon, finalement, tous les hommes petits et un peu larges se ressemblent... Et puis, ici, dans cette pénombre, une cane ne retrouverait plus ses canetons. Et de plus, pour ne rien arranger, dans la nuit, tous les chats sont gris... »
Sa copine s'occupait avec son rouge à lèvres...
- Oui, celui-là, on le connaît, répondit Miss Bavarde. Il se faisait appeler George V. Il disait : « C'est le surnom que me donnaient mes professeurs et mes camarades pendant mon adolescence en Angleterre ».
- Quel comportement avait-il avec vous ?
- Gentil, serviable, souriant, toujours à offrir du champagne comme si sa dernière heure était arrivée ! Quand il était saoul, il disait tout le temps qu'il était célèbre, mais pas reconnu. Un incompris, donc !
Après cette déduction soufflée avec une moue désolée, elle prit son verre qu'elle vida d'un trait.
- Que diriez-vous de lui ?
- Petit, gros, chapeau et manteau noir, faisant des moulinets avec les bras à chaque fois qu'il s'exprimait.
Miss reprit haleine, rangea ses mains qui virevoltaient dans tous les sens et poussa le bouchon avec un sourire tel qu'un moribond se débraillerait...
- Vous aussi, comme le vieux, vous offrez du champagne...
- Non, pardon les filles, il faut qu'on y aille. Comme vous êtes toutes les deux gentilles, on refait la tournée de jus de fruits, susurra Max avec un sourire jovial.
Quand tout fut bu, le barman présenta la note écrite sur un bout de papier blanc et éclairée par une petite lumière puissante provenant d'une ampoule discrètement accrochée à côté de la caisse. Dans la pénombre qui régnait là, ce faisceau de clarté montra très distinctement deux gros chiffres écrits l'un derrière l'autre !
- Ouf, dit François, ce n'est pas donné, ici !
- Oui, le renseignement est cher payé. Le patron va râler en voyant la note de frais, soupira Max en sortant les billets de banque...