3 blocs - Tome 1 : Folies humaines
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Chapitre 5 No.5

« De toutes les odeurs, celles de Damas sont uniques. Je ne me lasse pas de nourrir mon être des effluves d'épices, d'écorces d'oranges, de café, de tissus et de parfums entêtants. Enroulé dans ma longue robe de soie, avec une fièvre plus intense que d'habitude, je sors de ma couche pour regarder mon visage d'une cinquante d'années sur un carreau de verre de la fenêtre qui fait face à ce formidable petit jardin. Il semble fatigué des longs combats menés au cours de ma vie. Mes traits sont tirés, et la couleur de ma peau paraît un peu plus blanche que d'habitude.

Je n'ai pas peur, même si la douleur physique m'envahit.

Je ne veux me souvenir que des bons instants. J'ai parcouru beaucoup de chemin depuis ma naissance, chahutée à Takrit jusqu'à ce jour ensoleillé du 3 mars.

Les moments de joie, de chagrin, de fierté, de doute me reviennent. J'ai accompli l'essentiel de ce que m'a demandé le Très-Haut.

Mon fidèle ami de combat et meilleur conseiller diplomatique, Baha-el-Dîn, que j'avais connu lors de mon entrée à Damas vingt ans plus tôt, entre dans ma chambre pour me donner les nouvelles journalières de la situation de l'empire. J'apprécie ce moment avec lui. Ses anecdotes sur les gouverneurs et émirs d'Égypte et de Syrie me font souvent beaucoup rire. Aujourd'hui, il me regarde d'une autre manière et sent l'étincelle de mes yeux s'éteindre. Il n'est pas crédule et je ne le suis pas non plus. Je sais qu'il sait, et nous nous comprenons suffisamment pour ne rien ajouter à des considérations inutiles en de telles circonstances. Il comprend que c'est pour moi une allégresse de rejoindre le Puissant.

Le dialogue entretenu ici-bas avec lui aura été un privilège incommensurable. Je recommande à Baha-el-Dîn de servir fidèlement la cause et l'esprit de l'Islam, que j'ai tenté d'insuffler à tout ce peuple brave et courageux, mais néanmoins versatile. "Baha-el-Dîn, mon compagnon, si tu sers bien le Très-Haut, si tu es sereinement fidèle aux commandements de nos lois, si tu restes humble devant les pauvres et fort devant les traîtres et les puissants, alors ton avenir sera calme et tu auras pour récompense le Paradis éternel."

Mes propos, sous forme d'étrange confidence, finissent par le convaincre que demain très certainement, nos chemins se croiseront. Il prend congé de moi, sentant ma douleur empirer et le besoin de me reposer.

Je m'étends de nouveau afin de reprendre des forces avant la prochaine visite.

Mon médecin personnel, Moïse Maïmonide, veille à ma santé constamment depuis dix mois. Ce matin, il a pris du retard. Je ne lui en tiens pas rigueur.

Je le reçois allongé et il se confond en excuses. Je le rassure et lui demande de commencer son analyse. Il me confirme que la fièvre ne durera pas et que mes vomissements de plus en plus fréquents ne sont que la conséquence de cet état. L'effort qu'il fait pour me rassurer depuis plusieurs semaines est touchant, mais ce matin je veux connaître la vérité sur ma situation, ne serait-ce que pour évaluer le temps qu'il me reste à vivre mon temps.

D'un air grave, il acquiesce intelligemment et me fait une description détaillée. Je comprends la portée de ses dires médicaux et j'en suis soulagé. À la fin de son exposé, le docteur Maïmonide est au bord des larmes. Je le rassure à mon tour et lui demande ce que je peux faire pour lui. Je n'attends pas sa réponse et je lui présente une ordonnance personnelle qui lui accorde un petit palais près de sa région natale et quelques milliers de dinars. Il se confond en remerciements tout en refusant. C'est un homme sincère, bien qu'il soit un juif infidèle. Afin qu'il accepte ce présent, je lui dis de mettre à profit ses biens à la cause des malades indigents de Damas.

- Sois fidèle à mes principes de générosité, mets tes connaissances au profit de notre combat, fais-le bien autour de toi, soigne les indigents en priorité, soulage les douleurs humaines et tu seras le plus heureux des hommes. Il te remerciera.

À ces paroles, Moïse Maïmonide, en prenant congé, fond en larmes.

Je prends la miction qu'il avait préparée la veille à mon intention, pour tenter de soulager brièvement une douleur de plus en plus vive qui semble aujourd'hui s'étendre dans tout mon corps, à travers mes veines, mon sang, ma peau, mon cerveau. Ce destin, le mien, s'achèvera lorsque son chemin s'arrêtera au fond de mon cœur.

Malgré la fatigue extrême, je veux m'habiller de vêtements du plus bel apparat. Je réalise un ultime effort, seul, pour me lever, faire une toilette sommaire et m'accoutrer.

Chaque geste me pèse et je ne sens plus mes muscles.

Je commence à délirer, suis-je déjà ailleurs ? J'entends une voix, puis plusieurs, familières. Je me suis évanoui et je suis étendu de tout mon long sur ce fameux sol dallé de marbre couleur lapis-lazuli. Le froid me traverse et je crois que je suis en lévitation. Ça y est ? Déjà ? Non ! Des visages et des bras me portent jusque dans mon lit. J'ai fait l'essentiel en m'apprêtant de la meilleure manière qui soit pour rester digne et honorer le Très-Haut.

En reprenant mes esprits, je reconnais ma garde rapprochée. Il y a mes fidèles serviteurs de tous les jours, mes amis de combat, mais personne de ma famille, mes dix-sept fils et ma fille. En cet instant, je me sens comblé, heureux de la chaleur apportée par tous ces yeux reconnaissants de leur avoir établi un empire au nom d'Allah le Tout-Puissant

Ces derniers instants de lucidité doivent me permettre d'exprimer mes dernières volontés et je profite de cette communion pour ordonner la distribution de mes dernières richesses. Sauf à ma propre famille que je chéris par-dessus tout. Mais en ne leur laissant que des terres conquises, je leur donne la liberté, le courage et la volonté pour une meilleure vie terrestre. Je sais qu'ils me remercieront lorsqu'ils auront compris.

Après ces distributions honorifiques sonnantes et trébuchantes, il ne me reste en tout et pour tout que dix-sept dinars et une pièce d'or de Tyr.

Je demande à mes amis de se retirer dans l'antichambre juste à côté de la mienne et de me laisser seul. Il doit être l'heure pour les habitants de Damas de se sustenter autour de mets plus fins et délicats les uns que les autres.

Mon état s'est encore aggravé. Cette fois-ci, je suis cloué pour de bon au lit et je commence à avoir le regard vide, même si je me sens en pleine possession de mes moyens intellectuels. Quelle drôle de sensation de ne plus sentir ses membres et de ne pas cesser, pour autant, d'avoir une activité cérébrale encore débordante !

Du fond de mon lit, je commence à prier avec une ferveur intérieure inhabituelle. La chaleur m'envahit soudain. Le désir ardent de rejoindre mon maître est plus fort que tout et je me laisse emporter par les suppliques que je prononce gravement. Mon cœur et mon esprit n'ont jamais été aussi emplis de félicité, et pour la première fois de ma vie, je suis profondément apaisé.

Tout à coup, un bruit puissant et lourd me sort de la méditation.

Je viens d'entendre un coup de canon, puis un deuxième. Ces coups de canon annoncent que le Sultan est malade. Ce rude retour à la réalité, curieusement, me donne un sentiment étrange : j'ai peur. Je réalise que je vais bientôt abandonner mon peuple et que je ne serai plus à ses côtés que par la force de l'esprit divin.

Me reviennent alors en mémoire divers épisodes de ma vie tumultueuse, balancée à travers ce continent béni d'Allah le Miséricordieux. Et je ne sais si je délire en cet instant, mais je me rends compte à quel point je dois à celui qui m'a accompagné si longtemps, tous les jours, toutes les nuits, à chaque moment crucial. Quelqu'un qui n'a fait que m'obéir et qui a rehaussé ma stature tout au long de mon épopée. Une compréhension mutuelle s'est installée et je ne peux que constater une sorte de complicité, renforcée dans la furie des batailles.

Il ne m'a jamais lâché, jamais abandonné, jamais trahi : il était fier de moi et j'étais fier de lui.

Je n'ai jamais été aussi proche et aussi loin de cette vie terrestre.

Ces fameux coups de canon tirés semblent me signifier qu'il est temps pour moi de partir, de tirer ma révérence à ce peuple que j'ai beaucoup aimé, parfois détesté.

Je ne devais qu'être le petit Youssef, promis à une carrière méditative, en qui sa famille n'avait qu'une confiance mesurée. J'étais devenu le Grand Salah Ed Din, rassembleur de la foi.

À moins que ce ne soit le fruit de mon imagination, je crois entendre une clameur lointaine, qui semble se rapprocher et monter en puissance. Oui, c'est bien cela, je comprends ce que je crois entendre : la foule s'est massée devant la citadelle et scande mon nom. Je suis surpris et les larmes me montent aux yeux. Mon peuple me signifie sa gratitude, alors que je lui dois tout, lui qui, vaillant, s'est bien battu face aux Infidèles. Jérusalem a été libérée des Croisés grâce à tous ces gens que j'entends et que je remercie. Le lien qui nous unit est désormais indestructible et je ne peux connaître meilleure fin que celle que je vis. Quel plus beau cadeau que cette union sacrée, presque irréelle ! Moi, couché, plus proche du Très-Haut que je ne l'ai jamais été, accompagné de tout un peuple !

Le passage de la Terre au Ciel se fait en douceur. La reconnaissance me submerge. C'est à ce moment que je perds toute connaissance.

Mon corps se vide de toute sensation et mon âme s'emplit de toute lumière.

Mes yeux humides se fixent et pourtant je vois l'univers.

Je n'entends plus et pourtant je comprends tout.

L'ultime chemin est ouvert.

Je monte vers cet appel. À Dieu. »

La Cour entra et constata sa mort. C'était la fin d'une époque et tout devait être à reconstruire. Un vide immense s'empara des témoins. Moïse Maïmonide accepta l'insigne honneur de préparer le corps du défunt. Aidé de deux serviteurs, il lui ôta ses habits d'honneur d'un bleu intense, les enroula dans un coffre et les remit à un émissaire, afin de le cacher dans un endroit secret.

Devant le peuple de Damas toujours rassemblé et uni, sur les murs fortifiés de la ville, Omar El Kateb, le poète, déclama quelques jours plus tard une élégie :

« Le deuil fut général et dura plusieurs jours. Le maître était parti et les rues désertes résonnèrent des cris de douleur de tout un peuple qui se lamentait. Il est mort le Monarque bienfaisant, et le souvenir de ses bontés ne s'effacera jamais de nos esprits. Les vertus ont été ensevelies dans le même tombeau. La générosité, la justice, la bonne foi, la félicité publique ont cessé avec lui ; et après lui, les haines, les rapines, les injustices réprimées pendant son règne ont de nouveau désolé le genre humain. Le ciel a perdu sa lumière, le monde son plus bel ornement, la religion son défenseur, l'empire son appui ».

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